vendredi 24 novembre 2017

Françoise Héritier, France Culture

Pour rendre hommage à l'anthropologue Françoise Héritier, décédée ce 15 novembre, nous vous proposons de réentendre l'entretien enregistré cette année chez elle par Frédéric Worms et diffusé le 13 février dernier.







Françoise Héritier reçoit les Discussions du soir chez elle, et on comprend à la fin de la conversation le point où toute sa pensée et son action s’unissent ! Le féminin. Ou plutôt la distinction masculin/féminin universel de la culture, objet d’une variation infinie entre toutes les cultures. Par où elle reprend l’anthropologie de Levi-Strauss, qu’elle a enseignée comme lui au Collège de France. Mais une distinction qui comprend si souvent de la violence. Et qu’il faut donc changer, déplacer, comme elle l’a fait, dans des comités, dans des interventions, anthropologue dans la Cité.
Françoise Héritier : changer la société par la connaissance de l’humain; penser l’humain pour changer la société.

En premier lieu, il nous faut bien comprendre qu'être différent ne veut pas dire inégal. Le contraire de différent est semblable, même. Le contraire d'inégal est égal et non pas semblable. En voyant dans la différence la marque d'une inégalité, nous faisons faire un pas de côté à la langue sans nous interroger. Nous avons changé de registre, philosophiquement parlant, car la différence n'implique pas l'inégalité. - La différence des sexes - Françoise Héritier



FranceCulture




Portrait de l'anthropologue Françoise Héritier, décembre 2013 • Crédits : Yannick Coupannec / Leemage - AFP

jeudi 23 novembre 2017

Asli Erdogan, Rencontres d'Averroès (Marseille), article L'Humanité

© Photo : Basso Cannarsa/Opale/Leemage





Asli Erdogan :
 "Tout au long de ma vie, je me suis demandé comment faire de la littérature avec la violence "

La romancière et journaliste turque Asli Erdogan a été mise en liberté conditionnelle en avril dernier, après avoir passé 136 jours en prison. Son procès a repris à Istanbul le 31 octobre. Depuis septembre, elle peut à nouveau voyager. Elle était, dimanche, l'invitée exceptionnelle des 24e Rencontres d'Averroès, au théâtre de la Criée, à Marseille.

Comment allez-vous et quelle est votre situation aujourd'hui ? Avez-vous posé vos valises à Francfort ? 

Asli Erdogan : J'ai quitté la Turquie à la fin du mois de septembre après un long combat pour récupérer mon passeport. Je ne suis pas vraiment installée à Francfort, je vis dans un no man's land, je voyage beaucoup. J'ai l'intention de revenir dès que la situation sera moins dangereuse, mais j'ai très peur de l'état d'urgence. Si je rentre en Turquie, on peut me reprendre mon passeport et je risque de ne jamais en ressortir. Bien sûr, mon procès n'est pas terminé. Le procureur avait requis une peine de prison à vie, plus dix-sept ans. La requête de la perpétuité a été suspendue, ainsi que dix ans de sûreté, mais je risque encore une peine de sept ans et demi. La plupart des avocats pensent que je serai acquittée, mais la Turquie est totalement imprévisible.

  Ce caractère imprévisible de la répression rend-il la situation actuelle différente d'autres périodes de l'histoire de la Turquie ? 

  Asli Erdogan : J'ai vécu à plusieurs reprises sous des régimes de dictature militaire. C'était simple, tout noir ou tout blanc : la junte éliminait tous les opposants. Le régime actuel est complètement hors-la-loi, on ne peut plus prédire qui sera arrêté et pour quel motif. L'un de mes meilleurs amis a été arrêté pour complicité avec le mouvement Gülen (Fetö). J'ai été arrêtée pour complicité avec le PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan). Un journalisté a été arrêté pour complicité avec le DHKP-C (organisation d'extrême gauche), Fetö et le PKK. Comment peut-on être membre de trois organisations différentes, à moins d'être schizophrène ? Ce caractère arbitraire de la répression terrorise la population. Un juge a été arrêté en plein tribunal simplement parce qu'il avait posé trop de questions à un membre des services secrets. Cet exemple montre que la loi n'existe plus.

