mercredi 21 août 2019

Pablo Neruda, Ode à Federico Garcia Lorca







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Si je pouvais pleurer de peur dans une maison abandonnée,
si je pouvais m'arracher les yeux et les manger,
je le ferais pour ta voix d'oranger endeuillé
et pour ta poésie qui jaillit en criant.

Parce que pour toi l'on peint en bleu les hôpitaux
et poussent les écoles, les quartiers maritimes,
et les anges blessés se peuplent de plumes,
et les poissons nuptiaux se coùvrent d'écailles,
et les hérissons s'envolent vers le ciel :
pour toi les ateliers avec leurs membranes noires
se remplissent de cuillères et de sang
et avalent des ceintures déchirées, et se tuent de baisers,
et s'habillent en blanc.

Lorsque tu voles vêtu de pêches,
lorsque tu ris avec un rire de riz furieux,
lorsque tu secoues pour chanter les artères et les dents,
la gorge et les doigts,
je mourrais pour ta douceur,
je mourrais pour les lacs rouges
où tu vis au milieu de l'automne
avec un coursier déchu et un dieu ensanglanté,
je mourrais pour les cimetières
qui passent comme des fleuves cendreux
d'eau et de tombes,
la nuit, entre des cloches étouffées :
fleuves épais comme des dortoirs
de soldats malades, qui tout à coup montent
vers la mort sur des fleuves avec des numéros de marbre
et des couronnes pourries, et des huiles funéraires :
je mourrais pour te voir la nuit
regarder passer les croix noyées,
debout en pleurant,
car face au fleuve de la mort tu pleures
éperdument, douloureusement,
tu pleures en pleurant, les yeux pleins
de larmes, de larmes, de larmes.

Si je pouvais la nuit, éperdument seul,
accumuler oubli et ombre et fumée
sur les chemins de fer et les bateaux à vapeur,
avec un obscur entonnoir,
en mordant les cendres,
je le ferais pour cet arbre où tu pousses,
pour l'eau dorée des nids que tu rassembles,
et pour le liseron qui te couvre les os
et te livre le secret de la nuit.

Des villes à l'odeur d'oignon mouillé
attendent que tu passes en chantant à voix rauque,
de silencieux bateaux de sperme te poursuivent,
et des colombes vertes ont fait leur nid sur tes cheveux,
et puis des coquilles et des semaines,
des mâts torses et des cerises
circulent définitivement lorsque s'avancent
les quinze yeux de ta tête pâle
et ta bouche de sang submergée.

Si je pouvais remplir de suie les mairies
et, en sanglotant, renverser les horloges,
ce serait pour voir quand dans ta maison
survient l'été avec les lèvres déchirées,
surviennent beaucoup de personnes en tenue agonisante,
surviennent des régions de triste splendeur,
surviennent des charrues mortes et des coquelicots,
surviennent des fossoyeurs et des cavaliers,
surviennent des planètes et des cartes ensanglantées,
surviennent des plongeurs couverts de cendre,
surviennent des gens masqués traînant des jeunes filles
transpercées par de grands couteaux,
surviennent des racines, des veines, des hôpitaux,
des sources, des fourmis,
survient la nuit avec le lit
où meurt entre les araignées un hussard solitaire,
survient une rose de haine et d'épingles,
survient une embarcation jaunâtre,
survient un jour de vent avec un enfant,
quand je surviens moi-même avec Oliverio, Norah,
Vicente Aleixandre, Delia,
Maruca, Malva Marina, Maria Luisa y Larco,
la Rubia, Rafael Ugarte,
Cotapos, Rafael Alberti,
Carlos, Bebé, Manolo Altolaguirre,
Molinari,
Rosales, Concha Méndez,
et d'autres que j'oublie.
Laisse-moi te couronner, jeune homme paré de vigueur
et d'un papillon, jeune homme pur
semblable à un éclair noir perpétuellement libre,
et en bavardant entre nous,
à présent, quand il n'y a plus personne entre les rochers,
parlons simplement tel que tu es et tel que je suis:
à quoi servent les vers si ce n'est à la rosée?

A quoi servent les vers si ce n'est pour cette nuit
où un poignard amer nous transperce, pour ce jour,
pour ce crépuscule, pour ce coin brisé
où le cœur frappé de l'homme se dispose à mourir?

La nuit surtout,
la nuit il y a beaucoup d'étoiles,
qui sont toutes dans un fleuve
comme un ruban près des fenêtres
des maisons pleines de pauvres gens.

Parmi eux quelqu'un est mort, ils ont peut-être
perdu leurs places dans les bureaux,
dans les hôpitaux, dans les ascenseurs,
dans les mines,
les êtres souffrent obstinément blessés
et il y a des résolutions et des pleurs de tous côtés:
pendant que les étoiles coulent dans un fleuve interminable
il y a beaucoup de pleurs aux fenêtres.
il y a beaucoup de seuils usés par les pleurs,
les alcôves sont mouillées de pleurs
qui arrivent sous forme de vague pour mordre les tapis.

Federico,
tu vois le monde, les rues,
le vinaigre,
les adieux dans les gares
quand la fumée élève ses roues décisives
vers un lieu où il n'y a rien sinon
quelques barrières, quelques pierres, quelques voies
ferrées.

Il y a tant de gens qui posent des questions
de tous côtés.
Il y a l'aveugle sanglant, et l'irascible, et le
découragé,
et le misérable, l'arbre des ongles,
le brigand avec la jalousie aux trousses.

