jeudi 3 mars 2016

Soif, poème de Michèle Finck, peintures Catherine Sourdillon



Peinture, Catherine Sourdillon
Peinture de Catherine Sourdillon
Paru dans la revue Ce qui reste

« Poème : terrier des larmes de tous. »
"Soif"
un poème de Michèle Finck
peintures de Catherine Sourdillon
A découvrir ci-dessous sur Issuu ou sur le site de la revue






mardi 1 mars 2016

Un auteur, des livres, Alexandre Bergamini


Alexandre Bergamini est un auteur que j'ai découvert récemment et que je ne quitte plus depuis, tant son écriture et ce qu'il nous dit m'intéressent, me passionnent, et surtout me touchent profondément.
A ce jour, j'ai lu Quelques roses sauvages et Autopsie du sauvage (recueil de poèmes). Ce matin, j'ai reçu Cargo mélancolie.

J'ai voulu en parler ici, afin que le découvrent à leur tour les lecteurs de ce blog.
Ecrivain de grand talent, il s'est mis à écrire pour se libérer de lui-même

"J'écris pour me libérer de moi-même.
Par peur du retour des meurtrissures.
Avec leurs silences.
Aqueducs et viaducs
entre mon passé et mon présent."

                                                      (Autopsie du sauvage)


J'espère que la lecture de cet article vous donnera envie de partir à sa rencontre...
(FR)

Aujourd'hui, 22 juin2016

Je viens de lire "Asile", publié chez Dumerchez (2011) dont voici un petit extrait p 15

Impossible de nommer l'absent
tu t'enfuirais


                               Ventre d'ébène ventre d'ivoire
                                                     poitrine nocturne
                                                 contre poitrine d'aube claire
                                                         Les pas du guerrier
                                                     soufflés par le nomade


Illustration de couverture Jérôme Mesnager



photo Alexandre Bergamini
parue aux Editions Zulma

Autopsie du Sauvage, éd Dumerchez






Quelques extraits de Autopsie du sauvage :


En exergue

"Et c'est ainsi que ma route m'a jeté jusqu'au sang au travers d'épais taillis et enfoncé dans des marais, dans l'eau aussi et jusque dans la mer quand ça lui prenait, si bien que je la perdais ou devais reculer sous peine de noyade."
                                                                Samuel Beckett,
                                                                                D'un ouvrage abandonné


J'écris pour me libérer de moi-même.
Par peur du retour des meurtrissures.
Avec leurs silences.
Aqueducs et viaducs
entre mon passé et mon présent.
Entre mon souffle et ma terre.
Ce, vers quoi je tends,
et ce qui me retient au sol.
Comme si les sentiments,
les émotions s'étaient accumulés,
comme s'il fallait les lâcher sur ces feuilles.
La rivière trop longtemps retenue.
Ce refuge, l'écriture.
Ma voile nomade,
ma toile fragile d'où j'entends tomber la pluie.
Ce par quoi je comprends le monde,
ce par quoi je m'y inscris.
Pour devenir humain, malgré tout.
Parce que je suis encore vivant.   (p 10)



Dans les dix années de Théâtre qui ont suivi,
les représentations les plus difficiles,
les plus angoissantes, étaient celles où il venait.
Je l'entendais racler le fond de sa gorge,
tousser dans les silences.
J'avais honte et peur.
Honte que l'on sache que c'était lui, mon père,
le seul à rompre le silence des émotions,
incapable de laisser vivre les autres,
même les personnages des Théâtres.
Angoisse atroce qu'il ne prenne la parole
afin de dire à tous que c'était moi, son fils,
"le salam", le "bon à rien",
celui qui ne fermait pas ses volets pour dormir,
celui qui s'enfermait dans les toilettes,
celui qui était lent, contemplatif,
paresseux, brouillon, rêveur.     (p 22)



Il est au plus profond un être meurtri.
Mais il a refusé mon lien avec la vie.
Il ne m'a pas aimé.
Et m'a empêché de vivre.

Il n'y a jamais eu rien de vivable entre nous.
Il ne pourra jamais rien y avoir de vivant ?
Rien de rien ?

