jeudi 31 août 2017

Souleymane Diamanka, interview









© photo Antoine Tempé
Souleymane Diamanka dans le jardin de sa maison de Yoff à Dakar.  © Antoine Tempé





ACTUALITÉ  CULTURE  CULTURE

Souleymane Diamanka ou l'art d'"être humain autrement"

ENTRETIEN. Le poète-slameur peul sort son second album enregistré à Addis Abeba et nous accueille chez lui, à Dakar, où il s'est installé depuis un an.

PAR NOTRE ENVOYÉE SPÉCIALE À DAKAR, VALÉRIE MARIN LA MESLÉE

Publié le 14/11/2016 à 15:16 - Modifié le 14/11/2016 à 23:24 | Le Point Afrique



On l'avait quitté au coeur de L'Hiver peul (sorti en 2007), il revient près de dix ans plus tard avec Être humain, autrement, un album extraordinairement habité, mélange de langues, d'influences, de chants peuls à la valse en passant par un clin d'œil à Jean Gabin, où Amadou Hampâté Bâ côtoie Aragon... Le rappeur, slameur, chanteur, qui répond plus facilement au qualificatif d'artiste et de poète oral, l'a lancé sur le Net le 3 novembre sur son site.  Souleymane Diamanka est le fils de Boubacar Diamanka et de Djénéba, comme il le scande dans sa voix chaude, et c'est déjà tout un poème. Il a vu le jour sous le nom de Duadjaabi Djeneba, « le vœu exaucé de sa mère » en peul. Cette dernière a donné naissance à son fils en 1974 alors que le père, tailleur au pays, était déjà parti en clandestin pour la France, où il est devenu ouvrier chez Ford. Souleymane a 2 ans quand, avec sa mère et ses deux grandes sœurs, il le retrouve à Bordeaux, cité des Aubiers, où la famille s'installe. Il grandit en parlant peul à la maison, et en apprenant le français à ses parents. Diamanka est un de ces « héritiers de l'arc-en-ciel » (titre d'une des chansons) couleurs de peau et cultures confondues parmi lesquelles il a grandi. Et c'est ainsi qu'il rêve l'humanité au centre de sa prose poétique et musicale. Sa culture peule, le père la transmet à ses enfants sur des cassettes enregistrées à leur attention parce qu'il manque de temps pour la leur communiquer. La fille aînée de Boubakar Diamanka écrit son mémoire sur les Peuls et, quand il vient habiter à Paris chez sa sœur, le jeune Souleymane est fasciné par ce trésor. Il en fera son miel. Son premier groupe de rap s'appelle Djangu Gandhal, ce qui signifie « en quête de connaissance ». La quête n'a jamais cessé. Mais la connaissance de soi, du monde a progressé, et c'est déjà un sage quadragénaire que l'on rencontre ce début de novembre dans le quartier de Yoff à Dakar, où il est installé depuis bientôt un an avec sa femme, Sasha, présente sur l'album, et dans toute la maison aux allures de galerie d'art, dont elle assure la décoration. Diamanka vous accueille avec cette douceur sereine qui a toujours émané de lui, et dans laquelle baigne son album avec Kenny Allen, un disque particulièrement inspiré. Rencontre au tutoiement dans son « bureau atelier studio », où il passe la plupart de son temps.

Le Point Afrique : À quel moment as-tu décidé de quitter la France pour vivre en Afrique ?

