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mercredi 30 janvier 2019
Les crépuscules d'Aragon, avec Jean Ristat
TOMBEAU DE MONSIEUR ARAGON
PAR JEAN RISTAT
(extraits)
I
Écriture rends-nous la mémoire avant que
L'oubli n'enfouisse nos songes comme dans
Un jardin abandonné le tohu-bohu
Des lilas et des herbes mouillées où se bousculent
Des odeurs je pense à toi ami maintenant
Que la rumeur t'a enseveli je
Me retrouve seul dans l'attente des roses
Que tu aimais égorger avec des ciseaux
D'argent Ô comme le temps me manque au milieu
De la rie comme au bord d'une tombe à qui
Parlé-je donc devant ce miroir brisé Ô
J'ai avalé les ombres et leurs flammes de cendre
J'appelle au secours les morts me répondent comme
En écho et les vivants ne m'entendent pas
Charognards regardez j'ai un trou dans le cœur
Une étoile y est tombée un soir de
Noël
Creusant un cratère où le feu a la couleur
Du sang.
II
C'était dans la nuit du vingt et trois au vingt et
Quatre en décembre avant que le jour ne se rende
À la ténèbre dans la chambre aux volets clos
Depuis combien de jours obstiné gardais-tu
Les yeux fermés semblait-il sourd à nos paroles
Des femmes te veillaient attentives et douces à
Tes lèvres un jeune homme presqu'un enfant encor
Tout l'après-midi avait cherché sur ton corps
Des veines enfouies comme des violettes
Dans un miroir où l'ombre flamboie le cœur
À ton poignet ne tresse plus de collier
Ô vagues comme des perles une à une chues
Et ma main dans ta main je t'appelle et ma bouche
Contre ton oreille je veux te retenir
Ne t'en va pas ne t'en va pas reviens vers nous
Egarés comme des enfants dans la forêt
Des ombres aiguisées comme des couteaux
O père à qui toute parole est refusée
Quel roc dans ta gorge retient le souffle qui
Porte les mots quel enchantement nous dérobe
À ta vue déjà les jambes bleuissent et
Le ventre alors elles se sont penchées vers
Toi dans la clarté des lampes baissées mais
Rien n'y faisait pas même la tendre prière
De chasser l'intrus dans ta poitrine et tes vains
Efforts ponctués par les sourcils comme des
Virgules c'est la fin murmura-t-elle en se
Retirant alors je me suis agenouillé
Comme le passeur je t'ai pris par la main et
Je me suis nommé ami et nous ne savions
Plus à quelle rive tu nous attendais ni
S'il fallait encore espérer te rejoindre et
Nous nous regardâmes sans oser nommer ce
La qui allait venir Ô j'ai dans les yeux soudain
Lorsque je me retournai cette suspension
De la respiration ce halètement
Interrompu le silence enfin de l'éclair
Et l'attente de la foudre qui allait te
Rendre à tes habits d'opéra Ô mon ami
Farouche te voilà terrassé et son pied
Sur ta bouche elle te brise arrache la langue
Libère les vents turbulents qui t'habitaient
Alors la terreur nous jeta contre le mur
Et tremblant j'ai entendu ce courant d'air rompre
Tes os t'abattre par deux fois comme un volcan
Crache les haleines de feu qui obscurcissent
Le soleil et les pestilences qui dorment dans
Le ventre des nuages par deux fois j'ai vu
L'antre de la mort se refermer sur ta gorge
Aux battements d'oiseau blessé mordue.
III
Alors elles t'habillèrent en grande hâte et
Je ne te voyais plus miroir éclaté corps
Livré à la charogne dont les plaies suintaient
Comme un mur de salpêtre après la chute des
Astres sur ta peau marqués comme au bagnard
La lettre rougie cratère où le
Sang sèche à la commissure des lèvres
O
Voici la longue patience de la nuit
Les draps défaits du ciel et le désordre des
Étoiles renversées comme un jeu de quilles
Les tiroirs éventrés et les livres ouverts les
Chasseurs de trésor et les pilleurs d'épaves
O
Comme le temps me manque pour vaincre l'oubli
Maintenant que dans mes mains le feu s'éteint im
Mobile
IV
Et comme elles s'affairaient autour de toi je
Fermai la porte de la chambre derrière elles
J'entrai dans la cuisine je m'assis je me
Levai je bus je marchai dans l'appartement
Il soufflait dans ma gorge un grand vent de sable et
Je hâtais le pas traversant les pièces puis
Elles m'appelèrent à voix basse
O te voici
Paré de noir et de blanc le cou offert à
La signature d'une cravate que je
Nouai
O comme tu es calme et beau dans le
Silence du sommeil et comme ta peau est
Douce
O vase pourquoi craignais-je alors de te
Briser
O cygne aux ailes couchées sur
Les draps comme des nuées
O corps découpé
Dans l'ombre comme je t'appelais tu ne me
Répondis pas comme je baisais tes lèvres
O
Tu ne tressaillis point miroir de suie où les
Larmes comme des corbeaux sur le ciel d'hiver
S'effacent.
Jean Ristat
Le Feu
I
Écriture rends-nous la mémoire avant que
L’oubli n’enfouisse nos songes comme dans
Un jardin abandonné le tohu-bohu
Des lilas et des herbes mouillées où se bousculent
Des odeurs je pense à toi ami maintenant
Que la rumeur t’a enseveli je
Me retrouve seul dans l’attente des roses
Que tu aimais égorger avec des ciseaux
D’argent Ô comme le temps me manque au milieu
De la vie comme au bord d’une tombe à qui
Parlé-je donc devant ce miroir brisé Ô
J’ai avalé les ombres et leurs flammes de cendre
J’appelle au secours les morts me répondent comme
En écho et les vivants ne m’entendent pas
Charognards regardez j’ai un trou dans le cœur
Une étoile y est tombée un soir de Noël
Creusant un cratère où le feu a la couleur
Du sang
II
C’était dans la nuit du vingt et trois au vingt et
Quatre décembre avant que le jour ne se rende
À la ténèbre dans la chambre aux volets clos
Depuis combien de jours obstiné gardais-tu
Les yeux fermés semblait-il sourd à nos paroles
Des femmes te veillaient attentives et douces à
Tes lèvres un jeune homme presqu’un enfant encor
Tout l’après-midi avait cherché sur ton corps
Des veines enfouies comme des violettes
Dans un miroir où l’ombre flamboie le cœur
À ton poignet ne tresse plus de collier
Ô vagues comme des perles une à une chues
Et ma main dans ta main je t’appelle et ma bouche
Contre ton oreille je veux te retenir
Ne t’en va pas ne t’en va pas reviens vers nous
Égarés comme des enfants dans la forêt
[...]
Jean Ristat
Tombeau de Monsieur Aragon, dans Ode pour hâter la venue du printemps, suivi de Tombeau de Monsieur Aragon, Le Parlement d’amour, La Mort de l’aimé, préface d’Omar Berrada, Poésie/Gallimard, 2008