J'existe sans lui, malgré lui.
Je ne suis pas fait de marbre
et de lois gravées dans la pierre.
Je vis de doutes, de peurs, de blessures,
d'amours, de poussières, de départs et de vents.
Une succession de faiblesses d'où je puise ma force.

Je suis toujours lent, contemplatif,
paresseux, brouillon et rêveur.
J'existe.              (p 29)




Aurais-je pu m'opposer à son geste ?
Pourquoi n'ai-je rien dit, n'ai-je rien fait ?
Il s'est tué parce que j'avais une angine ?
Suicide réussi ?
Tentative qui aurait mal tourné ?
Comment savoir ?

Ma porte était ouverte.

C'est la première fois depuis dix-neuf ans
que je réalise cela et que je l'écris :
Ma porte était ouverte.
Je l'ai vu passer de sa chambre
à celle de mes parents et revenir
avec le fusil dans sa main.
La première fois.
Depuis dix-neuf ans.

Ma porte lui était ouverte.
Ça me fait pleurer.   (p 41)




Ton écho subsiste et résonne dans ma vie.
Je t'appelle.
Je peux attendre des heures un signe,
qui stagnerait tout à coup,
dans l'arrêt de ce rossignol
qui se pose devant ma fenêtre
lorsque je pense à toi.

Mal de vivre.
La vie était là, devant moi,
à distance, inaccessible.
Incapable de la faire mienne.
Restant étranger.
Trop encombré à vivre celle des autres,
à les laisser m'envahir.
Je ne m'habillais qu'avec leurs vêtements.
Chaussures de tel ami, chaussettes de tel autre,
jeans de tel amant, tee-shirt du grand frère,
veste du copain...
Chaque jour je m'habillais des autres.
J'étais riche.
Je ne possédais rien.
Distribuant le peu de moi-même à tous vents.
Laissant les amoureux y puiser leur amour,
les pauvres leur désir.
Les laisser me déposséder de moi-même.     ( p 47 )





Je me familiarise avec le cadavre
que je porte en moi.
J'ai vu dans la glace
l'agonie du sauvage mourant.
Le visage blanc, verdâtre,
sa respiration rauque
par la bouche entrouverte.
Son regard vide et creux
de celui qui attend que tout cesse.
Le sauvage que j'étais avant.
Le sauvage en moi invincible,
une force comme une voile gonflée à bloc,
qui ne craignait rien,
ni personne.
Un sauvage indestructible,
taillé dans les vents violents,
protégé par un ange au coeur transpercé,
mon frère.            (p 63)



Gardien vigilant de ce qui est vivant.

Mon écriture a pris racine dans cette vigilance,
avec les brins d'herbe entre les pavés,
dans cette respiration de la cour carrée.
Je l'ai puisée dans cette veine de mica
incrustée au marbre rose.
Veine naturelle.
Veine que je croyais étrangère
et artificielle à cette colonne.
Pareil à ce virus dans le sang.   (p 73)



On croise des traces de pas.
On préfère l'inconnu.
Là où personne n'ose marcher.
Peut-être apercevra-t-on un chevreuil,
une biche, un faon.

On s'arrête près d'une souche.
On goûte aux respirations présentes.
On marche sans but réel.
Au loin une lueur à travers les feuillages.
On se dirige vers cette clarté.
L'air, le vent, les faisceaux du soleil
derrière les nuages de ce ciel d'automne.
On longe en lisière un champ d'herbes
hautes et vertes.
Un chemin que l'on croise, que l'on prend.   (p 77)



Le plus ardu est de ne pas s'interdire d'être.
Il ne faut pas renoncer.
Jamais.                      (trois derniers vers du dernier poème)





Je m'interroge sur le livre d'Alexandre Bergamini que je vais lire maintenant. Peut-être "Cargo mélancolie", après avoir lu le bel article de Jean Ristat dans les Lettres françaises. Peut-être "Sang damné" dont j'ai pu découvrir quelques extraits, ici ou là. (FR)







La mélancolie du deuil

Cargo mélancolie,

d'Alexandre Bergamini. Éditions Zulma, 96 pages, 9,50 euros.