Souleymane Diamanka : J'ai d'abord tout quitté pour rejoindre Sasha par amour à Addis Abeba et, là, j'ai rencontré Kenny Allen, ce musicien prodigieux avec lequel j'ai fait cet album. On est venus ensuite directement d'Addis à Dakar, nous avions pensé au Mali et l'opportunité s'est trouvée au Sénégal. C'est un projet que j'avais depuis longtemps de revenir en Afrique, j'ai passé beaucoup de temps à Bordeaux, Paris. L'Afrique, je la connaissais par mes parents et des séjours de vacances, je pensais que le moment était venu d'y vivre. Dakar est une ville super dynamique, au niveau de l'artisanat, la mode, la création, j'aime cette énergie. La force qu'il y a là, celle des femmes que je trouve incroyable, comme Aïcha Dème dans la culture. Celle d'artistes comme Felwine Sarr, qui est un carrefour humain, un musicien universitaire intellectuel qui crée des ponts entre les disciplines ; à Dakar, les rencontres entre artistes sont simples. Je côtoie beaucoup de photographes, et de danseurs, car c'est comme eux que je souhaite écrire : mettre de la perspective, du contraste dans les mots, de l'équilibre et du mouvement dans les phrases, de la virtuosité comme le danseur de hip-hop juste après un salto : « T'as vu ce que je viens de faire ? » Quoique, je tente aussi d'aller vers le plus subtil, le « devine ce que j'ai fait », comme dans la poésie d'Yvon Le Men auprès duquel j'ai beaucoup appris. Elle coule comme de l'eau, mais ne se donne pas tout de suite, alors que nos rimes de slam arrivent à la fin du vers. L'âge venant, c'est moins « t'as vu ce que je viens de faire », je vais davantage vers la suggestion (sourire).

Tu as toi-même écrit ou coécrit des livres. Je pense à ton travail avec le linguiste Julien Barret, dont paraît un nouvel essai (Tu parles bien la France, éditions L'Harmattan)...

Oui, Julien avait fait un premier livre sur le rap, sans le côté social, en s'attachant juste à la langue, en étudiant Oxmo Puccino, Booba, uniquement sur les mots. Il s'était intéressé à deux de mes chansons. Et, à partir de là, on a fait ensemble ce livre Ecrire à voix haute sur tout le lexique de mon album L'Hiver peul. Un cadeau pour moi ! J'ai arrêté très tôt ma scolarité (j'ai compris après que c'était important, l'école) et, quand je découvrais comment il nommait les figures de style, c'est comme s'il m'offrait des diplômes, moi qui n'ai que ceux de la rue. Je me trouvais en terrain d'égalité avec quelqu'un comme lui, super-diplômé, et on se comprenait. Il me parlait d'André Breton parlant d'« effet psychique instantané », et moi je lui disais qu'au quartier on parlait de « gamberge obligatoire », et j'ai appris plein de choses avec lui. Je pense aussi à l'Oulipo, que je respecte beaucoup.


Écrire des livres, est-ce un objectif pour toi ?

J'ai aussi écrit un recueil de poèmes avec le slameur polonais John Banzaï, J'écris en français dans une langue étrangère, mais maintenant, c'est différent, je travaille sur un roman, basé sur l'histoire de mon père et sur l'histoire de l'humanité racontée par les Peuls, toute cette matière qui vient des cassettes qu'il a enregistrées pour nous. Je devais terminer cet album d'abord et je vais m'y mettre davantage maintenant, mais sans me donner de date parce que passer du poème ou de la chanson au roman, c'est comme passer de la piscine à l'océan, c'est un autre travail, l'écriture romanesque.

Les slameurs débarquent peu à peu en littérature : Marc-Alexandre Oho Bambe, Julien Delmaire et, bien sûr, Gaël Faye… Qu'en penses-tu ?

Ah, c'est beau ! J'en pense que l'écriture, c'est de l'eau et qu'elle prend la forme du récipient dans lequel on la met. Le livre de Gaël, c'est le même Gaël que quand il rappe, dit un poème, répond à une interview, c'est lui, je le reconnais, dès les premières fois dans les slam sessions on se disait il y a quelqu'un, là, et de même avec Julien, Alexandre de On a slamé sur la Lune. Ça vient avec la maturité et certaines rencontres, on se croise dans des festivals avec des écrivains, Alain Mabanckou, Abdourahman Waberi, on parle ensemble. Ces gens-là nous influencent, car ils utilisent le même matériau. Yvon Le Men, en ce sens, est un vrai carrefour humain lui aussi : poète, conteur, slameur, il a toutes ces casquettes-là, et c'est beau. Il va y avoir de plus en plus de livres écrits par des gens remarqués sur les scènes slam, parce que le slam (qui veut sire schlem) est un concours et que chacun y apporte ce qu'il a.

