vendredi 15 janvier 2016

Lettre de Rainer Maria Rilke à un jeune poète

17 février 1903

Cher Monsieur,

Votre lettre vient à peine de me parvenir. Je tiens à vous en remercier pour sa précieuse et large confiance. Je ne peux guère plus. Je n’entrerai pas dans la manière de vos vers, toute préoccupation critique m’étant étrangère. D’ailleurs, pour saisir une œuvre d’art, rien n’est pire que les mots de la critique. Ils n’aboutissent qu’à des malentendus plus ou moins heureux. Les choses ne sont pas toutes à prendre ou à dire, comme on voudrait nous le faire croire. Presque tout ce qui arrive est inexprimable et s’accomplit dans une région que jamais parole n’a foulée. Et plus inexprimables que tout sont les œuvres d’art, ces êtres secrets dont la vie ne finit pas et que côtoie la nôtre qui passe.

Ceci dit, je ne puis qu’ajouter que vos vers ne témoignent pas d’une manière à vous. Ils n’en contiennent pas moins des germes de personnalité, mais timides et encore recouverts. Je l’ai senti surtout dans votre dernier poème : Mon âme. Là quelque chose de propre veut trouver issue et forme. Et tout au long du beau poème À Léopardi monte une sorte de parenté avec ce prince, ce solitaire. Néanmoins, vos poèmes n’ont pas d’existence propre, d’indépendance, pas même le dernier, pas même celui à Léopardi. Votre bonne lettre qui les accompagnait n’a pas manqué de m’expliquer mainte insuffisance, que j’avais sentie en vous lisant, sans toutefois qu’il me fût possible de lui donner un nom.

Vous demandez si vos vers sont bons. Vous me le demandez à moi. Vous l’avez déjà demandé à d’autres. Vous les envoyez aux revues. Vous les comparez à d’autres poèmes et vous vous alarmez quand certaines rédactions écartent vos essais poétiques. Désormais (puisque vous m’avez permis de vous conseiller), je vous prie de renoncer à tout cela. Votre regard est tourné vers le dehors ; c’est cela surtout que maintenant vous ne devez plus faire. Personne ne peut vous apporter conseil ou aide, personne. Il n’est qu’un seul chemin. Entrez en vous-même, cherchez le besoin qui vous fait écrire : examinez s’il pousse ses racines au plus profond de votre cœur. Confessez-vous à vous-même : mourriez- vous s’il vous était défendu d’écrire ? Ceci surtout : demandez-vous à l’heure la plus silencieuse de votre nuit: « Suis-je vraiment contraint d’écrire ? » Creusez en vous-même vers la plus profonde réponse. Si cette réponse est affirmative, si vous pouvez faire front à une aussi grave question par un fort et simple : « Je dois », alors construisez votre vie selon cette nécessité. Votre vie, jusque dans son heure la plus indifférente, la plus vide, doit devenir signe et témoin d’une telle poussée. Alors, approchez de la nature. Essayez de dire, comme si vous étiez le premier homme, ce que vous voyez, ce que vous vivez, aimez, perdez. N’écrivez pas de poèmes d’amour. Évitez d’abord ces thèmes trop courants : ce sont les plus difficiles. Là où des traditions sûres, parfois brillantes, se présentent en nombre, le poète ne peut livrer son propre moi qu’en pleine maturité de sa force. Fuyez les grand sujets pour ceux que votre quotidien vous offre. Dites vos tristesses et vos désirs, les pensées qui vous viennent, votre foi en une beauté. Dites tout cela avec une sincérité intime, tranquille et humble. Utilisez pour vous exprimer les choses qui vous entourent, les images de vos songes, les objets de vos souvenirs. Si votre quotidien vous paraît pauvre, ne l’accusez pas. Accusez-vous vous-même de ne pas être assez poète pour appeler à vous ses richesses. Pour le créateur rien n’est pauvre, il n’est pas de lieux pauvres, indifférents. Même si vous étiez dans une prison, dont les murs étoufferaient tous les bruits du monde, ne vous resterait-il pas toujours votre enfance, cette précieuse, cette royale richesse, ce trésor des souvenirs ? Tournez là votre esprit. Tentez de remettre à flot de ce vaste passé les impressions coulées. Votre personnalité se fortifiera, votre solitude se peuplera et vous deviendra comme une demeure aux heures incertaines du jour, fermée aux bruits du dehors. Et si de ce retour en vous-même, de cette plongée dans votre propre monde, des vers vous viennent, alors vous ne songerez pas à demander si ces vers sont bons. Vous n’essaierez pas d’intéresser des revues à ces travaux, car vous en jouirez comme d’une possession naturelle, qui vous sera chère, comme l’un de vos modes de vie et d’expression. Une œuvre d’art est bonne quand elle est née d’une nécessité. C’est la nature de son origine qui la juge. Aussi, cher Monsieur, n’ai-je pu vous donner d’autre conseil que celui-ci : entrez en vous-même, sondez les profondeurs où votre vie prend sa source. C’est là que vous trouverez la réponse à la question : devez-vous créer ? De cette réponse recueillez le son sans en forcer le sens. Il en sortira peut-être que l’Art vous appelle. Alors prenez ce destin, portez-le, avec son poids et sa grandeur, sans jamais exiger une récompense qui pourrait venir du dehors. Car le créateur doit être tout un univers pour lui-même, tout trouver en lui-même et dans cette part de la Nature à laquelle il s’est joint.