Le premier roman d'Alexandre Bergamini, Retourner l'infâme, marquait d'évidence la naissance d'un écrivain : son écriture rythmée appelait la lecture à voix haute tant par son lyrisme que par la maîtrise dont il s'efforçait - souvent avec bonheur - de la gouverner. J'avais même osé le considérer comme un romantique égaré dans le bordel du monde. Je ne sais si j'avais raison d'employer un mot aujourd'hui bien décrié. Comme le lyrisme d'ailleurs. Mais de quel romantisme parlons-nous ? Se réfère-t-on au romantisme anglais, à l'allemand, ou encore au français ? Les questions philosophiques ou politiques ne sont pas réglées de la même façon par les uns et par les autres. Et notre époque qui prétend avoir fait son deuil de l'idéal révolutionnaire semble, par exemple, ne plus voir d'un bon oeil les textes d'un Victor Hugo, auteur, entre autres, de 93, de Napoléon le petit ou même des Misérables...

J'avais donc évoqué un certain romantisme chez Alexandre Bergamini, référence qui me semblait désigner dans son livre l'exposition à vif d'un sujet et sa remise en question radicale dans l'écriture d'expériences limites, sexuelles et plus précisément sadomasochistes dans Retourner l'infâme.

Le second ouvrage de Bergamini, Cargo mélancolie, non seulement confirme les qualités de son premier livre, mais les développe par une plus grande maîtrise de la langue et de la construction du récit.

Voici donc de courts textes qui rendent compte d'un long voyage qui conduit l'écrivain, dans un premier temps, de Gnydia, cité ouvrière de Pologne, à Klaïpeda (Lituanie), Riga (Lettonie), puis à Port-Saïd (Égypte), au Yémen, en Érythrée, en Arabie saoudite, en Somalie. Dans une seconde partie, il raconte la fin de son périple au Spitzberg et dans la baie de la Madeleine vers la banquise.

Il ne faut cependant pas se méprendre : Cargo mélancolie n'est pas un recueil de « choses vues ». L'intérêt du livre réside avant tout dans « l'expérience intérieure » dont l'écriture rend compte avec rigueur, précision, à la façon d'un sismographe. Suivons le fil brûlant, douleureux, profond de la narration : Alexandre Bergamini avait un frère, décédé à l'âge de dix-huit ans : « 1962-1980. Une vie dans un tiret. L'ordinaire transformé pour toujours par un frère. » Cette disparition va le hanter durant de longues années : « Auparavant ne régnaient que le supplice, l'évitement. Rêver de lui était un cauchemar qui me hantait des jours entiers. » À l'approche du cercle polaire « premier rêve depuis vingt ans, où nous nous retrouvons, où je le perçois serein. » Puis vient « l'acceptation de l'inaccessible », «le détachement du mort. Mon accord de l'inacceptable, la perte ». Le dernier chapitre dit la clôture de la quête : « La fin d'une errance. Je ne cherche plus. Mais rien ne résout son absence. Rien ne la comble. » Plus loin : « Pour la première fois, disponible à la vie. »

Ces pages sont fort belles et émouvantes, mais l'auteur ne cède à aucun moment à la sensiblerie, à la complaisance. Ce fil intime du récit reste tendu et ne s'embarrasse pas de considérations « psychologisantes ». Je l'ai simplement isolé de la trame du texte pour la clarté de mon exposé. Il s'entremêle subtilement à d'autres fils narratifs grâce auxquels le récit acquiert sa force et sa dimension universelle.

