samedi 12 mars 2016

Umberto Eco, A son petit fils (2014)


Sans titre





Simona Crippa  11 mars 2016 Ailleurs
Umberto Eco, « A mon petit fils » (L’Espresso)



Au début de l’année 2014, l’hebdomadaire italien L’Espresso demandait à quatorze personnalités du monde de la culture, d’écrire une lettre ouverte et idéale à leur fils pour affronter les grands thèmes de la vie. Umberto Eco écrit à son petit fils pour lui donner des conseils sur le futur. Il s’en dégage une réflexion sur la technologie, le sexe, la poésie et la mémoire.


Mon petit fils chéri,

Je ne voudrais pas que cette lettre de Noël résonne de manière trop moralisatrice et te donne à entendre des conseils sur nos semblables, la patrie, les mondes et d’autres choses de ce genre. Tu ne l’entendrais pas et quand l’heure viendra de la mettre en pratique (toi, adulte et moi trépassé) le système des valeurs aura tellement changé que probablement mes recommandations t’apparaîtront datées.

Ainsi voudrais-je m’attarder sur une seule recommandation que tu seras à même de mettre en pratique même maintenant, au moment même où tu navigues sur ton iPad, je ne commettrais pas l’erreur de te le déconseiller, non parce que j’aurais l’air d’un grand-père radoteur mais parce que je le fais moi aussi. Tout au plus puis-je te conseiller, si jamais tu tombes sur les centaines de sites pornos qui montrent les rapports sexuels entre deux être humains, ou entre un être humain et un animal, dans des milliers de positions, essaie de ne pas croire que le sexe se réduit à ce qui t’en est montré entre autres de manière assez monotone, parce qu’il s’agit d’une mise en scène pour te contraindre à ne pas sortir de chez toi et regarder de vraies filles. Je pars du principe que tu es hétérosexuel, sinon tu adapteras mes recommandations à ton cas précis. Mais regarde les filles, à l’école ou là où tu vas jouer, parce que les vraies filles sont mieux que celles qu’on voit à la télévision, et, un jour, elle te donneront bien plus de satisfactions que celles que tu trouves on line. Crois en celui qui a plus d’expérience que toi (et si j’avais regardé le sexe uniquement à travers l’ordinateur, ton père ne serait jamais né, et toi, on ne sait même pas où tu serais, voire tu ne serais même pas là).


Toutefois ce n’est pas de ceci dont je voudrais te parler mais plutôt d’une maladie qui a frappé ta génération et même celle de jeunes gens un peu plus âgés que toi, ceux qui vont peut-être déjà à l’université : la perte de la mémoire.

Il est vrai que si l’on a le désir de savoir qui est Charlemagne ou encore où se trouve Kuala Lumpur, tu n’as qu’à taper sur une touche et Internet te le révèle aussitôt. Fais-le quand cela est utile mais après l’avoir fait, essaie de te rappeler ce que tu as lu pour ne pas être obligé de le chercher une deuxième fois si jamais tu en ressentais un besoin irrésistible, peut-être pour une recherche à l’école. Mais sache que le risque est le suivant : puisque tu crois que ton ordinateur pourra te le dire à n’importe quel moment, tu pourrais perdre le goût de le mémoriser. Ce serait un peu comme si, ayant appris que pour aller de telle rue à une autre, il y a l’autobus ou le métro qui te permettront de te déplacer sans aucune fatigue (ce qui est très commode, et fais-le à chaque fois que tu es pressé), tu penses que tu n’as ainsi plus besoin de marcher. Mais si tu ne marches pas suffisamment, tu deviens une personne à mobilité réduite, comme on appelle aujourd’hui celui qui est obligé à se déplacer avec une chaise roulante. D’accord, je sais que tu fais du sport et que donc tu sais bouger ton corps, mais revenons à ton cerveau.

La mémoire est un muscle comme ceux des jambes, et si tu ne l’exerces pas, il s’atrophie et tu deviens (d’un point de vue mental) handicapé, c’est-à-dire (soyons clair), un idiot. Et, en plus, étant donné que nous risquons tous d’avoir un Alzheimer quand on devient vieux, l’un des moyens pour éviter cet incident déplaisant, c’est d’exercer sans cesse notre mémoire.

Dès lors, voici mon régime. Apprends tous les matins quelques vers, un bref poème ou, comme on m’a appris à mon époque, « La Cavallina storna »[1] ou « Il Sabato del villaggio »[2]. Et peut-être fait une compétition avec tes amis pour voir qui s’en souvient le plus. Si tu n’aimes pas la poésie, fais-le avec les formations de joueurs de football, mais fais attention à ne pas juste connaître qui sont les joueurs de l’équipe de la Roma d’aujourd’hui mais aussi ceux d’autres équipes y compris ceux des équipes d’autrefois (figure-toi que je me souviens de la formation de l’équipe de Turin quand leur avion s’était écrasé à Superga avec tous les joueurs : Bacigalupo, Ballarin, Maroso etc.). Fais des compétitions de mémoire, peut-être à propos de livres que tu as lus (qui était à bord de la Hispaniola à la recherche de l’île au Trésor ? Lord Trelawney, le Capitaine Smollet, le Docteur Livesey, Long John Silver, Jim…). Essaie de savoir si tes amis se souviennent qui étaient les domestiques des trois mousquetaires et de D’Artagnan (Grimaud, Bazin, Mousqueton et Planchet)… Et si tu ne voudras pas lire Les Trois Mousquetaires (et tu ne sauras pas ce que tu perdras), fais-le, je ne sais pas, avec d’autres histoires que tu as lues.

