jeudi 23 juin 2016

Brexit selon Cristian Ronsmans

photo Cristian R





Brexit: Le rêve va peut-être se concrétiser. Je vais mettre un cierge à Saint Boniface, le moine d'Erfurt (patron des brasseurs, alchimiste émérite).

Qu'est devenu le bon temps de la Place du Luxembourg , de sa gare du quartier Léopold avec ses merveilleux stamp café (cafés typiquement bruxellois) : "Garçon, un café filtre. Et pour Monsieur une gueuze alstublif!".
Mais voilà ! Qu'est devenu ce magnifique quartier qu'on aurait dû classer au patrimoine mondial de l'Unesco?
Un site de rave party pour gamins bobos friqués de la petite jeunesse bourgeoise européenne, athéo-chrétienne, porteurs de badges comme si comme si on leur avait accordé la légion d'honneur.
Un site où les pochetrons endimanchés de costards tout aussi étriqués que leurs cerveaux, largement moins étriqués, en revanche, que leurs rémunérations exorbitantes de 6 à 10 000 euros par mois, pour en faire le moins possible et passer le plus clair de leur temps aux terrasses de cafés internationaux, qu'ils ont envahis, inculture en bandoulière, sur cette place de Luxembourg, défigurée, martyrisée, vampirisée.
Et c'est vous, oui vous, avec votre arrogance naturelle, complices de vos suborneurs, ceux qui viennent pointer le vendredi matin et reprenant l'avion à 17h de la même journée, qui osez négocier un compromis de la honte avec vos copains turcs pour éradiquer les migrants dans l'espace Schengen.
Les seuls migrants nuisibles, c'est vous. Partez, retournez chez vous, dans vos prés, vous occuper de vos vaches et basses-cours, ou encore de tamponner les timbres dans quelque bureau de poste de votre province, où vous croupissiez pour notre bonheur.
Rendez-nous Bruxelles que vous avez défigurée avec votre morgue de gamins mal élevés. Vous n'êtes pas bienvenus. Vous avez appauvri la ville, en vivant dans votre Vatican européen, de plus en plus tentaculaire, avec vos airs imbéciles de gens qui ont des affaires soi-disant importantes à régler (le calibrage de la taille des moules, sans doute). Avec votre présence insalubre moralement et intellectuellement, la vie est devenue impossible. La vie à Bruxelles est hors de prix, on ne peut plus se loger à cause du fric puant que vos hordes immondes exhibent sous le nez des Belges cupides, traîtres à la patrie. La circulation est sans cesse perturbée par votre présence, quartiers bouclés pour organiser vos beuveries, bus détournés pour les mêmes raisons, taxis réservés pour vous exclusivement et vous ramener ivres dans vos appartements de luxe. Sur les jolis marchés publics d’autre fois les prix grimpent en flèche et plus un commerçant ne parle français. De sorte que chassés de chez-nous, on doit prendre le train ou la voiture pour faire nos courses en France, pays de la liberté.
Mais maintenant cela suffit. Fini l’Europe ! Fini l’oppression. Fini l’occupation des néo colons européens.
Partez, disparaissez retournez dans vos trous de bouseux. Ne prenez pas cet avertissement au sérieux ? Il vous en cuira et ça finira mal!
Laissez nous en paix avec nos amis, nos compatriotes de souffrance, nos migrants syriens, irakiens et autres. Ils sont des nôtres. Pas vous!!
Nous sommes comme en 1830 au temps de notre indépendance (l’histoire se répète) et allons nous mobiliser pour bouter l'ennemi hors de notre pays.
Rendez-nous notre place du Luxembourg dont vous n'êtes même pas locataire.
Merci au Royaume Uni, pays où il semble que le véritable humanisme n’a pas totalement disparu. Votre Brexit sera votre rédemption et pour nous, notre salut. Si cela pouvait remettre les autres pays européens sur le bon chemin et mettre un terme à leur colonialisme new age de ma ville, Bruxelles !

Ci-dessous images des orgies démoniaques!