  Le thème de la prison revient régulièrement dans vos textes de fiction, notamment dans Le Bâtiment de pierre, inspiré d'un centre de détention d'Istanbul où sont incarcérés et torturés des prisonniers politiques et des enfants des rues. Pourquoi avoir choisi une forme élégiaque, une approche onirique, pour dire une réalité insoutenable ? 

  Asli Erdogan : Je me suis posé cette question tout au long de ma vie d'écrivain : comment dire l'indicible, comment faire de la littérature avec la violence, la torture ? Fait-il le faire ? Dans ce livre, je voulais trouver le langage du traumatisme. Je n'étais jamais allée en prison mais mes proches y étaient allés, j'avais beaucoup lu sur la torture. En Turquie, certains critiques m'ont reproché d'avoir écrit un livre trop poétique. Mais quand je me suis retrouvée en prison, j'ai ressenti exactement ce que j'avais écrit dans mon roman : le traumatisme s'incarnait par des images très fortes, en noir et blanc, nimbées d'un gros nuage. Le narrateur du livre est multiple, c'est une sorte de chœur. Il y a une femme, un traître, quelqu'un qui va être trahi, une personne qui va se suicider, un ange et un fou qui ont tous deux le visage séparé en deux par une cicatrice. A la fin, je deviens la narratrice et j'endosse la responsabilité de tous ces personnages. Je suis à la fois le traître et celui qui est trahi, celui qui meurt d'un traumatisme et celui qui parvient à s'échapper. Une partie de moi est restée en prison et l'autre, Asli la survivante, est ici devant vous. J'essaie de réconcilier toutes ces parties de moi qui ne s'écoutent pas et sont inconciliables. Ce livre est une élégie pour une personne disparue depuis 1998, dont on n'a appris la mort qu'en 2002. Je me sens comme une traîtresse car j'ai survécu. C'est la culpabilité du survivant, très bien décrite par Primo Levi.

  Comment avez-vous commencé à écrire de la fiction ? Vous étiez une enfant surdouée ? 

  Asli Erdogan : J'ai appris à lire et à écrire seule à l'âge de 4 ans. On a découvert que j'avais cette intelligence hors normes, mais, sur d'autres plans, j'étais plutôt en retard : j'étais très timide, je ne pouvais pas lacer mes chaussures seule. La lecture était mon refuge, dans un contexte de grande violence. J'ai connu l'arrivée au pouvoir de la junte militaire en 1971-72 ; la police a fait irruption dans l'appartement de mes parents. J'ai écrit mon premier poème à l'âge de 10 ans, en secret. Mais ma grand-mère, qui était poétesse, l'a fait publier. Je me suis sentie très humiliée et j'ai tout arrêté jusqu'à mes 20 ans. J'ai recommencé à écrire sérieusement quand j'étais au CERN, l'organisation européenne pour la recherche nucléaire à Genève. Je travaillais 14 heures par jour, comme physicienne, et j'écrivais la nuit, Le Mandarin miraculeux, un livre très nocturne. C'était un acte de survie et une confession précoce. La narratrice est borgne : à travers elle, je dis au lecteur que je ne vois qu'une moitié de la réalité. Je parle de la pénombre, du vide, il ne faut pas attendre de moi que je parle des couleurs car je suis à moitié aveugle. Cette division est en moi. Je suis un écrivain très sombre.

  Quand avez-vous compris que vous vouliez ne faire qu'écrire ? Votre roman La Ville dont la cape est rouge, écrit après un séjour au Brésil, a-t-il été décisif ? 

