jeudi 17 novembre 2016

Concert, Sting au Bataclan, 12 novembre 2016

Regardez le concert de Sting au Bataclan, en cliquant ICI


Extrait de notre compte-rendu de ce concert :

 Accompagné de Dominic Miller à la guitare, Vinnie Colauita à la batterie et du trompettiste Ibrahim Maalouf, Sting entre en scène, un ange de 65 ans, visage doux, français excellent, serein : « Ce soir nous avons deux tâches à concilier. D’abord se souvenir, honorer, ceux qui ont perdu la vie dans l’attaque il y a un an. Ensuite célébrer la vie et la musique que représente cette salle de spectacle historique ». Le britannique demande une minute de silence, qu'il encadre par la même phrase scandée comme un mantra : « Nous ne les oublierons pas. Nous ne vous oublierons jamais ».
Le concert commence par Fragile, le titre tout doux, tout tendre, qui d'ordinaire clôt les concerts de Sting : cela fait 364 jours que le Bataclan est plongé dans le silence et les premières notes qui s'élèvent dans la salle chantent la vulnérabilité des hommes : « Nothing comes from violence and nothing ever could » (« Rien ne naît de la violence et n'en naîtra jamais »).
Message in a bottle, Every breath you take, les succès du chanteur s'enchaînent et chacun d'entre eux, chacune de leur parole, prend une signification particulière, porte ce soir un message qui les dépasse. « Be yourself no matter what they say », reprend la foule de plus en plus libérée sur Englishman in New York. Et peu à peu, quelque chose craque dans les banquises intérieures, le gros mensonge de ce concert plein de fantômes commence à se dissoudre, un miracle se produit. La musique redonne au lieu sa véritable nature, la vulnérabilité affichée par Sting se mue en puissance. Il suffit d'ouvrir les yeux et les oreilles pour sentir la force qui irradie la foule, les cris de joie, les émotions réelles, les corps qui ne résistent plus et qui dansent. Les frissons ne mentent pas. Cela paraissait inconcevable une demi-heure auparavant, mais Sting est en train de résoudre l'équation impossible. (Nicolas Delesalle)

Télérama


















Le bâtiment de pierre, d'Asli Erdogan (Actes sud)

Article commencé en août 2016, complété en novembre 2016.
Asli Erdogan est maintenant emprisonnée depuis trois mois. Un des procureurs réclame la perpétuité.
D'autres articles publiés précédemment sur ce blog
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A l'ombre de la touffeur caniculaire, j'entre avec joie et crainte dans ce Bâtiment de pierre d'Asli Erdogan, reçu hier.
De la poésie et un réalisme cru effrayant parfois. Des passages d'une rare fulgurance. Rêve ou réalité se croisent se mêlent et s'entremêlent, à vous couper le souffle.
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Ceci à la p 27 :

"Toute seule, à grand peine, tu te redresses, par-delà l'espoir et le désespoir, par-delà le bien et le mal, tes bras sans force pendent comme deux ailes brisées. Ton dernier pays libre vient frapper ton visage comme un courant d'air frais, un vent chargé d'éternité disperse tes cheveux, mais on dirait qu'il rassemble tes morceaux et te rend ton visage. Les doigts du clair de lune courent doucement sur tes yeux avides de sommeil, te font voir la vie comme un miracle et se posent sur tes paupières sans te faire mal. Ton corps est désormais invulnérable, il frémit comme un arc tendu, il attend son dernier exil aux portes de la terre. Mais ton voyage se limite à deux battements de coeur d'un horizon à l'autre, l'étoile du matin, ton étoile, te tend une corde pour que tu grimpes vers elle et pour la première fois, consciente de ton innocence, tu poses ta tête sur la nuit épineuse. Seule, vaincue et altière, tu t'appropries tous les destins qui se croisent ici, en te balançant sans bruit dans le vent, debout, bien droite, dans l'abolition de toi-même, tu t'élèves au-dessus de tous les mensonges de la vie et de la mort."

traduit du turc par Jean Descat

Autres extraits



  "Si l'on veut écrire, on doit le faire avec son corps nu et vulnérable sous la peau... Les mots ne parlent qu'avec les autres mots. Prenez un V, un I et un E et vous écrivez Vie. À condition de ne pas vous tromper dans l'ordre des lettres, de ne pas, comme dans la légende, laisser tomber une lettre et tuer l'argile vivante. J'écris la vie pour ceux qui peuvent la cueillir dans un souffle, dans un soupir. Comme on cueille un fruit sur la branche, comme on arrache une racine. Il te reste le murmure que tu perçois en plaçant contre ton oreille un coquillage vide. La vie : mot qui s'insinue dans ta moelle et dans tes os, murmure évoquant la douleur, son qu'emplissent les océans."
 