Cristian Ronsmans, le 23 juin 2016

Nous avons échangé quelques mots sur ce texte Cri de Colère, dans lequel ceux qui le connaissent, ont pu apprécier la patte littéraire remplie d'humour et d'intelligence. Voici ce qu'il me répondit alors :
FR




"En fait je suis partisan d'une Europe, fédération de peuples qui partageraient un destin commun. Mais je ne suis pas partisan d'une Europe livrée aux marchés de la financiarisation du capitalisme qui offre l'opportunité à de sombres hobereaux de se hausser du col et du porte monnaie sur le dos des pauvres. Aujourd'hui Bruxelles, comme me le disait ma compagne française, comme tu le sais, est une ville qui respire la misère. Et elle a raison.
Ce que je souhaite c'est une Europe de la Culture qui préside au destin de notre union.
Le tout est de savoir ce qu'on entend par Culture.
La Culture est avant tout un Projet de Vie. Dont l'identité culturelle en est la clef de voûte.La culture est toujours une « action » exercée sur la vie elle-même afin qu’elle s’accroisse, se transforme et s’accomplisse toujours mieux
Il s'agirait donc de définir les axes de création, de perfectionnement et d’accomplissement dont nous pourrons être fiers ensemble et individuellement.
Ce Projet de vie, contenu d'un Projet politique qui lui servirait de cadre. Après seulement on pourrait parler du cours du thon sur le marché mondial de la pêche.
Enfin délocalisons le siège de cette Europe en un lieu plus propice et capable d'assumer les gabegies dues aux fonctionnaires qui s'en enrichissent, au mépris des populations autochtones appauvries pécuniairement, moralement et intellectuellement."



Cristian Ronsmans, le 23 juin 2016

© Textes et photos protégés de la copie


Nouvel article de Cristian R, le 24 juin 2016, après la victoire du BREXIT (52%).

"Gifle magistrale infligée à cette Europe des nantis, privilégiés bénéficiant de prébendes et sinécures gagnées sur le dos des contribuables de toutes les populations européennes avec ses cortèges de travailleurs pauvres, de citoyens de seconde zone.
Citoyens sans cesse méprisés quand par voie référendaire à plusieurs reprises (Maastricht, Lisbonne etc..) ils furent consultés et leurs votes toujours laissés pour compte.
Tôt ou tard le boomerang devait leur revenir en pleine face.
L'impunité suffisante accordée à tous ces fonctionnaires kafkaïens de l'Europe devait tôt ou tard cesser et ces derniers payer l'addition de leur arrogance, vénalité et cupidité.
La place du Luxembourg va retrouver son charme d'antan à la lumière d'une aube nouvelle.
Les ténèbres dans lesquels se complaisaient ceux, de cette minorité, petits, moyens et haut fonctionnaires qui se payaient sans scrupules en peaux de pauvres, ces ténèbres s'estompent et la Lumière revient sur la place du Luxembourg.
En route vers l"Euroxit maintenant.
En route vers une belle et véritable Europe de mutualisation des cultures, des projets de vie communs, des projets politiques communs, une Europe du partage non de l'exploitation pour quelques négriers.
Adieu à ces politiques du "toujours plus de financiarisation" au profit des élites oisives, des nantis, parasites qui vivent comme des cratères buboniques sur le corps des humbles, des pauvres mais honnêtes gens.
Vive l'Europe qui s'annonce. Vive l'Europe des humains."
 Cristian R, le 24 juin 2016



Quelques images prises par Cristian de ces "orgies démoniaques"....







Photos Cristian R






lundi 20 juin 2016

Discours d'Odysseas Elytis, Prix Nobel de Littérature (1979)









Qu'il me soit permis, je vous en prie, de parler au nom de la luminosité et de la transparence. C'est par ces deux états que se définit l'espace où j'ai vécu et où il m'a été donné de m'accomplir. Etats aussi que j'ai peu à peu perçus comme s'identifiant en moi avec le besoin de m'exprimer.

Il est bon, il est juste qu'apport soit fait à l'art, de ce qu'assignent à chacun son expérience personnelle et les vertus de sa langue. Bien plus encore lorsque les temps sont sombres et qu'il convient d'avoir des choses la plus large vision possible.

Je ne parle pas de la capacité commune et naturelle de percevoir les objets en tous leurs détails, mais du pouvoir de la métaphore de n'en retenir que leur essence, et de les porter à un tel état de pureté que leur signification métaphysique apparaît comme une révélation.

Je pense ici à la façon dont les sculpteurs de la période cycladique firent usage de la matière, parvenant tout juste à la porter au-delà d'elle-même. Je pense aussi aux peintres byzantins d'icônes, qui réussirent, par le seul moyen de la couleur pure, à suggérer le « divin ».

C'est une pareille intervention sur le réel, à la fois pénétrante et métamorphosante, qui a été, de tout temps il me semble, la haute vocation de la poésie. Ne pas se limiter à ce qui est, mais s'étendre à ce qui peut être. Il est vrai que cette démarche n'a pas toujours connu l'estime. Peut-être parce que les névroses collectives ne le permettaient pas. Peut-être encore parce que l'utilitarisme n'autorisait pas les hommes a garder, autant qu'il le fallait, les yeux ouverts.