  Asli Erdogan : En 1994, j'ai dû fuir la Turquie. J'avais écrit des lettres sur la situation de 157 Africains arrêtés et internés dans des camps. J'avais parlé d'un camp de concentration car ces gens n'avaient pas été jugés. J'ai utilisé mon CV de physicienne pour me mettre à l'abri au Brésil. Rio était, à l'époque, la ville la plus dangereuse du monde. Ce fut un énorme choc, je n'avais jamais eu une expérience si profonde de la mort, de la mortalité. La Ville dont la cape est rouge, que j'ai écrit à 30 ans, est mon livre préféré. Le personnage et la ville se font face, comme un jeu de miroirs ou d'échecs. Quand j'ai commencé le livre, j'étais très malade. Je pesais 43 kilos, tout le monde pensait que j'étais devenue folle. J'ai presque été soulagée quand on m'a diagnostiqué une tumeur. Quand j'ai terminé le roman, j'étais guérie. Mais je n'avais plus de personnalité, j'avais arrêté la physique, je n'avais pas de ressources. Puis Radikal, un nouveau journal de gauche, m'a demandé d'être chroniqueuse. J'ai accepté, d'abord pour gagner ma vie. Encore aujourd'hui, je ne sais pas si j'ai fait le bon choix, mais j'ai adoré le journalisme. Je l'ai fait en tant qu'écrivain, avec une langue très littéraire. Je me sentais responsable de la vie des gens : à la manière d'un médecin, je vérifiais tout. Dans les années 1990, j'ai abordé des tabous de la société turque comme le viol, la torture et, bien sûr, la question kurde. Parfois, en écrivant, on pouvait réussir à faire sortir quelqu'un de prison. J'ai écrit sur une prisonnière kurde atteinte d'un cancer, à qui on n'accordait pas le droit de mourir chez elle, en violation de la loi. Elle a finalement été libérée. C'était une victoire, mais quand elle est morte, j'ai eu honte de m'être sentie victorieuse. J'ai compris la mort d'une manière bien plus profonde que dans mon travail de romancière.

  Quelle a été l'influence de vos parents, militants de gauche, dans votre construction intellectuelle ? 

  Asli Erdogan : J'ai tout appris seule, même la lecture. Je viens d'une famille de la classe moyenne. Mon père était ingénieur et ma mère économiste, ils étaient très à gauche. Ils avaient une importante bibliothèque d'ouvrages d'extrême gauche, de littérature réaliste. J'ai eu la chance de réussir l'examen d'entrée au Robert College, une école américaine prestigieuse. J'ai lu Shakespeare, Euripide, Kafka à l'âge de 14 ans... des auteurs auxquels je n'aurais jamais eu accès dans ma famille. Ma relation avec mon père est compliquée : j'admirais son activisme politique, mais il prenait trop de place. Il voulait toujours être le chef, même dans un groupuscule. Probablement en réaction, je suis très passive, solitaire. Dans mes articles ou dans mes lettres, j'ai toujours mené seule mon combat politique. Je ne suis pas une activiste, même si au cours des dernières années, j'ai appris à m'organiser. Il y a trois ans, j'ai mis en place une chaîne pacifique à la frontière de Kobané pour faire passer les blessés et l'aide médicale. La semaine suivante, l'armée a ouvert le feu et une étudiante de 28 ans est morte. J'ai écrit un texte sur elle, en référence à Rilke : Ce pays qu'on appelle la vie. 

  Aviez-vous, tout au long de ces années, le sentiment du danger ? Savez-vous quel texte a déclenché la colère du régime ?   