Ainsi on appréciera l'art de Bergamini lorsque, dans des notes concises, il dépeint l'enfer d'une traversée de la Baltique, les marins « ravagés par le travail en mer, la solitude et l'alcool. Robustes et taciturnes, broyés ». Il sait, avec une précision et un réalisme féroces, en quelques phrases, camper les personnages avec lesquels il est obligé de cohabiter pendant plusieurs semaines : « Lui, au long nez qui trempe, mange comme un rustre tout ce qui passe à sa portée, mastique bouche ouverte. Elle, visage en pâte à modeler qui tombe doucement, jolis yeux, bouche en cul de poule, tente de se tenir avec la distinction d'une première classe sur le Titanic. » On n'oubliera pas sa description de Riga : « Un peuple assis sur des journaux attend les yeux dans le vide. Les rues ravagées par le dégel, traversées par des taxis hurlants. Des gardes du corps protégent des hommes d'affaires, des mafieux. » Autre exemple à propos du canal de Suez : « Un jeune enfant moricaud, en tunique indigo, porte dans ses bras un agneau blanc aux oreilles noires. Un bébé sale, morve dégoulinante, promène sa poule, un fil à la patte. » Et, de temps à autre, il ponctue son texte de réflexions sur l'écriture : « Écrire emporte tout sur son passage. L'écriture est marquée du sceau de la perte. »

On remarquera également qu'Alexandre Bergamini, sans insister, observe et analyse, avec un humour grinçant, politique, aussi bien les pays de l'est de l'Europe que l'Afrique : « En France, tout le monde se prend pour Napoléon. La bourgeoisie a triomphé. La fierté du néant. » Ou encore : « À Djibouti zone surveillée par l'armée française », passent « des 4 x 4 immatriculés d'ONG françaises, 4 x 4 de coopérants flambant neufs, de militaires, foncent vitres fermées, nous noient dans des nuages de poussière ». Et, plus loin, il voit une « pancarte d'une ONG française de lutte conter le sida : « Pour te protéger, sois fidèle ».

On comprend que le dernier voyage vers « le nord mythique » lui donne dans « l'éblouissement d'un ciel parfaitement blanc » «le sentiment de renaître vierge. Au commencement. Sans trace d'homme ». Il y a dans le récit de Bergamini la trace de Rimbaud fuyant « l'Europe aux anciens parapets » en quête d'absolu. Et, sans aucun doute, un poète pour qui « voyager c'est apprendre à disparaître ».

Aux îles Lofoten, il évoque les ombres romantiques de Milosz et de Gaspard David Friedrich, autres compagnons de route...

Jean Ristat

article paru dans Les Lettres françaises , juillet 2008

SAMEDI, 5 JUILLET, 2008
L'HUMANITÉ

Editions Zulma

Editions Arléa




QUELQUES ROSES SAUVAGES
Littérature française
Alexandre Bergamini
Une photographie se détache de l’humiliation et du désastre, une photographie de deux survivants du camp de Sachsenhausen : deux jeunes hommes sourient et descendent une rue détruite de Berlin, un couple amoureux survivant au milieu du chaos.
Quelques roses sauvages est une enquête personnelle autour d’une photographie, photographie de deux survivants de la Shoah trouvée à Berlin. Enquête d’un écrivain sur les restes d’une mémoire surexploitée, surexposée à la lumière, qui mène le narrateur au camp d’extermination de Sachsenhausen, à Berlin, puis à Westerbork, le camp de transit de Hollande. Devant l’absence, les manques, les trous et les traces, et devant l’impossibilité d’écrire une fiction, Alexandre Bergamini choisit de suivre les méandres intimes et complexes d’un labyrinthe intérieur.

Confronté à une réalité qui s’éloigne et s’effrite, à une vérité insaisissable, aux archives fragmentaires ou détruites, se sont naturellement posées les questions essentielles de la littérature, de la mémoire et de la conscience. « Sacraliser la mémoire est une autre manière de la rendre stérile » écrit Tzvetan Todorov, dans Les Abus de la mémoire. Quelques roses sauvages est un récit sur la survivance ; un parcours et un regard singulier sur le lien entre l’intime et l’Histoire ; un texte qui interroge notre mémoire et appelle un nouveau devoir de mémoire.

