Camus et Char |
Texte écrit par René Char à la mort d'Albert Camus (1960) dans un accident de voiture, la nuit.
L'Eternité à Lourmarin
Il n'y a plus de ligne droite ni de route éclairée
... avec un être qui nous a quittés. Où s'étourdit
notre affection? Cerne après cerne, s'il approche
c'est pour aussitôt s'enfouir. Son visage parfois
vient s'appliquer contre le nôtre, ne produi-
sant qu'un éclair glacé. Le jour qui allongeait
le bonheur entre lui et nous n'est nulle part
Toutes les parties- presqu'excessives -d'une
présence se sont tout à coup disloquées. Routine
de notre vigilance...Pourtant cet être supprimé
se tient dans quelquechose de rigide, de désert,
d'essentiel en nous, où nos millénaires ensemble
font juste l'épaisseur d'une paupière tirée.
Avec celui que nous aimons, nous avons cessé
de parler, et ce n'est pas le silence. Qu'en est-
il alors? Nous savons ou croyons savoir. Mais
seulement quand le passé qui signifie s'ouvre
pour lui livrer passage. Le voici à notre hauteur,
plus loin, devant.
A l'heure de nouveau contenue où nous question-
nons tout le poids d'énigme, soudain commence
la douleur, celle de compagnon à compagnon,
que l'archer, cette fois, ne transperce pas.
René CHAR
René Char |
« La mort n'est qu'un sommeil entier et pur avec le signe plus qui le pilote et l'aide à fendre le flot du devenir. »
Les matinaux - La parole en archipel,
René Char
Albert Camus |
« Même ma mort me sera disputée. Et pourtant ce que je désire de plus profond aujourd'hui est une mort silencieuse, qui laisserait pacifiés ceux que j'aime. »
Albert Camus "Carnets" 1949-1959
Mémoire du souvenir ou souvenir de mémoire? CR dit Ronsmans le poète blagueur.
RépondreSupprimerBonjour poète blagueur ! Ce que je sais c'est que René Char a écrit ce poème presque tout de suite après la mort de Camus. On ressent sa douleur, et remontent ce qui fut, ce qui ne sera plus, ce qui ne s'effacera pas. "Avec celui que nous aimons, nous avons cessé de parler, et ce n'est pas le silence". Je dirais volontiers "mémoire du souvenir", pour répondre à ta question.
SupprimerOn sent quand même le désarroi de Char devant la mort. Comme chacun d'entre nous. Il n'est pas sûr que le poète si tant est qu'il puisse discuter et disputailler avec la mort puisse en percer le mystère. Si mystère il y a. Et même dans l'au-delà il n'y a probablement aucune réponse car il n'y a aucune question et aucune question car elle resterait sans réponse. Camus le pressentait dans son expression un peu gauche de "mort silencieuse". CR. Je reste farceur.
RépondreSupprimerJ'aime aussi "la mort heureuse", ce texte magnifique de Camus (que j'ai publié quelque part ici). Pour toi, poète farceur, avec mes remerciements !
SupprimerIl lui fallait maintenant s'enfoncer dans la mer chaude, se perdre pour se
retrouver, nager dans la lune et la tiédeur pour que se taise ce qui en lui
restait du passé et que naisse le chant profond de son bonheur. Il se
dévêtit, descendit quelques rochers et entra dans la mer. Elle était chaude
comme un corps, fuyait le long de son bras, et se collait à ses jambes
d'une étreinte insaisissable et toujours présente. Lui, nageait
régulièrement et sentait les muscles de son dos rythmer son mouvement.
A chaque fois qu'il levait un bras, il lançait sur la mer immense des
gouttes d'argent en volées, figurant, devant le ciel muet et vivant, les
semailles splendides d'une moisson de bonheur. Puis le bras replongeait
et, comme un soc vigoureux, labourait, fendant les eaux en deux pour y
prendre un nouvel appui et une espérance plus jeune. Derrière lui, au
battement de ses pieds, naissait un bouillonnement d'écume, en même
temps qu'un bruit d'eau clapotante, étrangement clair dans la solitude et
le silence de la nuit. A sentir sa cadence et sa vigueur, une exaltation le
prenait, il avançait plus vite et bientôt il se trouva loin des côtes, seul au
coeur de la nuit et du monde. Il songea soudain à la profondeur qui
s'étendait sous ses pieds et arrêta son mouvement. Tout ce qu'il avait
sous lui l'attirait comme le visage d'un monde inconnu, le prolongement
de cette nuit qui le rendait à lui-même, le coeur d'eau et de sel d'une vie
encore inexplorée. Une tentation lui vint qu'il repoussa aussitôt dans une
grande joie du corps. Il nagea plus fort et plus avant. Merveilleusement
las, il retourna vers la rive. A ce moment il entra soudain dans un courant
glacé et fut obligé de s'arrêter, claquant les dents et les gestes
désaccordés. Cette surprise de la mer le laissait émerveillé. Cette glace
pénétrait ses membres et le brûlait comme l'amour d'un Dieu d'une
exaltation lucide et passionnée qui le laissait sans force. Il revint plus
péniblement et sur le rivage, face au ciel et à la mer, il s'habilla en
claquant des dents et en riant de bonheur.
Albert Camus
La Mort heureuse, Le bain de mer