  Asli Erdogan : J'ai reçu mes premiers coups de fil de menaces dans les années 1990, quand j'ai écrit sur le viol de trois jeunes filles kurdes mineures par des milices paramilitaires. En 2015, quand la guerre a repris en Turquie, j'étais en résidence d'écriture à Cracovie. J'ai fait un bref voyage à Diyarbakir (Kurdistan) et à Suruç, où j'ai donné une interview qui a mis le régime en colère. Quand je suis rentrée définitivement, j'ai écrit sur Cizre, une ville kurde assiégée, après avoir vu un documentaire. On voit la police ouvrir le feu sur des vieilles femmes, des hommes et des enfants après leur avoir dit de sortir avec un drapeau blanc. Dans cette même ville, cent cinquante ou deux cent personnes ont été brûlées vives dans une cave. En m'appuyant sur la technique développée par le poète autrichien Helmrad Bäcker pour écrire sur Auschwitz, j'ai retranscrit des documents légaux. La langue administrative, plate, désincarnée, produit un effet hypnotique et permet de faire entendre les voix des victimes. J'ai écrit un premier article intitulé Ceci est ton père, dans lequel je cite le rapport d'autopsie d'un enfant de 12 ans et un document prouvant qu'on a rendu à une femme le corps de son mari sous la forme d'un sac de cendres et d'os. Quand ma mère a lu le texte, elle m'a appelée à 1h30 du matin en pleurs, en me disant d'arrêter. La même semaine, notre président a déclaré : « Ceux qui défendent les droits des terroristes seront traités encore plus durement que les terroristes. » Evidemment, j'ai écrit un second article dans lequel je cite un rapport de l'ONU affirmant que deux mille civils avaient été tués dans cette région en 2015. Je me contente de citer des documents légaux et on m'accuse d'être une dirigeante du PKK et de faire l'apologie du terrorisme.

  Est-ce la littérature qui est attaquée ? 

  Asli Erdogan : C'est très compliqué. En Turquie, beaucoup d'écrivains sont en prison. Selon l'association PEN International, il n'y en a jamais eu autant, tous pays confondus. Mais je n'ai pas été arrêtée pour mes écrits. On me reproche d'être conseillère littéraire du journal kurde Özgür Gündem. Cependant, je crois que ce qui les a mis en colère, c'est vraiment la littérature.

  Vos livres circulent-ils en Turquie ? 

  Asli Erdogan : Dans les années 1990, j'étais la princesse des lettres turques. Mais quand j'ai commencé le journalisme, ma couronne m'a été reprise. Le silence s'est installé autour de mon travail, mais il faut dire que je n'étais pas très productive. Quand je suis allée en prison, mes livres sont devenus des best-sellers. Mon éditeur turc a gagné beaucoup d'argent grâce à moi. Je ne me plains pas, cela m'a permis d'être redécouverte par la jeune génération, par de jeunes écrivains. Mais les gens qui me soutiennent ont eu des problèmes, comme par exemple les musiciens qui se réunissaient devant la prison deux fois par semaine. Beaucoup ont perdu leur travail.

  Ecrivez-vous en ce moment ? 

  Asli Erdogan : C'est toujours une question très douloureuse. Jusqu'à une période récente, j'ai eu beaucoup de symptômes post-traumatiques : amnésie, nausées, insomnies. On ne peut pas écrire dans ces conditions. Je dois remettre mon corps en état pour reprendre le long processus de l'écriture. Mais je commence depuis peu à ressentir le manque. Je sens que le moment approche, mais je me donne du temps.

Entretien réalisé par Sophie Joubert, au théâtre de La Criée, à Marseille, le dimanche 19 novembre 2017, dans le cadre des 24e Rencontres d’Averroès. Traduit avec Valentine Leÿs

L'Humanité du mercredi 22 novembre 2017

mercredi 22 novembre 2017

Un 22 novembre



Etrangeté du ciel qui mêle les couleurs semblables à celles de nos coeurs qui hésitent. Menaçant à tout instant malgré les efforts du soleil bien pâle. De minuscules échappées bleues murmurent : Vis !
Les arbres dépouillés offrent parfois la beauté de leurs écorces. Les collines marient toujours l'ocre et le vert.
La Nature un peu complice de nos peurs et de nos chagrins, nous laisse aussi gérer les deuils que créent les humains arrogants et destructeurs.

