samedi 10 septembre 2016

Angélique Ionatos, état d'urgence










Vendredi 09 septembre 2016
Roderic Mounir
«Il m’est impossible de parler de l’amour et des petites fleurs quand je vois l’état du monde actuel.»YANN ORHAN


Tragédienne au chevet d’un pays exsangue, la chanteuse grecque a publié Reste la lumière, un disque irrigué par les mots des poètes hellènes. Elle se confie avant sa venue à Genève pour Poésie en Ville.

Quarante ans de carrière, près de vingt albums et de nombreux spectacles nourris de poésie et de littérature. L’an dernier, Reste la lumière a rompu un silence discographique de près de dix ans. Un enregistrement à la tonalité sombre, un cri de colère suscité par la crise grecque, pour ne pas sombrer dans le désespoir.

Nous rencontrons Angélique Ionatos alors qu’elle effectue sa rentrée scénique, fin août à Vevey. Elle revient passablement déprimée de Lesbos, où elle possède une maison et passe ses étés. «C’est un désastre, les réfugiés s’entassent dans des camps. Heureusement, l’aide s’est organisée depuis l’an dernier, quand ils étaient entre 800 et 1000 à affluer quotidiennement, errant sur l’île. La Méditerranée est devenue un grand cimetière humide. Alors me baigner, non, pas cette année.» D’Athènes, Angélique Ionatos brosse un tableau tout aussi sinistre – fermetures d’enseignes en série, clochardisation galopante...

Son nouveau disque a été réalisé dans l’urgence, comme un coup de gueule. «Il y a eu cet espoir très fort avec Tsipras, et tout s’est effondré. Il s’est couché, sans doute n’a-t-il pas eu le choix...» L’espoir et le réconfort, la chanteuse est allée les puiser chez les poètes, ces phares de la Grèce par tous les temps. A commencer par Odysseus Elytis, prix Nobel de littérature 1979 (disparu en 1996), qu’elle a traduit et interprété à maintes reprises. Elle dit ne pas pouvoir le lire sans avoir les larmes aux yeux. «C’était un homme austère, sévère. J’allais souvent le voir pour lui demander l’autorisation de reprendre ses poèmes. Une relation de confiance s’est nouée entre nous.»

Témoigner de son temps

«Courage», qui ouvre l’album, est une adresse aux femmes et à leur contribution mésestimée dans un monde d’hommes. «Elytis la termine en disant ‘Donne-moi la fierté et débarrasse-moi de la colère’. Moi, la colère, il ne me l’a pas enlevée...» Angélique Ionatos s’avoue pessimiste, constatant que la «stratégie du choc» dirigée contre le peuple a pour but de l’accabler et de le réduire à la passivité.

Pourquoi chanter la révolte, obstinément? «Parce que je ne sais rien faire d’autre!», répond sans surprise l’intéressée. «Un artiste, à mon sens, doit témoigner de son temps. Il m’est impossible de parler de l’amour et des petites fleurs quand je vois l’état du monde actuel.» Angélique Ionatos déplore d’ailleurs le manque d’engagement des artistes. «Je ne comprends pas ce silence, c’est pourtant le ­moment!» Elle déteste le terme «divertissement», s’inscrit dans la tradition des poètes engagés, des lanceurs d’alerte.

Parmi les auteurs choisis figure aussi Dimitri Mortayas, à l’origine du titre de l’album: «Et si l’arbre brûle, reste la cendre et la lumière», dit son poème, tandis que «le vent mauvais s’épuise» et que «notre détermination à nous battre reste intacte». Pas de femmes parmi les auteurs de ces textes? «Si, une: moi», rétorque celle qui a jadis célébré Sappho de Mytilène, Rosa Luxembourg, Frida Kahlo ou Alfonsina Storni, rebelles et atypiques. Son texte pour Reste la lumière s’intitule «Mes Sœurs sorcières», parce que les fées l’«ennuient» et qu’en grec, le même mot (mágissa) désigne la sorcière et la magicienne.

Les socialistes français

Angélique Ionatos n’a heureusement pas eu à subir l’opprobre ni l’oppression dans sa chair. Elle a 15 ans lorsqu’elle fuit le régime des colonels, en 1969. «Mon père, un marin de gauche, ne voulait pas que nous grandissions sous une dictature, il a bien fait.» Elle passe une décennie en Belgique, enregistre avec son frère Photis un premier disque en 1972 (Résurrection), distingué par l’Académie Charles-Cros. Puis elle met le cap sur Paris, en plein grand soir mitterrandien. Espoirs depuis balayés. «J’ai du dégoût. Ce qui se passe aujourd’hui n’est pas le socialisme. J’en veux aussi beaucoup aux socialistes français d’avoir laissé la Grèce se débrouiller seule. Ce pays est la porte d’en­trée de l’Europe, celui qui reçoit le plus de réfugiés!»

Au ban de l’Europe, tout en bas de l’échelle sociale, les rares lieux dans lesquels les naufragés de la guerre et de la pauvreté trouvent un réel appui sont des squats «solidaires» à Thessalonique ou Athènes – certains fermés par les autorités, d’autres attaqués par des militants d’extrême droite. «Les Grecs ont toujours été un peuple de la diaspora, il y a autant de Grecs à l’étranger que dans le pays, rappelle Angélique Ionatos. Ce sont donc des gens qui ressentent dans leur chair ce que c’est que d’abandonner sa terre et partir en exil.»

Les yeux mitraillettes

Si elle peine à citer des artistes actuels qui lui titillent l’oreille, leur préférant les poètes grecs, Theodorakis, Neruda, Barbara et Ferré, la guitariste demeure une compositrice en recherche, résolument contemporaine. Elle a eu le bonheur de jouer à Athènes et Patras, et d’y être accueillie chaleureusement, ses paroles en résonance immédiate.