160 pages - 17,00 €
septembre 2015
EAN : 9782363080967
Quelques roses sauvages
Arléa, 2015




Quelques extraits


                                            Jour 1

Ange du film de Wim Wenders Les ailes du désir arrêté au milieu d'un flot humain qui poursuit son chemin, mon regard se fixe sur les dalles des trottoirs. J'ai lu - mais où et dans quel livre ? - que ces dalles rectangulaires ont été taillées et façonnées par les prisonniers des camps nazis, notamment celui de Sachsenhausen, à côté de Berlin. Idem pour les briques rouges des immeubles de la ville. Des usines jouxtant les camps, utilisant la main-d'oeuvre gratuite des prisonniers et des déportés afin de servir le Troisième Reich.
Je filme le pas des passants. Sait-on jamais sur quoi l'on marche ?
Pour la première fois à Berlin, pour la première fois en Allemagne. Envahi tout à coup par le passé, dépassé, submergé. Une intrusion de la réalité, une fêlure du temps. "Le réel, c'est quand ça cogne", écrivait Lacan.

Une part de mon histoire, de mon humanité a été agressée, blessée, détruite, ma part manquante. Blessure et révolte transmises. Petit-fils de résistants communistes français du côté maternel, pourquoi suis-je bouleversé par le sort des juifs ? Comment ne pas l'être ? J'écris "juif" avec un "j" minuscule; "juif" n'étant ni le nom d'une nationalité, ni la marque exclusive d'une appartenance religieuse, afin d'englober tous ceux qui sont juifs sans religion, sans tradition et sans appartenance à la communauté juive; "juif" parce que désigné et défini comme tel par les autres.   (p 11 et 12)






"Je préfère appeler le lecteur à la vigilance, contre mon propre livre et ses limites, contre moi-même, que de faire appel à sa crédulité, à son désir de crédulité.
L’artifice littéraire n’est pas ce qui rapproche le plus de la vérité de l’expérience humaine ; pas dans le cas des massacres, des génocides et des pertes. Cela fait partie de la légende et du mythe de la littérature de laisser croire qu’elle se rapproche du vrai en annonçant et en utilisant le faux.
Pour dire la vérité, il n’y a que la vérité, rien d’autre. La vérité avec sa violence, ses manques et ses traces."     (p 89)





L'emplacement géographique des fossés, des miradors et des fils barbelés délimite notre recherche. Le temps est devenu matière immuable. L'air frais, le ciel empli de vents et de nuages. Ce ne sont pas les nuages, ni les vents de 1942, c'est pourtant le même climat, la même nature. Le vide est la seule réponse au surpeuplement. Ce territoire n'est pas une chapelle pourtant il y souffle un air de terre sainte, de sanctuaire. Des roses sauvages ont poussé hors du chemin. Rouges comme des souvenirs dans le vert immense et profond de la disparition. Sauvages comme des cœurs accrochés palpitants.
Nous avons tant besoin de silence pour entendre, de vide pour nous souvenir. Besoin de places pour nous rencontrer et partager ce qui nous reste d'humanité. Ecouter, entendre, laisser en nous la résonance, penser et recueillir les mots justes et nous réinventer. Il n'y a pas de vie sans rébellion. Ces arbres et ces roses sauvages et rouges persistent et vibrent comme la vie dans le désert.   (p 143)



Entretien Kronix


Mercredi 6 juillet 2016


"Un jour, je serai un bel idiot heureux et je n'écrirai plus."
Alexandre Bergamini n'est pas un auteur dont on aborde l’œuvre dans l'insouciance, en se disant qu'on va passer un joli moment de détente entre une tarte aux fraises et la sieste qui suivra. Avec lui, c'est notre exigence (de citoyen, de lecteur, d'auteur) qui est convoquée. L'interview qui suit a été imaginée à partir d'une rencontre et des lectures de trois ouvrages seulement (dont l'un a été chroniqué ici), cités à répétition dans les questions. Votre serviteur ne saurait trop vous inviter à aller plus loin, comme il le fait lui-même.

Grand merci à l'auteur pour sa patience et sa gentillesse.



Kronix: Votre production alterne poèmes et textes en prose, parfois au sein du même livre, vers libres et prose se succèdent. Qu'est-ce que la poésie peut exprimer, qu'une autre forme littéraire ne peut pas ; qu'est-ce que la prose permet de dire que la poésie ne permet pas ?