On dirait un jeu (et c’en est un) mais tu verras à quel point ta tête pourra se peupler de personnages, histoires, souvenirs en tout genre. Tu te seras demandé pourquoi les ordinateurs s’appelaient autrefois « cerveaux électroniques ». C’est parce qu’ils ont été conçus sur le modèle de ton (de notre) cerveau mais notre cerveau possède plus de connexions que notre ordinateur, c’est une sorte d’ordinateur que tu portes en toi et qui grandit et devient de plus en plus fort avec l’exercice, tandis que l’ordinateur que tu as sur ta table, plus tu l’utilises plus il perd en rapidité et au bout de quelques années tu dois le changer. En revanche ton cerveau peut actuellement durer jusqu’à quatre-vingt-dix ans et à quatre-vingt-dix ans (si tu l’as entretenu dans un exercice continu) il se souviendra de beaucoup plus de choses que celles dont tu te souviens aujourd’hui. Et ceci, gratuitement.

Il y a aussi la mémoire historique, celle qui ne concerne pas les faits de ta vie ou les choses que tu as lues, mais ce qui est arrivé avant que tu ne viennes au monde.

Aujourd’hui si tu vas au cinéma, tu dois entrer à une heure fixe quand le film commence et dès qu’il commence, quelqu’un te prend pour ainsi dire par la main et te dit ce qui se passe. De mon temps, on pouvait entrer au cinéma à n’importe quel moment, je veux dire même à la moitié du spectacle, on arrivait au moment où les choses étaient en train de se dérouler, et on essayait de comprendre ce qui s’était passé avant (puis quand le film recommençait depuis le début, on pouvait constater si on avait tout compris — mis à part que, si le film nous avait plu, on pouvait rester le regarder à nouveau). Voilà la vie est comme le cinéma permanent, un film de mon temps. Nous entrons dans la vie quand beaucoup de choses sont déjà arrivées, depuis des centaines de milliers d’années, et c’est important d’apprendre ce qui s’est passé avant notre naissance, cela sert à mieux comprendre ce qui se passe aujourd’hui.

Actuellement l’école (au-delà des trois lectures personnelles) devrait t’apprendre à mémoriser ce qui est arrivé avant ta naissance mais visiblement elle ne le fait pas bien parce que beaucoup de sondages montrent que les jeunes d’aujourd’hui, même ceux qui vont à l’université, s’ils sont nés par hasard en 1990, ils ne savent pas (ou peut-être ne veulent pas le savoir) ce qui s’était passé en 1980 (et ne parlons pas de ce qui s’est passé il y a cinquante ans). Les sondages nous disent que si on demande à certains qui était Aldo Moro[3], ils répondent qu’il était le chef des Brigades Rouges — en réalité il a été tué par les Brigades Rouges.

Ne parlons pas des Brigades Rouges, elles demeurent quelque chose de mystérieux pour beaucoup de monde, et pourtant, elles représentaient le présent d’il y a une trentaine d’années. Je suis né en 1932, dix ans après la prise de pouvoir du fascisme mais je savais même qui était le premier ministre au moment de la Marche sur Rome (qu’est-ce que c’est ?). Peut-être l’école fasciste me l’avait-elle appris pour m’expliquer à quel point le ministre était stupide et mauvais (l’inapte à la guerre nommé Facta) que les fascistes avaient remplacé. D’accord mais au moins je le savais. Et puis l’école à part, un garçon d’aujourd’hui ne sait pas qui étaient les actrices de cinéma d’il y a vingt ans, tandis que moi, je savais qui était Francesca Bertini qui jouait dans les films muets vingt ans avant ma naissance. Probablement parce que je feuilletais de vieilles revues empilées dans le débarras chez nous, mais justement, je t’invite à regarder de vieilles revues car c’est un moyen pour apprendre ce qui se passait avant ta naissance.

Mais pourquoi est-il nécessaire de savoir ce qui est arrivé avant ? Parce que très souvent ce qui est arrivé avant t’explique pourquoi certaines choses arrivent aujourd’hui et comme pour les joueurs, c’est un moyen pour enrichir notre mémoire.