© fruban



© photo fruban




mardi 21 novembre 2017

Au-delà des ténèbres, poème de fruban

Au-delà des ténèbres

Ne pas parler de poésie 
En écrasant les fleurs sauvages 
Barbara
(Perlimpinpin) 




N'offre pas ton cœur à qui le jette aux corbeaux

Novembre noir malgré ses dernières flamboyances
De commémorations en hommages officiels
Je ne vois que massacres que barbarie
Ceux de la Grande Guerre la fleur au fusil
partaient fiers et ce fut la boucherie


Je te vois
au profond de mon regard
de mes émotions de mes pensées et surtout
dans la chaleur de mon cœur

La Vie est là devant moi
Elle m'apparaît à travers toi
Je te la fais partager en secret
même si tu es loin de mes pas

Absence plus présente que certaines présences 


Après Charlie nous eûmes le Bataclan
Les fous de dieu fauchent nos plus jeunes vies
Et ce n'est pas le sang impur de la Marseillaise
Qui ravivera la flamme des soldats inconnus

Partout des fleurs parfois artificielles
Jonchent les rues les tombes les monuments aux morts
Et moi je m'enfuis crosse en l'air
Douleur et cœur en bandoulière

A jamais ils dorment là-bas d'où nul ne revient


Le ciel gris le ciel bleu le soleil la pluie
Je les vois avec nos yeux
J'écoute les bruits la musique
Je me demande / aimeras-tu /
Je te ferai écouter


Tu existes et je t'aime



Me restent gravées des images



Le Chat dans ses bras
l'homme caresse et s'apaise
 la Nuit les emporte



© fruban
18 novembre 2017

Tous droits réservés

recueil en cours

Quelle promenade de nuit
avec ton absence à côté de moi !

Pedro Salinas
in, La voix qui t'est due
traduction Bernard Sesé









© photos fruban

dimanche 19 novembre 2017

Asli Erdogan, interview à Athènes (9 novembre 2017)

© photo Dimitris Sakalakis 





L’écrivaine turque persiste à parler, même si cela peut lui valoir la prison à vie

  L’auteure turque, journaliste militante, est sortie de prison après 5 mois de détention, grâce à la solidarité de l’Europe, mais la justice peut encore la condamner parce qu’elle a écrit sur le fascisme et sur les crimes indicibles commis dans ce pays voisin.

  Elle n’a cité son nom qu’une seule fois, au début. Son homonyme est responsable des décisions extrêmes et des violences qui se déploient de manière exacerbée en Turquie depuis un an. Dans le regard d’Asli Erdogan, tranchant comme de l’acier, on pouvait presque lire toutes les exactions qu’a subies et que continue de subir le peuple turc. Là où la violation des droits de l’Homme n’est plus qu’un syntagme, une interview ne suffirait pas pour décrire la terreur et la crainte qui règne. Mais l’éloquence de l’écrivaine réussit à dépeindre avec beaucoup de réalisme la situation schizophrénique et l’oppression vécues par l’homme de la rue, dans un pays pas si éloigné de la Grèce. 
  Bâtissant avec ses textes un mur contre les immenses affaissements de la mémoire et contre le fascisme qui se déplie tel un drap, et pas seulement au-dessus de la Turquie, elle a déclaré entre autres lors de la présentation de son ouvrage Même le silence n’est plus à toi : « Si je pouvais écrire parfaitement sur les tortures, alors je réussirais probablement à émouvoir les tortionnaires et les empêcherais de tuer à nouveau. » 

-  Vous vous demandez dans Journal du Fascisme ce qu’est la condition réelle de l’écrivain en Turquie, mais vous n’avez pas eu le temps de mener à terme votre réflexion.

A un premier niveau de compréhension, nous savons tous que la terreur règne. C’est facile à constater. Tout le monde se tait. Le Süddeutsche Zeitung a demandé à 65 intellectuels ce qu’ils pensent de la Turquie d’aujourd’hui. Seuls cinq d’entre eux ont répondu au journal allemand. Imaginez l’ampleur de la terreur. Mais plus profondément, qu’est-ce que cela signifie ? Comment le fascisme détruit-il notre âme ? Par une pression constante et des jeux de pouvoir incessants présents dans toutes les composantes de la société. Le fascisme ne se limite pas à une seule personne. C’est un miroir dans lequel se reflètent plusieurs centaines de milliers d’Erdogan et le fasciste qui sommeille en chacun de nous s’anime encore davantage quand le régime sème la terreur absolue. J’ai essayé d’observer comment ce poison s’insinue dans les recoins de notre âme. Mais arrivée à mi-chemin, j’ai été arrêtée. L’histoire même de ma vie constitue une réponse.