Alexandre Bergamini : La poésie me donne la liberté que je ne trouve pas dans la prose. Elle permet d'être, et de comprendre, sans se faire comprendre. Quand la prose implique le besoin et la nécessité de se faire comprendre et très rapidement. (Sinon votre lecteur vous a lâché au bout d'une page ou moins). Cette nécessité de compréhension est aliénante. J'aime la liberté elliptique de la poésie, sa force révélatrice du monde. Une compréhension tacite, imaginaire, sensible, laisse au lecteur la possibilité d'être non plus en face mais à côté, dans un sens qu'il croit identique et partagé. Vain certes, mais qui déplace le lecteur de mon côté. Frank Smith, un auteur que j'apprécie, m'a écrit « ce que vous dites jamais ne recouvre ou n’enferme, au contraire.» Il dit aussi que je ne demande pas au lecteur de faire comme moi mais « de faire avec moi ». Je trouve cela très juste. Le lecteur devra faire avec moi. Ou pas.
Je ne demande aucun pacte de croyance, comme on peut le demander (tacitement) pour une fiction. J'en parle dans Quelques roses sauvages : « Je préfère appeler le lecteur à la vigilance, contre mon propre livre et ses limites, contre moi-même, que de faire appel à sa crédulité, à son désir de crédulité. L’artifice littéraire n’est pas ce qui rapproche le plus de la vérité de l’expérience humaine ; pas dans le cas des massacres, des génocides et des pertes. Cela fait partie de la légende et du mythe de la littérature de laisser croire qu’elle se rapproche du vrai en annonçant et en utilisant le faux. Pour dire la vérité, il n’y a que la vérité, rien d’autre. La vérité avec sa violence, ses manques et ses traces. »
J'essaye d'être à ma place, avec ce que je suis. Je ne parle à la place de personne. Je ne propose donc pas un pacte de croyance, mais un pacte de présence. Et la poésie accorde une forme de présence immédiate et brute, un peu folle, directement reliée à soi-même, qui passe par la langue mais au-delà du langage. La poésie n'est pas un jeu de langage scolaire. Elle est l'expression pure de la vie avant même la venue du langage. Elle me permet de me connecter rapidement à mes sensations, à mes émotions, avec ce que je suis quand je ne suis pas défini, lorsque je ne suis rien à mes propres yeux (la plupart du temps). J'espère qu'il en est de même pour le lecteur. Je le pense. Je l'espère encore.

K : Cargo Mélancolie, un voyage sous des latitudes froides puis brûlantes. Il faut vivre ainsi, se confronter aux extrêmes ?

A. B. : Froides puis brûlantes puis polaires (qui associent le froid et la brûlure). Dans les pays brûlants se sont dévoilés des rapports économiques glaçants, et dans le froid polaire, les retrouvailles et la chaleur du frère perdu. C'est comme cela que tout a commencé, en vrai, dans la vie. Ce que j'écris n'est jamais loin de ce que je vis. Ayant une vie intérieure intense, et à fleur de peau, le moindre événement anodin -en apparence- a de multiples répercutions. Donc imaginez le suicide d'un frère, un père tyrannique et une maladie qui frappe...
Mais je suis écrivain et non romancier. J'ai donc -peut-être- devant moi quelques livres à écrire. Une dizaine, guère plus. Étant séropositif, le temps m'est compté. Cela me va parfaitement. Je suis déjà un survivant. Je n'ai aucun problème avec mon temps de vie. Je n'ai qu'un problème d'espace. Où vivre alors que tout espace me convient? Pourquoi suis-je ici alors que je pourrais vivre là-bas ? Nue India parle de cela je crois aussi. Il faut être en soi-même, partout. Parce que nous ne sommes nulle part chez nous.
Conjuguer la chaleur humaine dans les extrêmes me ressemble. J'aime les livres à la fois glaciaux et brûlants. Distants et très intimes (sans être familiers). Verticaux et profonds. Le grand froid vous brûle, vous consume. C'est un paradoxe. Mais la vie est comme cela pour tous, non? Nous désirons aimer la vie et nous faisons face à la mort, nous désirons avec tant d'ardeur l'amour et nous rencontrons la perte. Et si nous voulons nous protéger de la mort et de la perte, de la vie et de l'amour, et bien nous n'aurons rien. Absolument rien. Ce sont des forces qui ne sont pas opposées mais complémentaires, qui fonctionnent en ogive. Forces dont nous tirons notre survie. Puisque nous sommes tous des survivants de notre propre vie, n'est ce pas ?