La Beauté, la Lumière, il arrive qu'on les tienne pour désuètes, pour anodines. Et pourtant! La démarche intérieure qu'exigé l'approche de la forme de l'Ange est, à mon avis, infiniment plus douloureuse que l'autre, qui accouche de Démons de toutes sortes.



Assurément, il y a une énigme. Assurément, il y a un mystère. Mais le mystère n'est pas une mise en scène tirant parti des jeux d'ombre et de lumière pour simplement nous impressionner.

C'est ce qui continue à demeurer mystère même en pleine lumière. C'est alors seulement qu'il prend cet éclat qui séduit et que nous appelons Beauté. Beauté qui est voie ouverte - la seule peut-être - vers cette part inconnue de nous-mêmes, vers ce qui nous dépasse. Voila, cela pourrait être une définition de plus de la poésie: l'art de nous rapprocher de ce qui nous dépasse.

D'innombrables signes secrets dont l'univers est constellé et qui constituent autant de syllabes d'une langue inconnue nous sollicitent de composer des mots, et, avec ces mots, des phrases dont le déchiffrage nous met au seuil de la plus profonde vérité.

Où se trouve donc, en dernière analyse, la vérité? Dans l'usure et la mort que nous constatons chaque jour autour de nous, ou dans cette propension à croire que le monde est indestructible et éternel? Il est sage, je le sais, d'éviter les redondances. Les théories cosmogoniques qui se sont succédé au cours des temps n'ont pas manqué d'en user et d'en abuser. Elles se sont heurtées les unes aux autres, elles ont eu leur temps de gloire, puis elles se sont effacées.

Mais l'essentiel est demeuré. Il demeure.

Et la poésie qui vient se dresser là où le rationalisme dépose ses armes, prend la relève pour avancer dans la zone interdite, faisant ainsi la preuve que c'est elle qui est encore le moins rongée par l'usure. Elle assure, dans la pureté de leur forme, la sauvegarde des données permanentes par quoi la vie demeure œuvre viable. Sans elle et sa vigilance, ces données se perdraient dans l'obscurité de la conscience, tout comme les algues deviennent indistinctes dans le fond des mers.

Voilà pourquoi nous avons grandement besoin de transparence. Pour clairement percevoir les nœuds de ce fil tendu le long des siècles et qui nous aide à nous tenir debout sur cette terre.

Ces nœuds, ces liens, nous les percevons distinctement, d'Heraclite à Platon et de Platon à Jésus. Parvenus jusqu'à nous sous des formes diverses ils nous disent sensiblement la même chose: que c'est à l'intérieur de ce monde-ci qu'est contenu l'autre monde, que c'est avec les éléments de ce monde-ci que se recompose cet autre monde, l'au-delà, cette seconde réalité qui se situe au-dessus de celle que nous vivons contre nature. Il s'agit d'une réalité à laquelle nous avons totalement droit, et seule notre incapacité nous en rend indignes.

Ce n'est pas par rencontre fortuite que, dans les époques saines, le Beau s'identifie au Bien, et le Bien au Soleil. Dans la mesure où la conscience se purifie et s'emplit de lumière, ses parties obscures se rétractent et s'effacent, laissant des vides qui - exactement comme dans les lois physiques - sont comblés par les éléments du sens opposé. Du sorte que ce qui en résulte prend appui sur les deux aspects, je veux dire sur l' « ici » et sur l' « au-delà ». Heraclite ne parlait-il pas déjà d'une harmonie des tensions opposées?

Si c'est Apollon ou Vénus, le Christ ou la Vierge qui incarnent et personnalisent le besoin que nous avons de voir matérialiser ce que nous éprouvons comme une intuition, cela n'a pas d'importance. Ce qui est important, c'est ce souffle d'immortalité qui alors nous pénètre. Et à mon humble avis, la Poésie doit, par-delà toute argumentation doctrinale, permettre de respirer ce souffle.

Comment ne pas me référer ici à Hölderlin, ce grand poète qui portait le même regard vers les dieux de l'Olympe et vers le Christ? La stabilité qu'il a donnée à un genre de vision demeure inestimable. Et l'étendue qu'il nous a découverte, immense. Je dirais même terrifiante, (c’est elle qui l'incita à s'écrier - à une époque où commençait à peine le mal qui aujourd'hui nous submerge-: « A quoi bon des poètes en un temps de manque? » Wozu. Dichter in dürftiger Zeit?