-  Dans vos écrits, vous vous qualifiez de « folle ».

 Bien des fois en Turquie, je fus une paria. Les gens se demandaient souvent si j’étais folle ou pas. Dans une certaine mesure, c’était la réponse que je leur faisais. Je crois que la société turque est une société profondément schizophrénique qui perd le contact avec la réalité. Il y a des raisons historiques à cela. La Turquie refuse d’affronter son passé, ses crimes, les massacres des tout débuts du XXème siècle et cela a un effet d’accumulation. J’essaie d’être ironique et sarcastique. Bien sûr, je ne suis pas un modèle d’équilibre et de normalité. Sans doute que certains médecins peuvent déceler des névroses, mais jusqu’à présent on ne m’a diagnostiqué aucune maladie sérieuse. Dans ma vie quotidienne, je suis très normale. En tout cas plus nous restons silencieux, plus il cela devient difficile de parler de la pression croissante qui s’exerce sur nous.

-  Il vous faut du courage pour écrire sur ces sujets.

Je ne me suis jamais considérée comme courageuse. Je suis simplement une écrivaine, et non une figure politique. Je ne sillonne pas les routes ni n’apparais à la télévision tous les jours. Cependant, à propos de certains sujets, et parce que je suis écrivaine, je ne peux pas m’offrir le luxe de me taire. Comme à propos des actes sauvages qui se déroulent en Turquie. Les derniers mois, je vivais à Cracovie et je ne savais pas ce qui se passait. On ne peut pas se renseigner sur la Turquie via Internet. On doit humer les rues. Mais je suis tombée sur une scène de documentaire où des personnes désarmées se faisaient assassiner, et j’ai su qu’il fallait que j’écrive là-dessus. Mon premier article portait sur cette barbarie. Ma mère m’a téléphoné le soir même en pleurant : « C’est de la grande littérature mais s’il te plaît, ne le fais pas. La Turquie n’est plus le même pays que l’an passé. Tu ne peux pas écrire ça, tu vas te faire arrêter. » Je l’ai rassurée : « Ne t’inquiète pas. On ne peut pas m’arrêter à cause de cet article. » Après ce coup de fil, j’ai rédigé un deuxième article. 

-  Pourquoi ?

 Il fallait que j’écrive. Un curieux mécanisme s’était comme activé en moi et m’empêchait de croire que je pourrais être arrêtée. Qui étais-je pour être arrêtée ? Et qu’est-ce que je faisais ? Mon  travail, j’écrivais un article. On ne peut pas se mettre dans la tête l’idée que l’on puisse être arrêté. Ils savent que je ne suis pas membre du PKK, que je suis écrivaine depuis 30 ans et que mon œuvre a été traduite en 15 langues. J’ai donné des centaines d’interview et on a réalisé des documentaires sur moi. Tout ce que j’ai fait est su de tous. Je croyais beaucoup en mon innocence. Mais finalement c’est ma mère qui avait raison. 

 - Que pouvez-vous nous dire sur vos conditions de détention ?

 J’ai eu, en un certain sens, de la chance car on m’a mise dans une prison vétuste où il n’y avait que des femmes et des enfants. Les autorités n’étaient pas trop dures. C’était une des rares prisons où la torture physique n’était pas pratiquée. Mais on vous y confisque tout, même les oreillers. C’était à une période où tous les jours était votée une nouvelle loi. Les trois jours dans les locaux de la police et les cinq jours en isolement furent bien plus difficiles à vivre que les quatre mois et demi qui suivirent. Parce que les cinq premiers jours j’étais en cellule d’isolement. Quand j’ai vu mon visage, je ne me suis pas reconnue. J’avais pris 10 à 15 ans en 10 jours. J’avais perdu 5 kilos et mes yeux étaient éteints. J’ai eu peur de mon propre visage. C’est la plus grande torture qui ait jamais été inventée. La cellule d’isolement peut ne pas paraître si terrifiante parce qu’on y  est seul, mais on y oublie sa propre langue. Après quelques jours, tu ne sais plus parler. Tu ne peux plus voir au loin, parce que tes yeux se sont habitués à des dimensions réduites. Tu perds le sens de l’orientation. Tu perds ton souffle. Tu perds tes muscles. Tu perds ta sexualité. Tu deviens une plante si vite que c’est même horrible à décrire. 