K : Sang damné est hanté par le suicide de votre frère et cet événement est aussi à l'amorce de Quelques roses sauvages. S'ajoute dans les deux cas un règlement de compte avec la figure de votre père. La colère semble être un excellent carburant de l'écriture chez vous (et peut-être aussi chez les auteurs que vous aimez ?)

A. B. : Au-delà de la colère, il y a un sentiment de perte et d'absence qui est une source plus profonde de l'écriture. Mon frère et sa disparition sous-tendent tous mes livres.
Il y a des choses irrésolues et qui le resteront. Mon père a une responsabilité dans la mort de mon frère, responsabilité qu'il nie. Son déni violent est une violence faite au frère suicidé.
Le monde est violent. La vie aussi. Il faut de l'énergie pour écrire. La colère et l'injustice sont un formidable mélange d'énergies.
J'écris sans doute pour que plus personne ne meurt sous mes yeux.
Une illusion fondamentale.

K : Où situeriez-vous Sang Damné ? On a parfois affaire à une vision documentaire (et nécessaire). Pourquoi ne nommez-vous pas les responsables politiques de l'affaire du sang contaminé ?

A. B. : C'est ce qu'on appelle un récit documenté. Mélange de récit intime et de documents réels. Rapport entre l'intime et le politique qui nourrit mon travail et ma vie, en strates d'écriture, en couches verticales... Le politique au cœur de notre sexualité. La cité au cœur de l'intime. Dans Quelques rose sauvages il s'agit de l'inverse, comment notre histoire personnelle et intime présente, est déjà inscrite -en réalité- au cœur de la grande Histoire passée, sans que nous le sachions, sans que nous en ayons conscience.
Sang Damné est un livre où j'ai pris le lecteur pour un punching-ball. Dans son coin, je ne lui laisse que peu de temps de répit. Et quand il pense qu'il peut s'en tirer, je le coince dans les cordes. Je voulais qu'il se sente cerné, de tous côtés. Ce que nous sommes en réalité.
Les responsables politiques sont tous là. Tous indirectement décrits et reconnaissables. Je ne voulais pas, étant moi-même séropositif, que l'on me reproche une quelconque bataille d'égo avec des noms cités, tous responsables. Des personnes qui me font penser à Eichmann. Et nous (l'éditeur et moi) voulions éviter des procès en diffamation trop faciles. Le livre a été relu 3 fois par des avocats. Je décris un système. Comme le système nazi, où chacun est le maillon plus ou moins conscient d'une chaîne destructrice mais dont il se veut irresponsable et surtout déresponsabilisé. Je fais un lien entre ce système administratif et économique du sang contaminé et le processus de la contamination du sida en France (et dans le monde) qui ont amené au désastre que nous connaissons. Depuis nous comprenons mieux les enjeux des laboratoires. J'espère y avoir contribué...
J'ai proposé dans un blog une analyse complète de l'affaire du sang contaminé. La seule analyse effectuée du début jusqu'à la fin, sur plus de vingt cinq ans de cette affaire d'Etat. Certains journalistes s'en servent toujours...
Je vous invite à le visiter. (Cliquer sur le lien. NdK : ) http://sangdamne-alexandrebergamini.blogspot.fr/ 

K : Dans Quelques roses sauvages, notamment, (mais c'est aussi abordé dans Sang damné), vous posez le constat d'une société de consommation dévorante, de son goût pour l'accumulation industrielle, le nombre, la massification des hommes et des bêtes, la chosification des êtres, et tout cela, si je vous ai bien lu, découlerait en partie de la logique des camps de la mort. Nous en sommes là ?

A. B. : Oui sans aucun doute. Nous sommes des poulets en batterie. (Nous-mêmes écrivains sommes les esclaves les plus pauvres de l'Economie du livre). La planète entière est devenue un immense camp. Qui aujourd'hui peut nier l'état d'exploitation de l'humanité à l'échelle de la planète ? Ceux qui veulent avoir toujours raison contre le réel ? Il suffit de bien ouvrir les yeux, de bien se nettoyer les oreilles.

