vendredi 8 mai 2015

Comme étrangère derrière un voile, de Françoise Ruban

Ce matin, impression de regarder sans voir, de sentir sans ressentir, d'écouter sans entendre. Comme derrière un voile. Etrangère à mon environnement familier, étrangère à moi-même.
Maman nous a quittés le 30 avril 2015, y-a-t-il un lien entre cette impression qui m'habite ? Certes, le chagrin, les bouffées d'enfance qui jaillissent sans crier gare. Le désir de les revivre, de les raconter à mes proches. Les aller-retour incessants entre ta maison, maman, et la mienne. Ces réveils en pleine nuit... Où suis-je ?
Le premier printemps est la saison la plus tendre, celle que je préfère. Renouveau comme re-naissance. Les feuillages d'un vert fragile et délicat. Premières fleurs, premières senteurs, gazouillis moqueurs. J'aime respirer ces senteurs fraîches. M'enivrer de sève nourricière, promesse de vie.
Ce matin, encore plus que les jours précédents, la magie ne semble plus m'atteindre. Tout est semblable et tout est différent. Spectatrice d'un film qui ressemble à ce que je connais. Tout semble en place, pourtant je ne ressens plus, je ne reconnais plus.
Alors, forcément, j'ai pensé à L'Etranger de Camus.
Fruban
8 mai 2015


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"Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile : « Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués. » Cela ne veut rien dire. C’était peut-être hier.
L’asile de vieillards est à Marengo, à quatre-vingts kilomètres d’Alger. Je prendrai l’autobus à deux heures et j’arriverai dans l’après-midi. Ainsi, je pourrai veiller et je rentrerai demain soir. J’ai demandé deux jours de congé à mon patron et il ne pouvait pas me les refuser avec une excuse pareille. Mais il n’avait pas l’air content. Je lui ai même dit : « Ce n’est pas de ma faute. » Il n’a pas répondu. J’ai pensé alors que je n’aurais pas dû lui dire cela. En somme, je n’avais pas à m’excuser. C’était plutôt à lui de me présenter ses condoléances. Mais il le fera sans doute après-demain, quand il me verra en deuil. Pour le moment, c’est un peu comme si maman n’était pas morte. Après l’enterrement, au contraire, ce sera une affaire classée et tout aura revêtu une allure plus officielle.
J’ai pris l’autobus à deux heures. Il faisait très chaud. J’ai mangé au restaurant, chez Céleste, comme d’habitude. Ils avaient tous beaucoup de peine pour moi et Céleste m’a dit : « On n’a qu’une mère. » Quand je suis parti, ils m’ont accompagné à la porte. J’étais un peu étourdi parce qu’il a fallu que je monte chez Emmanuel pour lui emprunter une cravate noire et un brassard. Il a perdu son oncle, il y a quelques mois.
J’ai couru pour ne pas manquer le départ. Cette hâte, cette course, c’est à cause de tout cela sans doute, ajouté aux cahots, à l’odeur d’essence, à la réverbération de la route et du ciel, que je me suis assoupi. J’ai dormi pendant presque tout le trajet. Et quand je me suis réveillé, j’étais tassé contre un militaire qui m’a souri et qui m’a demandé si je venais de loin. J’ai dit « oui » pour n’avoir plus à parler.

L'Etranger (1942)

Albert Camus


Mélancolie, Edvard Munch



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Et cette chanson m'est venue aux lèvres






                                   The stranger song


It's true that all the men you knew were dealers
who said they were through with dealing
Every time you gave them shelter
I know that kind of man
It's hard to hold the hand of anyone
who is reaching for the sky just to surrender.

And then sweeping up the jokers that he left behind
you find he did not leave you very much
not even laughter
Like any dealer he was watching for the card
that is so high and wild
he'll never need to deal another
He was just some Joseph looking for a manger
He was just some Joseph looking for a manger.

And then leaning on your window sill
he'll say one day you caused his will
to weaken with your love and warmth and shelter
And then taking from his wallet
an old schedule of trains, he'll say
I told you when I came I was a stranger
I told you when I came I was a stranger.

But now another stranger seems to want you to ignore his dreams
as though they were the burden of some other
O you've seen that man before
his golden arm dispatching cards
but now it's rusted from the elbow to the finger
And he wants to trade the game he plays for shelter
Yes he wants to trade the game he knows for shelter.

You hate to watch another tired man
lay down his hand
like he was giving up the holy game of poker
And while he talks his dreams to sleep
you notice there's a highway
that is curling up like smoke above his shoulder
It's curling up like smoke above his shoulder.

You tell him to come in sit down
but something makes you turn around
The door is open you can't close you shelter
You try the handle of the road
It opens do not be afraid
It's you my love, you who are the stranger
It is you my love, you who are the stranger.

Well, I've been waiting, I was sure
we'd meet between the trains we're waiting for
I think it's time to board another
Please understand, I never had a secret chart
to get me to the heart of this
or any other matter
Well he talks like this
you don't know what he's after
When he speaks like this,
you don't know what he's after.

Let's meet tomorrow if you chose
upon the shore, beneath the bridge
that they are building on some endless river
Then he leaves the platform
for the sleeping car that's warm
You realize, he's only advertising one more shelter
And it comes to you, he never was a stranger
And you say ok the bridge or someplace later.