Son trio à géométrie variable repose sur un binôme invariable, composé de sa guitare et celle de sa cadette Katerina Fotinaki, également chanteuse (elles ont publié un album en duo, Comme un jardin la nuit, en 2008). «Je l’adore. C’est elle qui m’a écrit, elle voulait quitter la Grèce et tenter sa chance en France. On s’entend magnifiquement bien, je pense que notre collaboration est loin d’être finie.»

En somme, elle aurait de quoi être heureuse, et pourtant. «La colère m’en empêche. Quand je monte sur scène et que je me mets à chanter, elle se déclenche toute seule, j’ai les yeux comme des ­mitraillettes. Katerina me l’a fait remarquer l’autre jour, mais je n’arrive pas à me calmer.» Angélique Ionatos explique cela d’une voix douce, enrobée d’un suave accent grec. Son insurrection est une seconde nature. «Je n’arrive pas à me résoudre à l’état du monde.» Alors que l’entretien s’achève, elle s’inquiète: «Ça va, ça ne vous a pas trop déprimé?»


Reste la lumière (2015, Ici d’ailleurs). http://angelique-ionatos.com/
Trio Angélique Ionatos en concert jeudi 29 ­septembre à 21h aux aux Bains des Pâquis, Genève (Festival Poésie en Ville). www.ville-ge.ch/culture/poesie


Culture et Musique, le Courrier

Site Angélique Ionatos


vendredi 9 septembre 2016

Hommages à Michèle Desbordes, lettre de Jean-Yves Masson sur le site des éditions Verdier et dans la presse