  "Autrefois, j'ai aimé quelqu'un. Il est parti en me laissant ses yeux. Il n'avait personne à me laisser. Aimer... Ce mot-là, je l'ai trouvé en fouillant dans mon cœur, en sondant inlassablement ces épaisses ténèbres. Mais personne ne m'a dit que « chacun tue celui qu'il aime » ! Nous étions ensemble dans l'édifice de pierre. J'ai longtemps prêté l'oreille aux bruits. Quand mon tour est venu, le jour n'était pas encore levé.
  Bien sûr, vous ne me croyez pas. Vous pensez que ce bâtiment est issu de mon rêve ? Mais nos rêves ne sont-ils pas le levain de la pâte dont nous sommes pétris ? Finalement, l'aube va naître, des trainées rouge sang vont apparaître à l'horizon... Dans le ciel tendu, terne, tout plat, les étoiles vont se solidifier et disparaître l'une après l'autre. La dernière laissera pendre une corde vers le bas, vers nous. Ta nuit muette, tes mots coupés en deux et ensanglantés, tes ombres errantes, privées de leur maître, tes rêves couleur de cœur dont personne ne veut, tes mots ailés vont pouvoir y grimper... Tous tes rêves, venus vivre parmi nous et repartis sans crier gare, vont pouvoir se hisser vers les profondeurs... Dans les tréfonds où se perdent tout homme et toute chose...
  Mais vous ne m'entendez pas ? J'aurais peut-être dû faire mon récit au passé. J'ai attaqué ma chanson dans le mauvais sens, par la mauvaise note."
 

  " Parfois, pourtant, très rarement, j'entends en moi une voix qui ne semble ni émaner d'un être humain ni s'adresser aux hommes. J'entends mon sang qui se réveille, coule de mes vieilles blessures, jaillit de mes veines ouvertes... J'entends des cris qui ravivent mes plus anciennes, mes plus authentiques terreurs et je me rappelle qu'ils sont nés du désir de vivre. Mes plaies ne parlent guère, mais elles ne mentent jamais. Pourtant leurs cris affreux, incohérents, viennent se briser sur des murs infranchissables et retombent en pluie sur ce sol, devenu mensonge, que sont le visage et le verbe des hommes. Leur son s'égare dans les méandres, les recoins, les impasses d'un labyrinthe et se propage dans le vide sans rencontrer un seul cœur."
 



"Les faits sont patents, discordants, grossiers… Ils entendent parler fort. À ceux qui s’intéressent aux choses importantes, je laisse les faits, entassés comme des pierres géantes. Ce qui m’intéresse, moi, c’est seulement ce qu’ils chuchotent entre eux. De façon indistincte, obsédante. Je fouille parmi toutes ces pierres, en quête d’une poignée de vérité, ou du moins de ce qui, jadis, s’appelait ainsi, mais qui n’a plus de nom. Par-delà un éclair lumineux, je cherche, toujours plus profond, avec l’espoir, si je reviens, de rapporter une poignée de sable qui glissera entre mes mains, je suis en quête de la chanson du sable. “Qui parle de l’ombre dit vrai.” La vérité dialogue avec les ombres. Aujourd’hui, je vais parler du bâtiment de pierre où le destin se cache dans un coin, où l’on observe à distance le revers des mots. Il a été construit bien avant ma naissance, il a cinq étages sans compter le sous-sol, et un escalier d’entrée.

Si l’on veut écrire, on doit le faire avec son corps nu et vulnérable sous la peau… Les mots ne parlent qu’avec les autres mots. Prenez un V, un I et un E et vous écrivez Vie. À condition de ne pas vous tromper dans l’ordre des lettres, de ne pas, comme dans la légende, laisser tomber une lettre et tuer l’argile vivante. J’écris la vie pour ceux qui peuvent la cueillir dans un souffle, dans un soupir. Comme on cueille un fruit sur la branche, comme on arrache une racine. Il te reste le murmure que tu perçois en plaçant contre ton oreille un coquillage vide. La vie : mot qui s’insinue dans ta moelle et dans tes os, murmure évoquant la douleur, son qu’emplissent les océans."