K : Vous avez été comédien de théâtre. Vous avez confié un jour que vous aviez arrêté cette « carrière »*, parce que vous vous étiez rendu compte que l'état de grâce dans lequel vous étiez allait disparaître. Vous êtes-vous imaginé qu'il pourrait en être de même pour l'écriture, un jour ?

A. B. : L'état de Grâce avait disparu et le désir du Théâtre s'est arrêté. C'est gentil de supposer que je puisse être dans un état de grâce en écrivant, ce qui n'est pas du tout le cas. Je travaille et je me bats. Je ne suis pas carriériste, ni stratège, ni virtuose. La fleur du secret de Zéami, la grâce du moment, n'existe pas en littérature pour moi. Écrire est un long chemin et un écrivain arrive à maturité après un certain nombre de livres, non ? Pas de grâce, mais du travail d'écriture en ce qui me concerne. Et un chemin difficile. Cette difficulté que je reconnais comme chemin. Peut-être Autopsie du sauvage échappe à cela par ses maladresses. Mais je ne parlerai pas de Grâce mais d'urgence, de souffle, de brûlure...
J'écris, je passe mon temps de présence au monde à écrire, je ne fais rien d'autre de ma vie. C'est un choix et un combat permanent. Je fais partie des boxeurs plutôt que des acrobates. Les moments où je n'écris pas, je continue de vouloir écrire ou de penser à l'écriture ou de penser à détruire cette langue de la nation qui m'empêche d'écrire et à détruire toute une partie de la littérature que je trouve prétentieuse, inconsistante et qui se répand.
J'aime la littérature si elle est vitale. Si elle est capable de me sauver de moi-même. Sang damné a sauvé une vie au moins, je le sais, j'ai rencontré celui qu'il a sauvé.

Nous sommes vivants, parce que nous sommes fragiles. Nous sommes vulnérables parce que nous sommes en vie. Écrire est une nécessité qui me tient le nez au vent et me remplit de vitalité. Le combat n'est pas encore fini. J'arrêterai avec plaisir lorsque je serai tout à fait heureux. Vaincu ou vainqueur. Je me suis fait cette promesse : Un jour, je serai un bel idiot heureux et je n'écrirai plus.



(* J'aurais dû parler de parcours. Ah, les mots et leurs pièges !)

Belle émission, Fête du livre de Bron,
en écoute 1.12

Dans À ce stade de la nuit, Maylis de Kerangal offre une variation sur le nom de Lampedusa, un terme qui ramène autant au Guépard (adapté par Visconti au cinéma) qu’à la terrible réalité des migrants en Méditerranée... Une démarche comparable à celle d’Hélène Gaudy et Alexandre Bergamini dont les derniers romans tentent de reconstituer la mémoire des lieux et des personnes marqués par la Shoah, à travers des enquêtes et des témoignages, en particulier sur les camps de Terezin et de Westerbork. Avec la volonté d’éclairer, grâce à l’écriture littéraire, des destins mutilés et des lieux maudits à tout jamais.


ALEXANDRE BERGAMINI
Écrivain, il est l'auteur de recueils de poésie comme Asile (Dumerchez 2011), et de nombreux récits parmi lesquels Cargo mélancolie (Zulma 2008), Sang damné (Seuil 2011), Nue India et Quelques roses sauvages (Arléa 2014 et 2015).

HÉLÈNE GAUDY
Écrivaine, auteure d'ouvrages pour la jeunesse et de livres d'art, elle a publié plusieurs romans dont Si rien ne bouge (Le Rouergue 2009), Plein hiver (Actes Sud 2014) et Une île, une forteresse (Inculte 2016).

MAYLIS DE KERANGAL

Écrivaine, elle a publié des nouvelles et des romans aux éditions Verticales, parmi lesquels Corniche Kennedy (2008), Naissance d'un pont (Prix Médicis 2010), Réparer les vivants (Prix RTL-Lire 2014) et À ce stade de la nuit (2015). Hors-pistes (Thierry Magnier 2014) est son deuxième album pour la jeunesse.