J’ai fait la connaissance de Michèle Desbordes au cours d’un dîner, sous le grand arbre qui se trouve devant la bergerie qui donne son nom aux éditions Verdier, près de Lagrasse. Il y a tout de suite eu entre nous une forte sympathie, et une séduction où entrait beaucoup d’un esprit d’enfance que je lui ai connu et dont, à d’autres moments, il est arrivé qu’elle se défende, peut-être parce que son enfance avait été moins heureuse que la mienne et qu’elle y revenait moins volontiers que moi. Je connaissais d’elle, alors, son premier roman, L’Habituée, qui a paru en même temps que le mien, à l’automne 1996. Ces débuts communs chez le même éditeur créaient entre nous une solidarité en dépit des années qui nous séparaient. Michèle allait bientôt publier La Demande, le récit qui marqua pour elle le début d’une reconnaissance publique très large. C’était là son deuxième roman, mais son troisième livre : car le premier, en 1986, était un livre de poésie, passé inaperçu. Il est pourtant profondément lié à toute son œuvre et, d’une certaine façon, la fonde. Sombres dans la ville où elles se taisent avait paru chez Arcane 17, la maison d’édition fondée à Saint-Nazaire par Christian Bouthemy, et dont le catalogue, quand on le reprend aujourd’hui, est l’un des meilleurs de l’édition de ces années quatre-vingt si riches en découvertes littéraires. On verra, à relire ce premier livre de poésie, qu’une grande partie de tout ce qu’elle a écrit par la suite sort des souvenirs et des obsessions qui y avaient trouvé leur première mise en forme, peut-être encore imparfaite, mais riche de promesses.
Michèle n’aura eu le temps d’écrire, de 1996 à 2005, qu’une dizaine de livres, si l’on compte ceux qu’elle a achevés avant sa mort et qui vont paraître bientôt. Est-ce assez ou n’est-ce pas assez pour faire une « œuvre » ? C’est assez, je crois, d’autant qu’elle s’inscrit dans la tradition très française du roman ou du récit court, et qu’il est des noms dans notre littérature dont la survie méritée est due à moins de pages encore. Dans ce tournant du siècle où nous sommes, auquel elle restera liée, dans ce temps où tout n’est que bruit, publicité, propagande, rumeurs et slogans, l’œuvre de Michèle Desbordes s’impose par sa formidable puissance de silence. Le titre du livre de poésie que j’ai cité le dit, c’est une œuvre dont la plupart des personnages, des femmes surtout, mais quelques hommes aussi, se taisent, et qui tourne autour de ce silence intérieur que notre temps a plus qu’aucun autre besoin d’apprendre à écouter.
Au fil des conversations, des rencontres – de quelques brouilles aussi, car Michèle Desbordes était une personne entière et il n’était pas toujours facile d’être à la hauteur de son exigence – une complicité s’est tissée, et je voudrais dire, à l’heure où cette voix vient de se taire, que cette complicité entre nous était fondée sur une passion commune de la poésie. Bien sûr, Michèle était une lectrice passionnée de Faulkner, de Pavese, de Virginia Woolf et de bien d’autres : mais justement, ces écrivains-là, romanciers, romancières, sont de celles et de ceux qui ont aboli les frontières sottement dressées par les critiques et par nos habitudes de lecture entre le « roman » et la « poésie ». On le vit bien quand Michèle Desbordes, pour un numéro du Nouveau Recueil que je dirigeais sur un thème qui m’est cher, celui de la frontière, revint à la poésie et écrivit un récit sur le voyage de Hölderlin à Bordeaux qui était un poème narratif, et qui devint l’un de ses plus beaux livres (Dans le temps qu’il marchait), un texte brisé de grandes trouées de silence.
Hölderlin était l’une des grandes passions de Michèle Desbordes. La connaissance intime qu’elle avait de son œuvre était impressionnante. Elle en savait par cœur des poèmes entiers, des lettres entières. C’est des lettres de Hölderlin à sa mère que sort le roman qu’elle avait porté le plus longtemps en elle, Le Commandement, qu’elle publia chez Gallimard en 2001 et qui est dédié à la mémoire du romancier Jacques Desbordes, son mari, dont elle assumait de bien des manières l’héritage, à commencer par la décision de reprendre son nom. Le Commandement ne fut pas un succès comparable à La Demande ni même à La Robe bleue, parce que le sujet en est âpre, la phrase tourmentée, et la vérité, comme celle de L’Habituée, dure à entendre. Vingt ans avaient été nécessaires, à ce qu’en disait Michèle Desbordes, pour écrire ce livre, vingt ans de silence et quelques mois d’écriture. Vingt ans à chercher comment écrire, à s’interdire peut-être de s’y risquer, à lire passionnément en attendant l’heure de se sentir prête. Je crois que finir ce livre fut pour Michèle une victoire sur elle-même, mais je ne sais pourquoi, je la devine chèrement payée. Dès le moment où elle était en train de l’achever, elle se sut atteinte d’une maladie dont elle avait peu de chances de guérir. Le jour où elle me l’apprit, nous étions sur le parking d’une gare ; j’étais allé lui rendre visite chez elle à Baule, au bord de la Loire, j’allais reprendre le train pour Paris. Elle me parla de sa maladie d’une voix très douce, qui ne tremblait pas, avec une grande sagesse, en me disant que son désir était modeste et qu’elle souhaitait seulement encore achever quelques livres avant de s’en aller. Les propos qu’elle avait tenus ce jour-là se sont alors éclairés pour moi : en me montrant la Loire qui passait au fond de son étroit jardin, ce grand fleuve français par excellence qui aura été le sien, elle m’avait dit qu’elle souhaitait que ses cendres y soient un jour dispersées.
Je pense à cette dispersion des cendres, avec laquelle je n’arrive pas, aujourd’hui, à me sentir en accord, quoique je connaisse bien cette phrase si frappante de Hölderlin qui évoque la disgrâce de ces temps de peu de lumière où nous sommes, où nous quittons la vie, dit-il, dans des boîtes hideuses, alors que l’homme antique se livrait au bûcher. Il faudrait, précisément, un bûcher, comme ceux qu’a décrit Josef Winkler dans son livre terrible et sublime sur l’Inde ; il nous faudrait des rituels, et même ces pleureuses que Rilke réclame dans le Requiem, ou ces Plaintes qui accompagnent les morts pour la traversée du pays d’Egypte à la fin de la Dixième élégie. De tous ces textes, de ces œuvres que nous aimions, de cette passion qui était la nôtre pour la poésie, nous avons souvent parlé au fil de nos rencontres ! Une amitié est faite de cela : de paroles et de silence.
Avec son livre sur Camille Claudel, Michèle Desbordes s’est approchée encore plus près, à travers la fiction, des raisons du silence sur lequel était conquise toute son œuvre : le silence des femmes qui n’ont jamais eu droit à la parole. Un silence pétrifié d’amour et de terreur, face à la douce violence de tous les pouvoirs, maternels, paternels, fraternels ou conjugaux. La Robe bleue m’est dédié parce que Michèle avait décidé d’abandonner ce livre qui, littéralement, tombait en fragments, et qu’après avoir lu ces fragments, je lui ai suggéré, pour ainsi dire, de « coudre la robe » : d’écrire un texte continu au lieu de laisser le destin de Camille en lambeaux. Il fallait pour cela un point de vue, et ce fut ce moment où, dans cet hospice en Provence, elle attend les visites si rares de Paul : en partant de ce point de vue – de ce silence – et en trouvant un point d’appui narratif qui était, encore une fois, une « demande » capable d’aimanter le récit, tout devait s’organiser de soi-même. Du coup, avant de finir son livre sur Faulkner, Michèle reprit les fragments rédigés autour de Camille Claudel et achevé La Robe bleue dont l’écriture atteint à l’intensité du poème comme bien peu de textes de prose.
Nous écrivons des livres. Nous les lançons dans l’abîme du temps. Nous les jetons comme des bouées pour ne pas nous noyer, comme des bouteilles à la mer qui en appellent à l’amitié du lecteur à venir, qui saura les décrypter. Ou pas. Il y avait au fond de l’écriture de Michèle Desbordes un secret, plusieurs peut-être, qu’elle a soigneusement cachés, dont je sais que je les ignore, dont je n’ai pas reçu la confidence, au milieu de tant de plus petites confidences qui me furent faites – toujours avec l’ordre de les taire. Quelqu’un, je le souhaite, décryptera plusieurs de ces secrets à force d’interroger ses livres. Ils sont, me semble-t-il, de ceux qui résisteront à la relecture, une fois qu’ils auront pris de l’âge. Il y avait dans l’œuvre de Michèle quelque chose d’analogue à cette moitié droite de son visage qu’elle n’aimait pas montrer et qu’elle dérobait au regard, tout en vous regardant avec un air où pouvait passer tout d’un coup une gaieté folle. Michèle aimait la vie : le bon vin, les fromages, les fruits bien mûrs, les poires des jardins de la Loire (ces fruits tellement français, comme dit Roland Barthes) et les fruits de la Guadeloupe où elle avait vécu. Elle savait s’étonner des choses. Elle aimait les chats et les livres. Elle aurait voulu que sa maison au bord de la Loire conservât, après sa mort, quelque chose de sa présence, et que des écrivains puissent venir y travailler comme elle y avait elle-même travaillé. Cela, malheureusement, ne se fera pas, aucune institution n’ayant accepté le legs ; mais il sera toujours possible à ceux qui aimeront cette œuvre d’aller regarder la Loire à Baule, emprès d’Orléans, ou de penser à elle depuis le pont de Beaugency. Son œuvre est celle d’une femme qui a mérité, je crois, d’être considérée comme un poète, et si je mets ce mot au masculin ce n’est pas pour faire injure à sa féminité, mais en me souvenant qu’en latin poeta est un mot masculin de forme féminine comme, nauta, le marin.
Poète donc, je lui donne ce titre : parce que la poésie est, entre mille définitions qu’on peut en donner, cette tension de la langue quand elle parvient au point où elle se tisse de silence. Des générations de femmes vouées au silence, ses ancêtres muettes derrière leurs pas de portes qui ressemblent tant à mes taciturnes aïeules des vallées d’Auvergne, avaient accédé à la parole à travers leur descendante, cette héritière amoureuse des livres qui osa écrire après avoir voué sa vie aux livres, en dirigeant des bibliothèques. Michèle Desbordes tissa ses propres livres sur la trame de ses lectures, qui étaient immenses et passionnées. Elle avait le don le plus rare, qui est la force d’admirer. Le destin semble avoir décidé qu’elle ne pourrait garder longtemps cette parole chèrement conquise : et Dieu sait de quels nœuds était faite la maladie qui l’a forcée au grand silence définitif. Mais le jour où tous ses livres seront réunis en un seul volume – ce jour viendra –, je crois qu’on verra la cohérence et la beauté de ce parcours arraché à la nuit, celui d’une œuvre où écriture et lecture sont nouées l’une à l’autre, non par amour de l’érudition, mais par le souci essentiel de chercher les mots dans lesquels puiser, jusqu’au dernier, la force de vivre encore un jour.