-  Comment étiez-vous traitée ?

  Après les jours éprouvants passés en isolement, grâce à la solidarité internationale et tout particulièrement celle du Parlement Européen, j’ai intégré une cellule normale. Je ne serais pas sortie de prison sans l’Europe. J’étais un problème pour ceux qui m’avaient enfermée et je leur coûtais cher à maintenir en détention. Ma personnalité a joué aussi. Je suis quelqu’un de plutôt doux, j’évite les conflits, mais en prison j’ai appris à composer avec mes geôliers. J’ai veillé à rester toujours courtoise et parfois j’avais le sentiment de pouvoir être un «pont» entre les gardiens et les filles du PKK, qu’ils considéraient comme des ennemies. J’ai aimé me voir ainsi, calme, cherchant des solutions aux problèmes. J’ai appris à répondre à ceux qui criaient. Mais à présent je me sens une immense responsabilité vis-à-vis de ceux qui m’ont témoigné leur solidarité et envers mes codétenues. Je me dis toujours que je vais leur écrire, mais je ne le fais pas. A chaque fois que je commence la lettre, je me mets à pleurer. Il ne se passe pas un jour sans que je ne pense à mes ami(e)s emprisonné(e)s. Je suis toujours là-bas. 

 - Où en est-on du procès ?

Il se poursuit, je n’ai toujours pas été relaxée. Le procureur avait requis la prison à vie au motif que j’aurais porté atteinte à l’unité nationale, dix ans parce que j’aurais été membre du PKK et sept ans et demi pour faits de propagande. Mais ce même procureur a reconnu qu’il n’y a pas de preuve quant à l’atteinte à l’unité nationale, pas plus qu’il n’a été prouvé que je suis membre du PKK, donc il reste sept ans et demi. Mais, encore une fois, j’ai entendu parler en Turquie de cas où il n’y avait pas de preuves et pourtant, deux verdicts plus tard, on condamnait à 25 ans de prison. Le système judiciaire est détruit. On parle du cas d’un homme entré dans le palais de justice en homme libre -il n’avait pas même été arrêté-  et en une petite heure, de manière totalement inattendue, il a été condamné à la prison à vie, sans preuves et sans qu’il ait eu la possibilité de se défendre. Le moment du procès est le pire moment à vivre. Et savez-vous ce qu’il [Erdogan] a dit il y a deux jours ? « Les plus malins ont quitté la Turquie. Ceux qui ne le sont pas sont pris au piège. Trop tard. » C’est le genre de phrases qu’on peut entendre en Corée de Nord et en Turquie. C’est peut-être une façon de me dire de ne pas rentrer. C’est peut-être pour cela qu’on m’a rendu mon passeport. 

-  Rentrerez-vous en Turquie ?

J’ai très envie d’y retourner. Le procès est en bonne voie, parce qu’un journaliste qui avait été arrêté a été libéré. Il n’y a pas eu de nouvelle arrestation dans le cadre de notre affaire. Au moins, tout le monde est libre. Mais même si je suis relaxée, ils peuvent rouvrir le dossier. J’ai peur. J’essaie de garder mon sang-froid. J’attendrai la fin du procès. 

-  Même le silence n’est plus à toi ; le titre de votre livre témoigne-t-il du problème du silence dans la société actuelle ?

