Brassens, TNP 1966 |
Georges Brassens (22 octobre 1921- 29 octobre 1981) célèbre
poète-auteur-compositeur et interprète français, entretint une
correspondance fournie avec son ami philosophe Roger Toussenot entre
1946 et 1950. Dans cette lettre intime et amicale, Brassens offre un
visage méconnu, dissertant philosophie et poésie : pourquoi ne pas
chanter plutôt que raisonner?
Mardi 31 août 1948
Paris, mardi 31 août 1948
Mon cher ami,
Nous avons longuement discuté avec toi
ce dernier dimanche. Corne d'Auroch s'obstinait à te vouloir fait pour
la philosophie. J'ai gueulé. Je lui ai dit qu'aider un ami à tout
abandonner pour suivre la voie de la poésie ne pouvait jamais être une
faute. Car un poète est à la fois philosophe, philologue, moraliste,
historien, physicien, jardinier et même marchand de maisons. De plus, on
ne trouve la quadrature du cercle que par la poésie. Emile a trop
réfléchi et inutilement. Moi, je sens que si tu persévères dans tes
recherches métaphysiques, tu te perdras dans une forêt. Nom de Dieu,
j'insiste ! Sans doute, ta récente définition de l'art est très belle,
mais pourquoi ne pas la remplacer par des ailes de moulin ? Il faut que
ça bouge, comme sur l'écran. Le reste se fait tout seul. Ce n'est pas à
toi d'expliquer les mécanismes ; c'est aux autres de les deviner et de
les démonter eux-mêmes. Tu perds ta force et ton temps à faire le
travail des imbéciles. Oui, je sais : Bergson est quand même un poète.
Et toute la poésie de Valéry est faite d'opérations critiques. Et tu ne
le sais que trop, toi. Mais il me semble que tu t'exténues en t'imposant
déjà, par goût de la cérébralité, des exigences qui ne tarderont pas à
devenir surhumaines. Que veux-tu que cela me fasse, à moi, que tout «
fond apparent représente ce que la forme n'a pas pu exprimer » ? Suis-je
plus avancé maintenant que tu me l'as fait savoir ? Non, je sais une
pensée de plus.
Je ne connais pas un homme de plus
(j'espère que tu ne vois pas du paternalisme ou de la prétention
pédagogique dans mes propos…). Je suis né pour aimer, pour passer dans
la vie comme un étranger et pour être indifférent à ce que l'on me
raconte. Rien de toi ne me laisse insensible, mais comme ton cher Gide,
comme toi et comme moi-même, je ne t'estime que dans ce que tu pourrais
faire. Et j'ai tort de te redire ces choses, de même que tu as tort
d'expliquer d'autres choses à d'autres êtres. Tout ce que tu peux me
faire comprendre, je l'ai déjà entendu dans un concert. Montre-nous des
gens qui marchent, qui s'aiment, qui font des choses charmantes et bêtes
comme la vie, des moulins qui tournent… Sers-toi de l'absurde comme
d'un bloc de marbre. Crée des images. Elles contiennent toutes les
pensées, tous les axiomes possibles, tous les aphorismes. Bien sûr, tu
me diras qu'un aphorisme est une image intérieure, et je le conçois fort
bien. Mais 200 aphorismes font un traité de philosophie ou un livre de
haute morale. Même Gide est un moraliste. Il énonce des idées, des
justifications, il transforme la notion de plaisir en une notion de
devoir ; il se croit obligé (noblesse oblige) de critiquer, de comparer,
de créer des critères. Or, je l'aime mieux quand il s'agenouille au
hasard et ne cherche plus Dieu, se disant que Dieu est partout. Rimbaud
nous bouleverse plus qu'André Breton. Pourquoi ? Parce qu'il chante et
n'apprend rien à personne. Si révélation il y a dans sa poésie, il ne
s'en préoccupe pas d'une façon dialecticienne. Tu disais toi-même : «
Les fruits nous consolent et les idées nous désespèrent. » Alors, nous
sommes d'accord ? Excuse-moi, mon vieux, de te donner des conseils.
C'est Bonafé et les études littéraires
et grammaticales qui remontent comme un mets que l'on a mal digéré. Tes
erreurs sont certainement fructueuses. Nous raisonnons trop. Et moi je
raisonne quand je te reproche de raisonner. Nous sommes des enfants pour
qui le monde entier est un école. Mais nous sommes encore trop
studieux. Il faudrait pouvoir crier avec Rimbaud: « Oh là là ! que
d'amours splendides j'ai rêvées ! »
Dans tous nos gestes et dans chacune de nos pensées, tu occupes la plus
grande place, la seule possible. Nous t'embrassons.
Georges
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