Jean-Yves Masson
©Jean-Yves Masson

Parue le 8 mars 2006 dans la revue Poezibao




Michèle Desbordes (1940-2006)


Desbordes©Vincent Fournier
photo Vincent Fournier

Originaire d’un village de Sologne, Michèle Desbordes grandit à Orléans. À l’issue d’études littéraires en Sorbonne, elle devient conservateur de bibliothèques. Elle exerce d’abord dans des universités parisiennes, puis en Guadeloupe en lecture publique. En 1994, elle est nommée directrice de la Bibliothèque de l’université d’Orléans. Elle décède en janvier 2006 à Beaugency, en Sologne.


Sur le site des éditions Verdier



Esquisse d’une approche des émotions
Hommage de Gérard Bobillier (Salon du Livre, mars 2006)

En 1986, à 46 ans, Michèle Desbordes, sous le pseudonyme de Michèle Marie Denor, publie chez Arcane 17, dirigé alors par Christian Bouthémy : Sombres, dans la ville où elles se taisent, un recueil de poésie, comme l’on dit. Dès lors, Michèle Desbordes pointera, en poète, le signifiant dans sa mélancolique opacité. En effet, le poète est libre et peut choisir son mode pour décliner la véracité. Pour Michèle Desbordes, ce sera le narratif.

C’est aux Temps Modernes, à Orléans, chez Catherine Martin-Zay, que Gabriel Bergounioux, frère de Pierre, me présentera une dame vêtue d’une robe simple, blanche, comme l’écriture que je découvrirai plus tard.

Michèle Desbordes me dit qu’un texte d’elle circule tout à fait négativement dans diverses maisons d’édition, me propose son envoi, que j’accepte. Quelques jours passent et je reçois L’Habituée. Je lis, m’enthousiasme et cherche – c’est un dimanche –, son numéro de téléphone à La Baule. En vain. Je finis par la joindre. Commence alors entre nous une aventure éditoriale. Dans L’Habituée, ce qui prévaut, c’est d’avantage l’effacement que le silence. C’est aussi le texte le plus complexe de Michèle Desbordes au regard de ses architectures narratives. Il ressort de cette complexité qu’une dimension méta-existentielle semble garantir le lecteur de l’idée d’être en trop, pour moitié, devrait-on dire.

Puis, c’est La Demande, vous connaissez l’objet de cette demande, que je crois fortement inspiré par un texte de Silvio d’Arzo, Maison des autres, que nous avons publié dans la collection italienne « Terra d’altri », et qui avait fortement marqué Michèle Desbordes. La Demande est un succès. Prix France Télévision, prix Jean Giono, etc. Un succès tout à fait légitime.

Michèle nous présente ensuite, le temps passe, Le Commandement. Je ne suis pas sans réserve à la lecture de ce nouveau texte. J’en fais part à Michèle qui le prend mal, c’est humain, trop humain. Michèle est devenue un auteur couronné. Rupture, rupture au profit du père, je veux dire du porte-drapeau de la littérature française – Gallimard. Michèle a donc conclu provisoirement que les fraternités sont difficiles. Voyons à l’ombre du grand Œdipe.

Elle publiera rue Sébastien Bottin Le Commandement, et au salon de Pontalis, Le Lit de la mère. Mais le succès, comme l’océan, se retire doucement. Que s’est-il passé rue Sébastien Bottin ? Je ne sais.

Sous le charme actif de Jean-Yves Masson, elle reviendra à Verdier avec La Robe bleue, un texte offert à Camille Claudel, qui guerroie avec les grandes chimères, celles-ci s’employant à la jeter au puits de la déraison. Le succès revient. Et, sur les joues de Michèle aussi, les bonnes traces que donne la reconnaissance tentent une coloration que la maladie déjà lui dispute.

C’est tard pour Michèle. Il lui faut impérativement s’attaquer au « père du texte », pour dire Michon, à Faulkner. Ce sera Un été de glycine. Faulkner a-t-il trop résisté à Michèle Desbordes, trop cédé, je ne sais. Ceux qui font l’opinion littéraire ont-ils accepté loyalement le fait qu’une femme se coltine Faulkner – je ne sais – bref, ce titre est un échec de librairie et nous avons certainement notre part dans cet échec. C’est avec cela que doit faire maintenant Michèle Desbordes, contre la maladie qui gagne. Elle écrira encore, et ce seront des éditions posthumes. L’Emprise, qui sortira en septembre de cette année, est bien dans la veine de La Demande. C’est l’histoire d’un pacte générationnel – ou comment se construisent nos fondements dans un temps, celui de son enfance, qui n’est pas posé sur le substrat du langage. Viendra ensuite Les petites terres, autobiographie radicale du poète-narrateur qui nous réunit ce jour.