Telle est la vie, Federico, tu as ici
les choses que peut t'offrir mon amitié
d'homme viril et mélancolique.
Tu sais déjà beaucoup de choses par toi-même,
et tu en apprendras d'autres lentement.


Dans Résidence sur la Terre, Poésie Gallimard. Page 115-119.
Traduit de l'espagnol par Guy Suarès, préface de Julio Cortazar,
Collection Poésie/Gallimard (No 83) (1972),





Oda a Federico Garcìa Lorca

Si pudiera llorar de miedo en una casa sola,
si pudiera sacarme los ojos y comérmelos,
lo haría por tu voz de naranjo enlutado
y por tu poesía que sale dando gritos.

Porque por ti pintan de azul los hospitales
y crecen las escuelas y los barrios marítimos,
y se pueblan de plumas los ángeles heridos,
y se cubren de escamas los pescados nupciales,
y van volando al cielo los erizos:
por ti las sastrerías con sus negras membranas
se llenan de cucharas y de sangre
y tragan cintas rotas, y se matan a besos,
y se visten de blanco.

Cuando vuelas vestido de durazno,
cuando ríes con risa de arroz huracanado,
cuando para cantar sacudes las arterias y los dientes,
la garganta y los dedos,
me moriría por lo dulce que eres,
me moriría por los lagos rojos
en donde en medio del otoño vives
con un corcel caído y un dios ensangrentado,
me moriría por los cementerios
que como cenicientos ríos pasan
con agua y tumbas,
de noche, entre campanas ahogadas:
ríos espesos como dormitorios
de soldados enfermos, que de súbito crecen
hacia la muerte en ríos con números de mármol
y coronas podridas, y aceites funerales:
me moriría por verte de noche
mirar pasar las cruces anegadas,
de pie llorando,
porque ante el río de la muerte lloras
abandonadamente, heridamente,
lloras llorando, con los ojos llenos
de lágrimas, de lágrimas, de lágrimas.

Si pudiera de noche, perdidamente solo,
acumular olvido y sombra y humo
sobre ferrocarriles y vapores,
con un embudo negro,
mordiendo las cenizas,
lo haría por el árbol en que creces,
por los nidos de aguas doradas que reúnes,
y por la enredadera que te cubre los huesos
comunicándote el secreto de la noche.

Ciudades con olor a cebolla mojada
esperan que tú pases cantando roncamente,
y golondrinas verdes hacen nido en tuo pelo,
y silenciosos barcos de esperma te persiguen,
y además caracoles y semanas,
mástiles enrollados y cerezas
definitivamente circulan cuando asoman
tu pálida cabeza de quince ojos
y tu boca de sangre sumergida.

Si pudiera llenar de hollín las alcaldías
y, sollozando, derribar relojes,
sería para ver cuándo a tu casa
llega el verano con los labios rotos,
llegan muchas personas de traje agonizante,
llegan regiones de triste esplendor,
llegan arados muertos y amapolas,
llegan enterradores y jinetes,
llegan planetas y mapas con sangre,
llegan buzos cubiertos de ceniza,
llegan enmascarados arrastrando doncellas
atravesadas por grandes cuchillos,
llegan raíces, venas, hospitales,
manantiales, hormigas,
llega la noche con la cama en donde
muere entre las arañas un húsar solitario,
llega una rosa de odio y alfileres,
llega una embarcación amarillenta,
llega un día de viento con un niño,
llego yo con Oliverio, Norah
Vicente Aleixandre, Delia,
Maruca, Malva Marina, María Luisa y Larco,
la Rubia, Rafael Ugarte,
Cotapos, Rafael Alberti,
Carlos, Bebé, Manolo Altolaguirre,
Molinari,
Rosales, Concha Méndez,
y otros que se me olvidan.

Ven a que te corone, joven de la salud y
de la mariposa, joven puro
como un negro relámpago perpetuamente libre,
y conversando entre nosotros,
ahora, cuando no queda nadie entre las rocas,
hablemos sencillamente como eres tú y soy yo:
para qué sirven los versos si no es para el rocío?
Para qué sirven los versos si no es para esa noche
en que un puñal amargo nos averigua, para ese día,
para ese crepúsculo, para ese rincón roto
donde el golpeado corazón del hombre se dispone a morir?

Sobre todo de noche,
de noche hay muchas estrellas,
todas dentro de un río
como una cinta junto a las ventanas
de las casas llenas de pobres gentes.

Alguien se les ha muerto, tal vez
han perdido sus colocaciones en las oficinas,
en los hospitales, en los ascensores,
en las minas,
sufren los seres tercamente heridos
y hay propósito y llanto en todas partes:
mientras las estrellas corren dentro de un río interminable
hay mucho llanto en las ventanas,
los umbrales están gastados por el llanto,
las alcobas están mojadas por el llanto
que llega en forma de ola a morder las alfombras.

Federico,
tú ves el mundo, las calles,
el vinagre,
las despedidas en las estaciones
cuando el humo levanta sus ruedas decisivas
hacia donde no hay nada sino algunas
separaciones, piedras, vías férreas.

Hay tantas gentes haciendo preguntas
por todas partes.
Hay el ciego sangriento, y el iracundo, y el
desanimado,
y el miserable, el árbol de las uñas,
el bandolero con la envidia a cuestas.

Así es la vida, Federico, aquí tienes
las cosas que te puede ofrecer mi amistad
de melancólico varón varonil.
Ya sabes por ti mismo muchas cosas.
Y otras irás sabiendo lentamente.

Pablo Neruda

Residencia en la tierra, II (1931-1935), Cruz y Raya, Madrid, 1935