Revenons à la musique . En 2007, tu sors L'Hiver peul, ton premier album. Depuis, on te voit sur scène, dans des films, mais c'est presque 10 ans après que paraît ton second album : tu chantes que « les poètes se cachent pour écrire ». Qu'as-tu fait entre-temps ?

Beaucoup de scène, d'écriture aussi, des ateliers, des rencontres avec des artistes. J'ai arrêté d'aller dans des slam sessions pour faire des duos avec le chanteur basque Beñat Achiary, légende vivante du chant basque. Il jouait avec Ablaye Cissoko, travaillait sur des textes de Césaire. J'ai beaucoup tourné avec leur groupe nommé Lam Dialy (dialy, ça veut dire griot en peul et en wolof avec un écho aussi en basque). Les langues se croisent ainsi, j'adore. Avec John Banzaï, on a beaucoup travaillé sur les mots comme ça. Et puis on a écrit beaucoup de morceaux avec Alex (le musicien Alexandre Verbiese) et enregistré des morceaux. C'est avec lui que j'ai commencé le travail sur les cassettes de mon père. Dans un concert live qu'on a fait à Lyon, en première partie de la tournée de Bertrand Cantat et de son groupe Détroit en 2014, on joue par exemple « Sénégal soul » : cette chanson est née d'un enregistrement que mon père avait fait à la télé, un soir où passait un concert de James Brown, et où il a joué un morceau inédit. Et, sur la cassette, on entend la vie familiale en même temps que James qui chante à la télé.  Alex a fait un super travail dessus et c'est un des morceaux que je continue à jouer sur scène.

Pour autant, toutes ces chansons ne sont pas sur un album. C'est dépassé, l'album ?

Beaucoup de morceaux que je joue ne sont pas sur les albums, je les partage sur scène. Dans mon ordi, j'ai au moins 200 chansons que les gens ne connaissent pas. Un album, c'est un cliché à un moment donné, celui d'une rencontre, d'un état d'esprit. J'ai vécu quasiment dix ans sans nouvel album parce que je n'avais pas envie de passer par tous ces intermédiaires de l'industrie du disque, et je préférais partager avec les gens. Pour être humain autrement, on est en plein dans l'artisanat numérique, on fait ça sur notre site, on invite les gens comme à la maison. Ceux que j'ai rencontrés, à Haïti, ces jeunes poètes que j'ai rencontrés là-bas, partout, ils savent qu'en un clic l'album sera chez eux. On a une vitrine internationale en ouvrant une page internet, c'est une grande, grande chance pour notre génération. On pressera les premiers CD à Lausanne, le 26 novembre, pour un festival de slam européen. Le CD et l'album vinyle viendront par la suite. Ils sont la photo d'un moment, mais moi, je vis en composant, en faisant quasiment des exercices, comme les danseurs, les gens du cirque, chercher les mots, les muscler…

D'ailleurs, dans le clip d' Être humain autrement , on te voit jongler. Pratiques-tu toujours ?

Je n'ai pas arrêté de jongler, ça me fait du bien, ça crée de l'espace dans ma mémoire et je restitue les textes plus facilement. Sais-tu que la jonglerie fabrique des neurones ? Des scientifiques étudient cela très sérieusement, et c'est vieux de 4 000 ans… J'ai fait l'école du cirque quelque temps à Bordeaux, mais je n'ai jamais arrêté de jongler et, pour ce clip, nous avons tourné avec le Fekat Circus à Addis Abeba, où a été enregistré l'album. Cela m'a donné l'occasion de reprendre la balle.

Comment ce second album est-il né ?