Ces éditions à venir et celle qui paraîtra chez Laurence Tepper seront assurément la cérémonie de la renaissance pour Michèle. En janvier, la maladie a décidé d’éteindre la lumière. Et c’est le 30 de ce mois de cette année 2006 que ses cendres furent confiées aux eaux glorieuses de la Loire, au pont de Beaugency. À portée de regard de Baule, ce bord de Loire cher à Michèle.


Libération, jeudi 26 janvier 2006, par Jean-Baptiste Harang
Michèle Desbordes est morte mardi, à Baule, près de Beaugency (Loiret), dans sa maison, où ses chats regardaient par la fenêtre monter la brume de la Loire qui nimbait parfois ses livres. Elle est morte du noir qu’on devine au fond du tunnel des longues maladies. Elle n’en disait rien, on la croyait ailleurs, aux antipodes de nos jours, lorsque les soins trop lourds qu’on devine maintenant la confinaient dans sa douleur. Elle ne disait pas son âge et cachait dans son écharpe son profil droit qu’elle n’aimait pas. Michèle Desbordes est morte à 65 ans, nous aimons ses livres. Nous l’aimons.

Taiseuse. Maintenant qu’on sait qu’elle naquit en août 1940, on se souvient autrement de cette page du dernier livre, salut à Faulkner, où une femme enceinte trébuche et souffre sur la route de l’exode. Michèle Desbordes ne parlait jamais d’elle-même dans ses livres, ou plutôt nous ne le savions pas. Elle parlait d’ailleurs peu, elle écrivait. Ce sont des livres d’écriture, des mots pour se taire, roulés dans la tête ou sur les doigts luisants des chapelets plus que dans le gueuloir, des mots pour dire du silence, dire la vie de ceux qui ne disent rien. Ainsi on parlait peu dans L’Habituée(Verdier, 1997), on entendait un fleuve, du vent sur le fleuve, une maison, dans La Demande(Verdier, 1999), la servante Tassine et son maître, manière de Vinci dont le nom n’est pas dit, près du même fleuve, échangent plus de regards que de mots. Même la « demande » du titre n’était pas prononcée. Puis, parmi peu d’autres livres parut La Robe bleue (Verdier, 2004), histoire d’une femme taiseuse : assise dans une maison de santé, elle attend trente ans un homme, attend son frère Paul, elle s’appelle Camille Claudel et ne le dit pas.
Seule. Michèle Desbordes a passé son enfance à aimer les livres, à guetter dans les travées de la bibliothèque d’Orléans le pas lourd du directeur, Georges Bataille. Plus tard, après avoir traversé les océans, elle deviendra elle-même directrice d’une bibliothèque à Orléans. Plutôt qu’écrire trop tôt, elle épousa un écrivain, Jacques Desbordes, le quitta sans divorce et plus tard fit de son nom de veuve un nom d’écrivain. Elle vécut huit ans un autre amour à la Guadeloupe, et revint seule. Elle dit longtemps tout ce qu’elle savait d’elle à son psychanalyste, et garda le don du silence pour ses livres, pour parler des autres. Elle disait : « J’ai abordé le roman lorsque j’ai compris qu’on pouvait raconter une absence d’histoire. » Aujourd’hui restent l’absence et une dizaine d’ouvrages à relire dans la lenteur du fleuve, elle voulait que l’on disperse ses cendres sur la Loire. Dans le silence reposée.



Le Monde, vendredi 27 janvier 2006, par Xavier Houssin

Discrétion et silence sont les maîtres mots de son œuvre.

La romancière Michèle Desbordes est morte, mardi 24 janvier, à l’âge de 65 ans, dans sa maison de Baule, dans le Loiret, au terme d’un long combat, courageux et discret, contre la maladie.

Discrétion et silence sont les maîtres mots de l’œuvre de Michèle Desbordes, écrite comme on effleure, en images non installées. Réflexive, ressentie. Le public l’a véritablement découverte en 1999 avec La Demande (Verdier), qui obtiendra le prix France-Télévisions. Elle y met en scène un troublant huis clos entre un maître italien de la Renaissance vieillissant venu sur les bords de Loire à l’invitation du roi de France et sa servante sans âge. Pudeur d’une relation qui s’apprivoise dans l’économie de la parole et l’écoulement lent du quotidien. Phrases en miroir posé. Au rythme gris et bleu du fleuve.

Née en août 1940 en Sologne, Michèle Desbordes a passé son enfance et sa jeunesse à Orléans. Dévoreuse des livres de la bibliothèque municipale, elle y croise presque chaque jour, sans savoir qui il est, le directeur, un certain Georges Bataille. Elle lui succédera à ce poste bien des années après. Ces hasards nécessaires… « Les mots, disait-elle, mis les uns avec les autres, ne peuvent que Vous conduire vers l’inconnu. » Elle est taraudée tôt par le désir d’écrire, mais garde ses phrases à distance. Après ses études en Sorbonne, elle travaille longtemps dans des bibliothèques universitaires à Paris, puis est nommée en Guadeloupe. Elle y restera huit ans.

Une parenthèse féconde, envahie d’océan. Le temps d’apprivoiser les battements profonds de sa mer intérieure. Juste avant son départ en 1986, Michèle Desbordes s’était décidée à publier ses premiers textes. Sombres dans la ville où elles se taisent (Arcanes 17, puis Verdier) rassemble ses poèmes sur le silence. Ce thème récurrent, absolu, venu d’un grandir où l’affection et la tendresse ne rencontraient jamais les mots, elle le reprend dans L’Habituée, son premier roman (Verdier, 1997). Il y est question déjà du rôle du regard. Ce qui se pressent ainsi, malgré les lèvres closes. Seule la mort libère la parole. Un peu…

Après La Demande, suivront Le Commandement (Gallimard, 2000), La Robe bleue (Verdier, 2004), sur les dernières années de Camille Claudel, Un été de glycine (Verdier, 2005), autour de la figure de Faulkner, à qui elle voue une absolue admiration. Chaque fois, Michèle Desbordes écrit dans la distance. Paradoxe d’un recul qui permet une indicible proximité avec des personnages qu’elle laisse au lecteur le soin d’approcher lui-même. Pour parvenir, elle s’impose une épure. « Quand je trouve que c’est trop “beau”, trop “bien”, expliquait-elle, je casse, j’élimine, je rogne, les mots, les adverbes, les adjectifs, jusqu’à ce qu’il ne reste presque plus rien. » On est alors emporté dans une compassion sans réserve. Immédiate. C’est saisir l’inaccompli. Y apporter une suite.