Tout à fait. Pas seulement des problèmes d’une société qui opprime, mais de toute société. Mais en Turquie on le ressent encore plus. Tu te demandes si cette voix est bien la tienne et à quel point tes mots t’appartiennent. Est-ce là mon propre silence ou m’a-t-il été imposé ? C’est peut-être là le bon côté du fascisme ; tu découvres la face cachée du pouvoir. En tant qu’écrivaine j’essaie de me faire la voix de ceux qui en ont été privés, de refléter la société turque. Je crois que j’y suis arrivée, c’est pourquoi j’ai été arrêtée. J’ai dit « Regardez ce que vous avez fait aux Arméniens en 1915, regardez ce que vous faites aux Kurdes. » Ce pays ne cesse de commettre des crimes et de les cacher. Une fosse commune après l’autre nous tient lieu de mémoire collective. Mon seul espoir est que le monde change. Je ne suis pas assez naïve pour croire que 100, 150 articles vont amener le changement. Mais parfois on peut sauver un être humain et ça, c’est très  important.  Moi j’ai été sauvée par des personnes qui se sentaient solidaires. Cela n’a pas changé la Turquie, mais n’était-ce pas là une très bonne action ? Dans un régime fasciste, la lutte est plus facile, car tout est blanc ou noir. C’est comme pour l’égalité hommes-femmes. J’aurais plus de mal à percevoir la domination des hommes en France.

-  Où en est le mouvement pour l’égalité des sexes en Turquie ?

Le premières mobilisations féministes datent du début du 20ème siècle. La plupart des membres de ce mouvement étaient des femmes qui appartenaient aux minorités ethniques, grecques, arméniennes et juives. Aujourd’hui le mouvement féministe turc est parmi les plus dynamiques, en particulier dans la communauté kurde. Le combat que livrent les femmes kurdes est incroyable. Mais aussi, lors des mouvements de protestation à Gezi, on pouvait voir les femmes en première ligne se battant contre les forces de l’ordre. 75 %  des citoyens étaient des femmes. Je n’en croyais pas mes yeux, et me sentais si fière.  Environ deux millions de citoyens -et pas uniquement des femmes- ont participé aux manifestations contre la loi interdisant l’avortement, une loi que je trouve très méprisante vis-à-vis de la dignité humaine. Mais lui n’a rien voulu entendre. Tous les week-end, les femmes sortent dans la rue, malgré la répression policière. Elles défendent chaque droit qui leur reste. Quand la situation devient difficile, ce sont les femmes qui restent l’affronter, les hommes rarement. Dans les manifestations, quand les policiers sortent leur matraque, les hommes sont les premiers à  se sauver, tandis que les femmes restent debout. Les femmes sont animées d’un courage étrange. Elles n’attaquent pas, mais ne reculent pas non plus. C’est la forme de courage que j’admire le plus. 

-  L’écriture est-elle à la fois résistance et résurrection, comme l’annonçait le titre de votre intervention au « Megaron Mousikis » à Athènes ?

 L’écriture est un témoignage et une fuite loin de la réalité. Mais elle est aussi une forme d’emprisonnement dans la création. Quand tu écris une histoire, tu en fais un objet de musée. D’un autre côté, tu crées un lien unique avec la vie. Dans des cas extrêmes, comme l’emprisonnement, la détention en camp de concentration ou de guerre, elle devient encore plus vitale. J’ai vu beaucoup de personnes emprisonnées qui se raccrochaient à la vie grâce à la littérature, à la peinture ou à la musique. C’est une résistance à un système qui veut te détruire, qui veut tout te prendre. Quelqu’un doit raconter l’histoire de la véritable victime, de celui qui s’est tu, qui est enterré et qui n’a pas survécu dans les camps de concentration, les prisons ou lors des génocides. La littérature peut sans doute être la voix de ceux qui se sont tus pour toujours. J’ai toujours cru que quelque chose allait survivre, que tout ne finirait pas dans la tombe. 


Interview parue le 17 novembre 2017 dans le journal Popaganda  
Journaliste : Anastasia Vaïtsopoulou  
Photographies : Dimitris Sakalakis 
(traduction pour Free Asli par Antigone Longelin Trogadis)

FREE ASLI ERDOĞAN· DIMANCHE 19 NOVEMBRE 2017