Par une rencontre. Pour L'Hiver peul, c'était la rencontre avec le compositeur Woodini, qui habillait les mots. Et là, j'ai rencontré Kenny Allen à Addis, je lui ai dit que j'avais numérisé des heures et des heures de cassettes de mon père avec des chants ancestraux, parce que, quand je demande à mon père qui a composé cette mélodie, il me répond : « Qui a créé l'arc-en-ciel ou le coucher de soleil ? Les mélodies sont là, et des personnes sont là qui les jouent. » Je voulais faire un album universel, et Kenny, qui est anglophone, a ressenti les mots en peul, en français. Je préchoisissais une cassette avec différentes chansons et lui, musicalement, faisait son découpage. Puis je lui traduisais les paroles de ce qu'il avait choisi. Et je commençais à écrire. On est partis des archives et de la musique qu'elles lui inspiraient, tout se faisait au studio, ensemble, je peaufinais une fois à la maison. Tout l'album s'est fait comme ça.

Est-ce que tu es parti de certains thèmes qui te tenaient à coeur ?

Je travaille avant tout sur les sonorités, la musique des mots me fait comprendre ce que j'aborde. Le fond du texte n'est pas la chose la plus importante pour moi, c'est une fois traduit en anglais, hors les sonorités, que j'ai découvert ce que j'avais dit ! Je rends hommage aux griots peuls que j'écoute depuis toujours, mes parents en sont fous, ils les écoutent comme on lit des penseurs, des historiens, des humoristes, tout est mélangé. L'ensemble de l'album s'est fait sur la musicalité plus que sur des sujets. Par exemple, la chanson « Avant avant », c'est un break beat de Kenny qui demandait une énumération, des mots qui rebondissent. J'ai choisi d'énumérer à rebours « avant ceci, avant cela » pour parler du début de tout ça. « La Montagne aux archives », c'est l'association entre les cassettes de mon père et la vue que j'avais à Addis Abeba sur une montagne extraordinaire, j'ai superposé les deux. Pour créer une autre histoire. La musique des mots, c'est ce qui m'intéresse, je la trouve aussi chez Marguerite Duras dont je dis souvent les textes Les Mains négatives ou Ecrire.  Là, j'ai eu envie sur cet album de revenir à mes premières amours, revenir au travail avec les musiciens. Kenny Allen chante dans tous les morceaux, avec un éventail de timbres de voix, il est génial, il fait tout.

Tu rêves beaucoup sur cette manière universelle d'être humain. Est-ce un choix que de ne jamais parler de la douleur ?

Je l'ai fait autrefois, je sais bouleverser les gens avec des choses dark, mais mon but, là, c'est de donner quelque chose de lumineux, donner une émotion qui ne soit ni larmes de joie ni de tristesse. Ce que je cherche est entre les deux, une belle sensation, comme dans les musiques sacrées.

N'as-tu pas peur d'avoir l'air de vivre au pays des Bisounours ?

Mon père dit que le paradis, c'est la cité des naïfs. Pour être heureux, il faut faire abstraction de beaucoup de choses ; pour vivre dans un monde meilleur, il faut de la beauté. Et, quand on est heureux, on est toujours des Bisounours. Prendre sa fille dans ses bras, c'est être heureux comme un Bisounours. Être heureux est un choix, il faut faire le tri dans les informations. Mes parents m'ont donné des notions pour être heureux, comme « c'est le plus intelligent qui pardonne ». Eh bien, à la maison, on passait notre temps à se pardonner pour être le plus intelligent. Mon père avait réussi. L'humanité ira mieux quand elle changera son lexique. Regarde le lexique des quartiers : pour parler de ce qui est beau ou bon, on dit « c'est une tuerie », « ça déchire », « c'est une bombe »: il n'y a que du négatif en fait. Quand je voyais des gens de la bourgeoisie de Bordeaux s'énerver contre quelqu'un, ils disaient « oh, il commence à me plaire celui-là », ils restaient toujours dans un lexique positif, alors que ceux qui disent « trop mortel », c'est dangereux, ça nous barricade. La vibration du mot « tuerie » n'est pas belle… Essayer d'être poète, observer l'arc-en-ciel, le coucher de soleil, oui, si tu veux, c'est une vie de Bisounours (sourire)...

Paru dans Point Afrique


Site officiel  de Souleymane Diamanka

Page FB de Souleymane Diamanka