lundi 14 novembre 2016

Autoportrait d'Asli Erdogan, poète turque emprisonnée







Je suis née à Istanbul en 1967. J'ai grandi à la campagne, dans un climat de tension et de violence. Le sentiment d'oppression est profondément enraciné en moi.
L'un de mes souvenirs, c'est à quatre ans et demi, lorsqu'est venu chez nous un camion rempli de soldats en armes. Ma mère pleure. Les soldats emmènent mon père. Ils le relâchent, plusieurs heures après, parce qu'ils recherchaient quelqu'un d'autre. Mon père avait été un dirigeant important du principal syndicat étudiant de gauche. Mes parents ont planté en moi leurs idéaux de gauche, mais ils les ont ensuite abandonnés. Mon père est devenu un homme violent. Aujourd'hui il est nationaliste.
J'étais une enfant très solitaire qui n'allait pas facilement vers les autres. Très jeune j'ai commencé à lire, sans avoir l'intention d'en faire mon métier. Je passais des journées entières dans les livres. La littérature a été mon premier asile. J'ai écrit un poème, et une petite histoire que ma grand-mère a envoyés à une revue d'Istanbul. Mes textes ont été publiés, mais ça ne m'a pas plus du tout : j'étais bien trop timide pour pouvoir me réjouir.
Plusieurs années plus tard, à 22 ans, j'ai écrit ma première nouvelle, qui m'a valu un prix dans un journal. Je n'ai pas voulu que mon texte soit publié. J'étais alors étudiante en physique. Je suis partie faire des recherches sur les particules de haute énergie au Centre Européen de Recherche Nucléaire de Genève. Je préparais mon diplôme le jour et j'écrivais la nuit. Je buvais et je fumais du haschich pour trouver le sommeil. J'étais terriblement malheureuse. En arrivant à Genève, j'avais pensé naïvement que nous allions discuter d'Einstein, de Higgs et de la formation de l'univers. En fait je me suis retrouvée entourée de gens qui étaient uniquement préoccupés par leur carrière. Nous étions tous considérés comme de potentiels prix Nobel, sur lesquels l'industrie misait des millions de dollars. Nous n'étions pas là pour devenir amis. C'est là que j'ai écrit "Le Mandarin miraculeux". Au départ j'ai écrit cette nouvelle pour moi seule, sans l'intention de la faire lire aux autres. Elle a finalement été publiée plusieurs années plus tard.
Je suis retournée en Turquie, où j'ai rencontré Sokuna dans un bar reggae. Il faisait partie de la première vague d'immigrés africains en Turquie. Très rapidement je suis tombée amoureuse de lui.
Ensemble, nous avons vécu tous les problèmes possibles et imaginables. Perquisitions de la police, racisme ordinaire : on se tenait la main dans la rue, les gens nous crachaient dessus, m'insultaient ou essayaient même de nous frapper. La situation des immigrés était alors terrible. La plupart étaient parqués dans un camp, à la frontière entre la Syrie et la Turquie. Plusieurs fois, j'ai essayé d'alerter le Haut Commissariat aux Réfugiés de l'ONU sur leur sort. Mais c'était peine perdue. Je ne faisais que nous mettre davantage en danger Sokuna et moi. Puis Sokuna a été impliqué dans une histoire de drogue et il nous a fallu partir. Des amis m'ont trouvé une place dans une équipe de scientifiques au Brésil, qui travaillaient sur ma spécialité. Je pouvais y terminer mon
doctorat, mais Sokuna n'a pas pu me suivre. Il a disparu, un an après. Je suis restée seule avec mes remords. Rio n'est pas une ville facile à vivre pour les migrants. J'ai alors décidé de renoncer à la physique pour me consacrer à l'écriture. Mais ce n'est qu'à mon retour en Turquie que j'ai écrit "La Ville dont la cape est rouge", dont l'intrigue se passe à Rio. L'héroïne est une étudiante turque, qui se perd dans l'enfer de la ville brésilienne. J'étais étrangère au Brésil, mais aussi étrangère en Turquie. Je ne me sens chez moi que lorsque j'écris. Vingt ans plus tard, aujourd'hui, je me sens toujours comme une sans-abri.
J'aime bien Cracovie, je pourrais y rester encore longtemps, mais je sais bien qu'il faut laisser la place à ceux qui attendent un asile. Il faudra bien que je retourne en Turquie. En attendant, chaque jour, je me dis que dans mon pays tout le monde sait bien que je suis devenue l'écrivaine turque la plus populaire. Tout le monde le sait, mais pourtant tout le monde se tait. C'est sans doute cela, aujourd'hui, l'exil le plus terrible.
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Ce texte a été lu, en septembre 2016, lors d'une émission de France Culture consacrée à Asli Erdogan.