Fais bien attention, tu ne pourras pas faire tout ceci uniquement avec des livres et des revues. On peut le faire très bien aussi sur Internet. Qui est à utiliser non seulement pour chatter avec tes amis mais aussi pour chatter (pour ainsi dire) avec l’histoire du monde. Qui étaient les Hittites ? Et les Camisards ? Comment s’appelaient les trois caravelles de Christophe Colomb ? Quand les dinosaures ont-ils disparu ? L’Arche de Noé pouvait-elle avoir un gouvernail ? Comment s’appelait l’ancêtre du bœuf ? Y avait-il plus de tigres il y a cent ans qu’aujourd’hui ? Qu’était l’Empire du Mali ? Et qui en revanche parlait de l’Empire du Mal ? Qui a été le deuxième Pape de l’Histoire ? Quand Mickey a-t-il paru ?

Je pourrais continuer à l’infini et tout serait une belle aventure de recherche. Et tout marquerait la mémoire.

Viendra le jour où tu seras un vieil homme et tu auras le sentiment d’avoir vécu mille vies car ce sera comme si tu avais été présent à la Bataille de Waterloo, avais assisté à l’assassinat de Jules César, et si tu avais été à une très courte distance du lieu où Berthold le Noir, en mélangeant des substances dans un mortier afin de trouver le moyen pour fabriquer de l’or, avait découvert par hasard la poudre à canon et armes à feu, et il a fini par sauter en l’air (et c’est bien pour lui). Tes amis qui n’auront pas cultivé leur mémoire auront juste vécu une seule vie, la leur, qui doit avoir été assez mélancolique et pauvre de grandes émotions.

Cultive donc ta mémoire, et dès demain, apprends par cœur « La Vispa Teresa »[4].

Umberto Eco
Traduction de l’Italien par Simona Crippa

[1] « La Cavallina storna » (1903), poème de Giovanni Pascoli (1855-1912).
[2] « Il Sabato del villaggio » (1829), poème de Giacomo Leopardi (1798-1837).
[3]Aldo Moro (1916-1978), juriste, homme politique italien, secrétaire de la Démocratie Chrétienne de 1960 à 1963, président du parti jusqu’à sa mort, a été élu chef du gouvernement italien cinq fois entre 1963 et 1968 puis entre 1974 et 1976.
[4] « La Vispa Teresa » (1850 circa) , poème de Luigi Sailer. Il s’agit de l’une des poésies-comptines les plus connues en Italie.


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mercredi 9 mars 2016

René Char chez lui à l'Isle sur Sorgue, et poèmes






 A***


Tu es mon amour depuis tant d’années,
Mon vertige devant tant d’attente,
Que rien ne peut vieillir, froidir ;
Même ce qui attendait notre mort,
Ou lentement sut nous combattre,
Même ce qui nous est étranger,
Et mes éclipses et mes retours.

Fermée comme un volet de buis
Une extrême chance compacte
Est notre chaîne de montagnes,
Notre comprimante splendeur.

Je dis, ô ma martelée ;
Chacun de nous peut recevoir
La part du mystère de l’autre
Sans en répandre le secret ;
Et la douleur qui vient d’ailleurs
Trouve enfin sa séparation
Dans la chair de notre unité,
Trouve enfin sa route solaire
Au centre de notre nuée
Qu’elle déchire et recommence.

Je dis chance comme je le sens.
Tu as élevé le sommet
Que devra franchir mon attente
Quand demain disparaîtra.

René Char
recueil Recherche de la base et du sommet


«Nous avons du marteau la langue aventureuse.

Nous sommes des croyants pour chemins muletiers.»

(René Char: Chants de la Balandrane)


C'est en 1967 que Michel Soutter filme René Char chez lui, à l'Isle-sur-la-Sorgue, dans le Vaucluse. Le grand poète a alors tout juste 60 ans, il a reçu l'année précédente le Prix des critiques pour l'ensemble de son oeuvre.




L'oeuvre de René Char est marquée par le Vaucluse dans lequel il passa sa vie. Il est né le 14 juin 1907 à L'Isle-sur-la-Sorgue.


Son premier recueil de poèmes paraît en 1928, il entre dans le groupe surréaliste et collabore avec Breton et Eluard. La guerre d'Espagne lui inspire des poèmes militants et en 1940 il entre dans la résistance où il devient chef de l'armée secrète Durance-Sud sous le nom de capitaine Alexandre.


Après la guerre il est en relation avec Picasso, Matisse, Giacometti, Braque et Camus. Pierre Boulez met ses textes en musique. Il était l'amant de sa terre et sa poésie en est le meilleur témoignage.


Il entre de son vivant dans la Pléiade en 1983. Il meurt le 19 février 1988 à Paris où il était hospitalisé. «Il fut le poète exact de son temps » lisait-on dans Le Monde le lendemain.


Réalisateur: Michel Soutter

Archives INA

Archives Champ libre


Champ libre était un magazine d'actualité artistique diffusé entre le 17 novembre 1965 et le 25 juin 1968. D'une durée moyenne de 62 minutes, il était réalisé par Gilbert Bovay, Yvan Butler, Pierre Barde et Michel Soutter.

RTS archives