Michèle Desbordes a publié aussi des proses poétiques Le Lit de la mer (Gallimard, 2001) et Dans le temps qu’il marchait (Laurence Teper, 2004), long poème narratif sur le voyage de Hölderlin de Bordeaux à Nürtingen, histoire de frontières, de souffrances en éclats. Elle avait rédigé aussi le texte de Carnet de visite (Nathan, 1999), de photographies de Hien Lam-duc sur le vécu à domicile des personnes âgées. Un pas sur le côté. Donner voix au silence. Savoir rester discret…



Hommage de Renaud Donnedieu de Vabres, 26 janvier 2006
J’apprends avec tristesse la disparition de Michèle Desbordes. C’est bien sûr La Demande, ce merveilleux récit évoquant la rencontre et le long commerce silencieux entre une servante française et un grand artiste italien du XVIe siècle, qui a suscité l’engouement et l’admiration de très nombreux lecteurs. Mais on retrouve dans tous ses récits et romans de L’Habituée au Lit de la mer en passant par Le Commandement, la même alliance de mystère et d’intensité, de ferveur et d’exactitude, de noblesse et de proximité, de hauteur d’inspiration et de cœur.

Elle a su, mieux que personne, exprimer le silence de l’exil intérieur, tel celui de Camille Claudel dans La Robe bleue. Ces extrémités de l’âme, ces sombres pays enfouis, Michèle Desbordes a réussi à les transcrire grâce à un très lent travail sur les mots, à la patience ardente avec laquelle elle suivait sa vision intérieure. Sa force intuitive, sa sensibilité fraternelle lui ont permis d’entrer, dans des textes lumineux qui vont bien au-delà du commentaire, en empathie avec William Faulkner dans Un été de glycine ou Holderlin au fil des pages de Dans le temps qu’il marchait. Elle a rejoint leur nuit avec la discrétion poignante qui caractérise toute son œuvre.

Quelques-unes de ses oeuvres


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"Et on aurait pu croire qu'elle demeurait là par goût, par plaisir peut-être, l'endroit était si beau, toutes ces allées qui montaient et descendaient dans l'odeur des cèdres et des pins, la chambre, le pavillon dont elle s'éloignait de plus en plus rarement, et encore faudrait-il qu'on vînt la chercher, qu'on lui fît savoir que dehors l'air était si doux, si odorant, si bien qu'elle marchait là emmenée dans tous les parfums qu'on lui disait, elle montait et descendait les allées les sentiers jusqu'à ce qu'à nouveau elle sentit la douleur dans la jambe, alors elle disait qu'elle avait mal à la jambe et qu'il lui fallait rentrer, elle passait devant la chapelle, les rangs de cyprès. Elle Camille dans le jour qui tombait, quand elle regagnait le pavillon et la petite chambre de l'étage, refusant ce soir-là comme les autres la nourriture qu'on lui donnait et préférant remplir d'eau la même vieille casserole à l'émail ébréché, où elle faisait bouillir les pommes de terre qu'elle mangeait avec le beurre ou l'huile que la mère envoyait(...)"

in, La robe bleue, éd Verdier p101


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J'ai lu plusieurs oeuvres de Michèle Desbordes, découverte il y a quelques mois. La beauté de son écriture, l'originalité dans la construction de ses récits, la poésie inhérente à chacun de ses livres...me donnent envie de tout lire ! J'aimerais citer tant et tant d'extraits ! Sans doute le ferai-je peu à peu, afin que les lecteurs de ce blog tombent en amour eux aussi ! Je compléterai cet article au fil des jours.

FRuban

mardi 6 septembre 2016

François Laur, poète (1943-2016)



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photo Revue Texture



Dans Revue Texture


François Laur :
« La beauté gifle comme un grain ». 







C’est une ode au désir (sous toutes ses formes) que donne à lire François Laur dans son récent recueil, « La beauté gifle comme un grain ». Non pas parce qu’il cite en exergue Annie Le Brun qui écrit merveilleusement ce qu’est le désir : « La puissance du désir est de sans cesse relier l’imaginaire et la réalité, en exaltant l’une par l’autre ». C’est tout simplement parce que dans ces petites proses ciselées comme jamais, François Laur dit le désir qui refuse de s’éteindre, bien qu’à chaque instant « s’en vienne un bruit de cloches sombres ».
Ce n’est pas égoïsme érotique car les échos du monde sont présents : « femmes de Kobanê arme à la main pour être libres », « les no pasarán », « au Kurdistan syrien, démocratie directe, autonomie des femmes », les oiseaux, le paysage, « À chaque page du journal, une escalade dans l’atroce, horreur à n’en plus finir » ... C’est que « le désir est notre existence », désir du monde comme désir de la femme. La préciosité de la langue sert aussi bien à chanter la femme aimée et son corps qu’à fabriquer du texte. Car l’important pour le poète, c’est l’écriture.