And then sweeping up the jokers
that he left behind
you find he did not leave you very much
not even laughter
Like any dealer he was watching for the card
that is so high and wild
he'll never need to deal another
He was just some Joseph looking for a manger
He was just some Joseph looking for a manger.

And leaning on your window sill
he'll say one day you caused his will
to weaken with your love and warmth and shelter
And then taking from his wallet
an old schedule of trains
he'll say I told you when I came I was a stranger
I told you when I came I was a stranger.

Paroles et musique Léonard Cohen


Traduction de Jean Guiloineau :



La chanson de l'étranger

Il est vrai que tous les hommes que tu connaissais étaient
des joueurs qui disaient avoir renoncé à chaque fois que tu leur
donnais asile. Je connais ce genre d'homme. Il est difficile
de tenir la main de celui qui ne veut aller au ciel que pour capituler.

Et, balayant les jokers qu'il a laissés, tu découvriras
qu'il ne t'a pas laissé grand-chose, même pas le rire. Comme tout flambeur,
il attendait une carte si forte qu'il n'aurait plus jamais besoin
d'en tirer une autre. Il était comme un Joseph à la recherche d'une étable.

Puis penché sur l'appui de ta fenêtre, il te dira qu'un jour
tu as affaibli sa volonté avec ton amour, ta chaleur et ton abri.
Et sortant de son portefeuille un vieil horaire de chemins de fer,
il te dira, Je t'ai expliqué quand je suis arrivé que j'étais étranger.

Mais maintenant un autre étranger semble vouloir que tu ignores ses rêves,
comme s'ils étaient le fardeau de quelqu'un d'autre. Tu as déjà vu
cet homme, ses bras d'or distribuant les cartes, mais maintenant
ils ont rouillé du coude jusqu'au bout des doigts. Et il veut changer
son jeu contre un abri. Il veut échanger le jeu qu'il connaît contre un abri.

Tu détestes regarder un autre homme fatigué poser la main comme
s'il abandonnait le jeu sacré du poker. Et tandis qu'il raconte
ses rêves pour s'endormir, tu remarques une grande route qui s'enroule
comme une fumée au-dessus de son épaule.

Tu lui dis d'entrer, de s'asseoir, mais quelque chose te fait te retourner.
La porte est ouverte. Tu ne peux fermer ton abri. Tu essaies la poignée
de la route. Elle s'ouvre. N'aie pas peur. C'est toi, mon amour,
c'est toi l'étrangère.

J'ai attendu, j'étais sûr que nous nous rencontrerions entre les trains
que nous attendions, je pense qu'il est l'heure d'en prendre un autre.
S'il te plaît, comprends que je n'ai jamais eu de carte secrète.
Voilà, c'est ce qu'il dit, tu ne sais pas ce qu'il recherche.
Quand il parle comme ça, peu t'importe ce qu'il recherche.

Retrouvons-nous demain si tu le décides, sur le rivage, sous le pont
qu'ils construisent au-dessus d'un fleuve sans fin. Puis tu te rends
compte qu'il quitte le quai pour le wagon-lit où il fait chaud,
il cherche seulement un autre abri. Et tu t'aperçois qu'il n'a jamais
été étranger. Et tu dis : "D'accord, le pont, ou un autre endroit
plus tard".

Et, balayant les jokers qu'il a laissés, tu découvres qu'il ne t'a pas
laissé grand-chose, même pas le rire. Comme tout flambeur, il attendait
une carte si forte qu'il n'aurait plus jamais besoin d'en tirer une autre.
Il était comme un Joseph à la recherche d'une étable.

Et penché sur l'appui de ta fenêtre il te dira qu'un jour tu as affaibli
sa volonté avec ton amour, ta chaleur et ton abri. Et, sortant
de son portefeuille un vieil horaire de chemins de fer, il te dira,
Je t'ai expliqué quand je suis arrivé que j'étais étranger.

lundi 4 mai 2015

Yehida, poème de Cristian Ronsmans

Yehida.

J’irai cracher sur les tripes du Grand Drôle
Et la croûte encore chaude, ventre qui se brise,
Hurle, couinements abjects, Ishtar aux entrailles béantes.
Un flot noir couvre de cendres et les hommes
Et les dieux.
La terre défie le ciel.
Les eaux d’en haut rejoignent les eaux d’en bas.
Ne dis pas le jour et refuse la nuit !
Tranche la tête et détranche le corps,
Matière informe, le Grand Drôle est tout décousu !
Organisons le carnaval de ses funérailles.
La mort du Grand Drôle !
Dans le liquide amniotique, l’incréé,
Qadmon ! Tes étincelles ne brillent plus
Sur les hécatombes ensevelies dans l’horreur des hommes.
Sur un mausolée construit en deux mille ans
Où je t’attends, Grand Drôle, les confettis pleuvent en myriades.
Dans cette soupe primordiale il ne reste que toi
Je te regarde et je t’attends Grand Drôle.
Mais tu ne viendras pas !
Excuse-moi, on a frappé à la porte.
Bonjour mère Maquerelle, quel bon vent vous amène ?

Cristian R

18 avril 2015

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Marc Chagall, Le frappement du rocher