Il se pourrait qu’après cette descente en vous- même, dans le « solitaire » de vous-même, vous dussiez renoncer à devenir poète. (Il suffit, selon moi, de sentir que l’on pourrait vivre sans écrire pour qu’il soit interdit d’écrire.) Alors même, cette plongée que je vous demande n’aura pas été vaine. Votre vie lui devra en tout cas des chemins à elle. Que ces chemins vous soient bons, heureux et larges, je vous le souhaite plus que je ne saurais le dire.

Que pourrais-je ajouter ? L’accent me semble mis sur tout ce qui importe. Au fond, je n’ai tenu qu’à vous conseiller de croître selon votre loi, gravement, sereinement. Vous ne pourriez plus violemment troubler votre évolution qu’en dirigeant votre regard au dehors, qu’en attendant du dehors des réponses que seul votre sentiment le plus intime, à l’heure la plus silencieuse, saura peut-être vous donner.

J’ai eu plaisir à trouver dans votre lettre le nom du professeur Horacek. J’ai voué à cet aimable savant un grand respect et une reconnaissance qui durent déjà depuis des années. Voulez-vous le lui dire ? Il est bien bon de penser encore à moi et je lui en sais gré.

Je vous rends les vers que vous m’aviez aimablement confiés, et vous dis encore merci pour la cordialité et l’ampleur de votre confiance. J’ai cherché dans cette réponse sincère, écrite du mieux que j’ai su, à en être un peu plus digne que ne l’est réellement cet homme que vous ne connaissez pas.

Dévouement et sympathie.

Rainer Maria Rilke.


photo du Net 

dimanche 10 janvier 2016

André Comte-Sponville




Emission Les Mots de minuit








" Plus doué pour la pensée que pour la vie". Il y a dans ce signe particulier qu'admet le docteur en philosophie qu'il est un écart avec le ici et maintenant qui oblige à toujours chercher "à penser neuf et penser juste". Qui amène à aller de temps à autre du côté des états modifiés de conscience qui apaisent. L'humanisme de Montaigne qu'il découvre à 30 ans, lui va bien comme un gant de velours.
D'accord pour parler avec son éditeur d'"Un livre-bilan, à la fois singulier et fort"! Dans cette émission, André Comte-Sponville complète cette série d'entretiens avec François L'Yvonnet. Une chose est remarquable dans notre conversation : le peu de temps laissé au silence, comme si l'enfant, perdu entre la mélancolie d'une mère et l'autoritarisme d'un père, mal à l'aise avec le langage qu'il fut, continuait chez l'adulte d'aspirer à dire nécessairement et à combler nos incomplétude et solitude existentielles. Ce "doué pour l'angoisse"  ("Du tragique au matérialisme (et retour)" en 2015) qui a aussi traité du désespoir, de la béatitude ou des grandes vertus est passé par la foi ou le communisme. Il a signé une oeuvre, moins médiatique que celle de certains de ses contemporains. Comme viatique, elle est substantielle et suffisante, souvent intranquille... Une vie, en somme.

"Ce n'est pas qu'il faille vivre au présent. C'est que nul n'a jamais vécu autre chose. Vivre au présent, ce n'est pas un idéal, qu'il faudrait atteindre. C'est la vérité de vivre. Essayez un peu de vivre une seconde de passé, ou une seconde d'avenir! Tout ce que vous pourrez faire, c'est vivre une seconde de souvenir ou d'anticipation. Mais le souvenir est actuel comme l'anticipation. Vous n'êtes pas sorti du présent : vous êtes passé du présent de l'attention à celui de la mémoire ou de l'attente. Vous auriez d'ailleurs bien tort de vous l'interdire. Vivre au présent, ce n'est pas vivre dans l'instant, ni même dans l'hédonisme du carpe diem! Il ne s'agit pas de s'amputer vivant de la mémoire et de l'imagination, mais de comprendre que le souvenir, l'image ou le projet n'existent qu'au présent, comme tout le reste. Aucun instant n'est une demeure pour l'homme, mais le présent seul, qui dure et qui change, mais la conscience seule, qui anticipe et se souvient. Habitez donc la présence de votre souvenir, la présence de votre anticipation, plutôt que le manque en vous (qui n'a de réalité qu'imaginaire) du passé ou du futur!"

Couverture  "C'est chose tendre que la vie"





C'est chose tendre que la vie : Entretiens avec François L'Yvonnet par Comte-Sponville


                                                                     

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