Mais il n’y a pas que la préciosité ; les poèmes de François Laur regorgent de mots rares : vésanie, nycthémère, organsin, tussor, lucques, culmen, soulas, fluence, éburnéen… L’allitération n’est pas absente : « pantelants, replis pulpeux et palpitants »… Les références à l’écriture sont nombreuses et délibérées : mot, calligraphie, écrire, livre, jambage, boucle, vocable, formule, texte, stylet, lettre, graphie, page, bâton, odelette, cantilène, laisse, verset, rythme, hymne, compte, rime… L’exergue est fréquente, la citation est revue et corrigée : « la barque de l’amour ne se brisera pas contre la vie courante » (d’après Maïakovski) ou utilisée « l’échange sans marché où la valeur d’usage ne serait que l’échange du don » (on reconnaît le vocabulaire marxiste). L’écriture est désir qui fonde l’écriture. Si l’angoisse saisit François Laur, le désir du monde est toujours là, tout comme le désir d’écriture. Le poète suggère un monde « guéret d’horreurs » pour mieux le refuser, comme il refuse les banalités, les clichés : s’il franchit un pont roman, c’est pour ajouter aussitôt qu’il ne rejoindra pas Compostelle !

Écriture plurielle donc, la femme aimée tisonne les mots charnus. Le corps amoureux écrit de multiples façons, François Laur écrit le corps. Le monde du produire et du marché est l’immonde. Comment s’étonner alors que cette plaquette se termine par cet alexandrin « En allant vers ton risque, tu écris le mien » ? Car, finalement, de la dichotomie entre le désir et l’horreur à n’en plus finir, c’est le désir qui sort vainqueur.

Lucien Wasselin.



François Laur


Éditions Rafael de Surtis
collection Pour un Ciel désert. 56 pages, 15 €.
En librairie ou sur commande chez l’éditeur : 7 rue Saint Michel. 81170 Cordes sur Ciel.

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François Laur, La Beauté gifle comme un grain
éd. Rafaël de Surtis, 2016, 56 pages, 15 €
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François Laur
Une trentaine de poèmes en prose composent La Beauté gifle comme un grain, le dernier recueil paru de François Laur. Outre que c’est un bel objet, cousu, avec une mise en page de qualité, jamais gifle n’a autant caressé celui qui, pour la recevoir, la parcourt comme l’amour se lève. Impossible en effet de s’imprégner autrement de cet auteur si discret qu’il n’élève jamais la voix. Ajoutez à cela un exergue d’Annie Le Brun : « La puissance du désir est de sans cesse relier l’imaginaire et la réalité, en exaltant l’une par l’autre. » Ce pourrait être, en résumé, l’art poétique de François Laur. C’est dire la force d’attraction de ce recueil. Il est de ces livres « tissés de flammes du soleil, ceux qui se dansent, qui enivrent, qui font somptueusement tituber ». Trouvère de notre temps, dont rien n’est occulté, ni les rues qui ressassent la tristesse, ni les grèves, ni les migrants qui se noient, François Laur chante, par-dessus tout, l’amour. « Mon sang rit s’emporte feule, s’enivre de toi tisserande en accueil. »

La femme aimée est ici célébrée. On a trop perdu la grâce de le faire. Elle est l’égale absolue, voire la suzeraine des troubadours, non perchée à la fenêtre inaccessible, au cœur du verger, de la maison, du lit nuptial. Elle respire, odore par tout son corps, ordonne le jour et la nuit dans un naturel qui chamboulerait bien des existences si leurs titulaires pouvaient subodorer que cela se peut. « Malheur à qui est sans désir », écrit à raison François Laur. Le bonheur ? « Contre moi, sentir le lilas sur tes seins le velours de ton ventre le pli profond où je te touche. Ne rien oublier. » L’étreinte, l’orgasme ? Les voici dans les deux seuls vers à proprement parler de ce recueil « Tu me maintiens sur la plus haute vague, / en m’insufflant un peu d’éternité. » Sa prose est infiniment rythmée, et musicale à la fois, et surtout truffée, presque au sens propre pour la narine, de trouvailles multipliées. « Le cœur tambour, je bois ta soif surgie sur le bout de ta langue, à ton ventre le vin du rêve ; ta voix se tresse de galets qu’entre-heurte le flot, de contralto et d’abandon poignant. »

L’amour, écrit François Laur, écarte un peu les horreurs du monde. « La caresse de ta voix me rend le cœur plus léger […] Avec toi, tes ritournelles, oubliés – tout merveilleusement ! – extorqueurs de désirs, trafiquants de peur fabricants de tristesse furieux de dieu bombes humaines. » Il offre tout le contraire de cette écriture décharnée, queue de comète de Tel Quel, qui fait les pâmoisons des ayatollahs que l’émotion fait vomir, qu’ils récusent. Lui, nous emporte dans son souffle. « Nous nous savions mortels, mais je n’y croyais pas. Sous l’impact du crabe fouisseur, j’ai appris ce que vivre l’instant veut dire : auprès de toi, avec et par toi rayonnante, continûment reprendre haleine dans l’affection et le bruit neufs. » Lire François Laur, c’est se préparer « à manger des burlats cueillis sur le sourire » de l’aimée. C’est s’ouvrir comme un fruit pour le partage. C’est se préparer à la délicatesse : « La chaleur de ta voix a eu raison de mon manque d’oreille. L’aigue-marine de tes yeux a laminé ma cataracte. » Et encore : « Les mouillures à tes lèvres m’ont appris les senteurs d’exister ; tu m’as ouvert ton lit, guidé en toi pour me faire franchir l’horizon. »

Pierre Perrin, note inédite du 25 août 2016



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Dans Recours au poème


J'ÉCRIS TON NOM CHAQUE JOUR

de :
François Laur


AS-TU OUBLIÉ LE SUSPENS DE TES MAINS ?

Que de fois, tes mains ont guidé. Elles venaient, doigts et paume rêveurs, sans trop connaître leur pouvoir, tes doigts frôlaient un peu comme hésitants comme oublieux se glissaient se frayaient passage doucement très doucement griffaient et les choses se taisaient, un temps. Sous ta main, tel baignant dans la verdure à l'accord reconnu, le laps factuel croissait en incessant avènement. Haut feuillage (ciel de lit fastueux), herbe tiède et tendre comme un ventre savaient que c'est de toi que vibreraient mes veines.

