mardi 26 août 2014

La Mort heureuse ( Albert Camus )

Il lui fallait maintenant s'enfoncer dans la mer chaude, se perdre pour se
retrouver, nager dans la lune et la tiédeur pour que se taise ce qui en lui
restait du passé et que naisse le chant profond de son bonheur. Il se
dévêtit, descendit quelques rochers et entra dans la mer. Elle était chaude
comme un corps, fuyait le long de son bras, et se collait à ses jambes
d'une étreinte insaisissable et toujours présente. Lui, nageait
régulièrement et sentait les muscles de son dos rythmer son mouvement.
A chaque fois qu'il levait un bras, il lançait sur la mer immense des
gouttes d'argent en volées, figurant, devant le ciel muet et vivant, les
semailles splendides d'une moisson de bonheur. Puis le bras replongeait
et, comme un soc vigoureux, labourait, fendant les eaux en deux pour y
prendre un nouvel appui et une espérance plus jeune. Derrière lui, au
battement de ses pieds, naissait un bouillonnement d'écume, en même
temps qu'un bruit d'eau clapotante, étrangement clair dans la solitude et
le silence de la nuit. A sentir sa cadence et sa vigueur, une exaltation le
prenait, il avançait plus vite et bientôt il se trouva loin des côtes, seul au
coeur de la nuit et du monde. Il songea soudain à la profondeur qui
s'étendait sous ses pieds et arrêta son mouvement. Tout ce qu'il avait
sous lui l'attirait comme le visage d'un monde inconnu, le prolongement
de cette nuit qui le rendait à lui-même, le coeur d'eau et de sel d'une vie
encore inexplorée. Une tentation lui vint qu'il repoussa aussitôt dans une
grande joie du corps. Il nagea plus fort et plus avant. Merveilleusement
las, il retourna vers la rive. A ce moment il entra soudain dans un courant
glacé et fut obligé de s'arrêter, claquant les dents et les gestes
désaccordés. Cette surprise de la mer le laissait émerveillé. Cette glace
pénétrait ses membres et le brûlait comme l'amour d'un Dieu d'une
exaltation lucide et passionnée qui le laissait sans force. Il revint plus
péniblement et sur le rivage, face au ciel et à la mer, il s'habilla en
claquant des dents et en riant de bonheur.

Albert Camus
La Mort heureuse, Le bain de mer

crédit photo FR


lundi 25 août 2014

Lettre d'Aurélie Filippetti, 25 août 2014

le 25 août 2014-08-25
Cher François, Monsieur le Président de la République,
Cher Manuel, Monsieur le Premier Ministre, mon cher Manuel
Depuis deux années, malgré les difficultés, je n’ai jamais manqué à la solidarité gouvernementale ni à la loyauté.
François, je t’ai soutenu dès la primaire de 2011 et j’ai participé ardemment à la campagne de 2012.
Manuel, mon amitié ne t’a jamais fait défaut depuis plusieurs années.
Aujourd’hui nos électeurs sont désemparés. Ils nous interpellent, nous attendent, sont dans un désarroi qui les jette dans la désillusion politique, ou, pire, dans les bras du Front National comme à Hayange, ville symbole de la Lorraine sidérurgique.
Ce qu’ils nous disent dans leur silence ou par leur colère c’est que le réalisme ne peut être synonyme de renoncement. Le débat qui a été ouvert sur la politique économique est salutaire et nécessaire. Car si nous ne sommes pas les porte-parole des sans-voix, qui le sera ?
Je suis élue de cette région où la crise fait rage plus fortement qu’ailleurs et je porte la responsabilité, comme chacun d’entre nous, d’écouter et d’entendre, mais aussi de répondre, aux attentes et à la confiance de mes électeurs. De nos électeurs. De ceux qui ont fait leurs représentants, les incarnations de l’espoir de la gauche qui n’avait plus gouverné ce pays depuis dix années. Depuis la tragédie du 21 avril 2002, dont nous avion tous fait serment qu’elle ne devait plus jamais se reproduire.
Je ne conçois pas la politique autrement que comme une fidélité à ces électeurs à leur histoire, qui est aussi mon histoire. J’ai constamment voulu aller au-devant d’eux : en 2012 aux élections législatives, aux municipales de mars dernier. Je suis élue de Moselle et j’entends le message de désespérance de ceux qui croient encore en la gauche.
Ma loyauté a été et demeure sans faille, même lorsqu’il m’a fallu affronter la fermeture des hauts-fourneaux de Florange, alors que je m’étais battue comme députée pendant 5 années sous le mandat de Nicolas Sarkozy contre le renoncement politique face à Mittal.
Aujourd’hui les hauts fourneaux sont éteints. Avec eux beaucoup d’espoirs. Hayange est aux mains d’un maire qui repeint en bleu-blanc-rouge les anciens wagonnets de la mine, et Florange est passée à l’UMP.
Je n’ai jamais fait prévaloir un quelconque intérêt personnel sur l’engagement collectif. J’ai fait face avec la même loyauté lorsque j’ai dû subir une baisse sans précédent du budget du ministère de la Culture, pourtant symbole de la gauche, deux années consécutives. J’ai tenu à la solidarité gouvernementale après l’accord du 22 mars sur le régime des intermittents, sur lequel j’ai pourtant dans la nuit même alerté le premier ministre Jean-Marc Ayrault en lui disant qu’il n’était pas conformé à nos engagements, et sur lequel je t’ai, toi aussi, François, à de nombreuses reprises demandé d’intervenir.
La réunion des ministres de jeudi dernier à Matignon a été malheureusement à la fois un révélateur et un exemple des raisons qui rendaient indispensable une discussion collective. Au moment où nos concitoyens attendent de nous une politique réaliste mais de gauche, les discussions qui y ont eu lieu furent le tragique contrepied de tout ce pour quoi nous avons été élus. Je l’ai dit lors de cette réunion, faudrait-il désormais que nous nous excusions d’être de gauche ?
Aujourd’hui, vous avez choisi de clore ce débat pourtant attendu par nos militants et nos électeurs, par beaucoup de nos parlementaires, et par les Français.
L’alternative n’est pas entre la loyauté et le départ. La question est : de quelle loyauté parle-t-on et pourquoi est-on investi d’une responsabilité politique ?
Il y a un devoir de solidarité mais il y a aussi un devoir de responsabilité vis à vis de ceux qui nous ont fait ce que nous sommes.
Je choisis pour ma part la loyauté de mes idéaux.
Je ne serai donc pas, cher François, Monsieur le Président de la République, cher Manuel, Monsieur le Premier Ministre, candidate à un nouveau poste ministériel.
Avec toute mon amitié,
Bien à toi,
Aurélie Filippetti.