Nous nous explorions lèvres à peau langue à lèvres, ainsi qu'on fait d'un fruit pulpe jus dans la bouche, qu'on savoure leurs justes noces. Il y avait des cris ravalés, des gémirs de pariade. Nous exultions.

Tes mains vouaient à l'ici fragile, ici précaire ; elles disaient repas, elles disaient fontaine, cruche, agora, verger. Elles tentaient une calligraphie politique, rejouaient Marx. Elles disaient : « Risque-toi dans même la confiance que rien ne prouve ». Extase propagée d'un frisson, c'est ainsi qu'elles nous ont hissés sur la vague, fait garder pied complètement à nous exister.
                                                         François Laur



                                                          ***



Sur TESSELLES, le blog de François Laur


CES LIENS QUI DÉLIVRENT

Longtemps, pour tenter de sourire, j’ai dû brinquebaler en nocturne tardif, m’abreuver d’alcools et de charivari, cavalcader jusqu’aux aubes blêmes où j’allais m’engloutir dans un sommeil peuplé de spasmes nauséeux.

Mais, éveillées les haleines tièdes, je t’ai vue cheminer nue. Tu étais nue en blouse roumaine, et tes mains tes reins, leur puissance de source a répandu ses baumes après ces longs mois saturés de fiel. Tu as donné au jour une harmonie du soir, un nuage blanc au bleu trop dur, la pénombre aux chambres d’été, le vin des rêves à la vie. Sur de riches herbages ou les draps froissés, tu m’as passé au doigt l’anneau de ta confiance, au cou tes cuisses en collier.

Quand je tombais de vide en vide comme un qui tombe pour mourir, tu auras été celle qui est venue, porteuse d’une joie d’exister contagieuse, sève ardente et senteurs d’humus, feu de la saint-jean au cœur. Tu es venue comme les sept couleurs après fracas et trombe d’eau. Tu auras été promesse de vibrer, de palpiter selon l’air des saisons.

Ton sang à fleur de peau rosit la douceur des choses.

Carcassonne, 24-26 juin 2016.



CE QUE JE DOIS AU FROISSEMENT DU THYM

Les choses sont là et je suis à elles, absentes ou sous mes yeux. Ainsi je nais au chèvrefeuille en plein soleil, à l’escargot sous une acanthe un jour de pluie, au figuier dans la pénombre. Et dans les plis ombre et lumière jaillit comme un défaut, un manque ; l’air vibre, l’horizon, tout soudain, c’est l’absence de toi, de toi à l’instant si lointaine. Le sang cherche à régler son pouls, le paysage que tu enrobes se déploie, inflexions bombements buissons sillons rivière, les remuements du cœur dans les frissons du frêne, ciel lavé, large plage mouillée. Sans doute, le cosmos ne s’ordonne-t-il plus au tintement de l’angélus, mais le sillage de ton parfum comble mes mains du somptueux de tes reins, et mon regard de toi, dénudée yeux fermés. À vue perdue, la nuit esseule, tant que l’aube de ta chair ne luit pas comme, de temps à autre, aux confins de l’espace aimanté, le silencieux essaim de galaxies opales.

Alors, les mots éclosent à nos lèvres pour agréer le vivre, conjurer sa fêlure et dire ses baisers ; ses saveurs de miel de sel de houblon et de fraise, celle des algues fouet des sorcières ; ses sourires de fontaine, ses voyages d’encre ; sa précaire profusion.

Je reprends pied dans le réel.

Carcassonne, 10-15 juin 2016



DANS LE VŒU DES REGARDS

D’où m’est venu ce désir de quêter, cet unique désir de m’adonner à ta recherche ? Toi, t’aimais-je avant de t’avoir vue, étais-tu déjà là parce que tu étais mon unique pensée, par chance toi la teneur de mes rêves ? Quelque heureux coup de dés t’avait-il inventée pour moi, à chaque fois vivante et fragmentaire, à chaque fois aussitôt dérobée, à chaque fois plus obsédante ? Je savais que, sans toi, exister me serait désastreux ; le monde, sylve équatoriale dont les branches grifferaient mes yeux, forêt puante humide obscure où j’essaierais de m’enfoncer pour esquiver toute clairière.

Et nous nous sommes parvenus. Tu n’étais pas copie de la chimère des hantises. C’était au bord d’un étang, tu venais d’y nager, tu consentais à sa lumière et avais construit ton jardin ta maison prêts à l’accueil sur le dévers, au beau milieu des ceps. L’eau, en surface, avait le bleu de tes iris, mais le fond luisait noir, du même noir que tes pupilles, de ce noir qu’est l’excès du réel sur tout traité des passions aussi bien que sur nos paroles où, constamment, foisonnent des appeaux, braises, bribes, brises et dérives.

20 juin 2016




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Sur  P / oésie, le blog d'Alain Freixe


RAYON VERT

Bromure de chrome, véronèse, verdaccio, et voilà que paraissent vergers, bosquets, prairies, frondaisons où ramage comme une écriture – vocables arborescents, paroles en pléiades.

Permets à ma langue de couler s’étaler te joncher te vêtir comme une averse feuillée sur nappe de flocons neufs comme liane enlaçant un buste de marbre comme graphisme sur ce feuillet

tes épaules tes flancs tes reins tes seins à embraser l’écorce tendre de la nuit ton ventre frais de houle lente toison dorée comme l’automne lèvres ourlées tel un sillon

ta peau s’étoile de promesse plus qu’amandier en fin d’hiver. Le ciel verdit, tatoué d’astres tombés du nid et qui se prêtent à l’empennage.

© François Laur