Pour l'homme, les temps furent toujours, hélas, dürftig. Mais la poésie n'a jamais, d'autre part, manqué à sa vocation. C'est là deux faits qui ne cesseront jamais d'accompagner notre destinée terrestre, l'un servant de contre-poids à l'autre. Comment pourrait-il en être autrement? C'est par le Soleil que la nuit et les astres nous sont perceptibles. Notons toutefois, avec le sage antique, que s'il dépasse la mesure, le Soleil devient Text in Greek.Pour que la vie soit possible, nous devons nous tenir à une juste distance du soleil figuré, comme notre planète du soleil naturel. Nous fûmes jadis en faute par ignorance. Nous fautons aujourd'hui par l'étendue de notre savoir. Je ne viens pas, en disant cela, me joindre à la longue file des censeurs de notre civilisation technique. Une sagesse aussi ancienne que le pays d'où je viens m'a enseigné d' accepter l'évolution, à digérer le progrès « avec ses écorces et ses noyaux ».

Mais alors, qu'advient-il de la Poésie? Que représente-t-elle dans pareille société? Voici ce que j'ai à répondre: La poésie est le seul lieu où la puissance du nombre s'avère nulle. Et votre décision d'honorer, cette année, en ma personne, la poésie d'un petit pays, révèle le rapport d'harmonie qui la lie à la conception de l'art gratuit, seule conception à s'opposer désormais à la toute-puissance acquise par l'estimation quantitative des valeurs.



Me référer à des circonstances personnelles serait manquer aux convenances. Et faire l'éloge de ma maison, plus inconvenant encore. Cela est néanmoins parfois indispensable, dans la mesure où pareilles interférences aident à voir plus clairement un certain état de choses. C'est bien le cas aujourd'hui.

Il m'a été donné, chers amis, d'écrire dans une langue qui n'est parlée que par quelques millions de personnes. Mais une langue parlée sans interruption, avec fort peu de différences, tout au cours de plus de deux mille cinq cents ans. Cet écart spatio-temporel, apparemment surprenant, se retrouve dans les dimensions culturelles de mon pays. Son aire spatiale est des plus réduites; mais son extension temporelle infinie. Si je le rappelle, ce n'est certes pas pour en tirer quelque fierté, mais pour montrer les difficultés que doit affronter un poète lorsqu'il doit faire usage, pour nommer les choses qui lui sont les plus chères, des mêmes mots que Sappho par exemple ou Pindare, tout en étant privés de l'audience dont ils disposaient et qui s'étendait, alors, à toute l'humanité civilisée.

Si la langue n'était qu'un simple moyen de communication, il n'y aurait pas de problème. Mais il arrive, parfois, qu'elle soit aussi un instrument de « magie  ». De plus, dans ce long cours de siècles, la langue acquiert une certaine manière d'être. Elle devient un haut langage. Et cette manière d'être oblige.

N'oublions pas non plus qu'en chacun de ces vingt-cinq siècles et sans nulle béance, il s'est écrit, en grec, de la poésie. C'est cet ensemble de données qui fait le grand poids de tradition que cet instrument soulève. La poésie grecque moderne en donne une image fort expressive.

La sphère que forme cette poésie, présente, pourrait-on dire, comme toute sphère, deux pôles: A l'un de ces pôles se situe Dionysios Solomos, qui, avant que Mallarmé n'apparaisse dans les lettres européennes, réussit à formuler, avec la plus grande rigueur et cohérence, ainsi que dans toutes ses conséquences, la conception de la poésie pure: soumettre le sentiment à l'intelligence, anoblir l'expression, mobiliser toutes les possibilités de l'instrument linguistique en s'orientant vers le miracle. A l'autre pôle se situe Cavafis, qui, parallèlement à T.S. Eliot, atteint, éliminant toute forme de boursouflure, à l'extrême limite de la concision et à l'expression la plus rigoureusement exacte.

Entre ces deux pôles, et plus ou moins près de l'un ou de l'autre, se meuvent nos autres grands poètes: Costis Palamas, Anguélos Sikkelianos, Nikos Kazantzakis, Georges Seferis.

Tel est, aussi rapidement que schématiquement tracé, le tableau du discours poétique néo-hellénique.

Pour nous qui avons suivi, nous avions à prendre en charge le haut enseignement qui nous avait été légué et à l'adapter à la sensibilité contemporaine. Par-delà les bornes de la technique, il nous fallait parvenir à une synthèse qui, d'une part, assimilât les éléments de la tradition grecque et, de l'autre, exprimât les exigences sociales et psychologiques de notre temps.

En d'autres termes, nous avions à saisir dans sa vérité l'Européen-Grec d'aujourd'hui et à la faire valoir. Je ne parle pas de réussites, je parle d'intentions, d'efforts. Les orientations ont leur importance pour l'investigation de l'histoire littéraire.

Mais comment la création peut-elle se développer librement dans ces directions lorsque les conditions de vie anéantissent, de nos jours, le créateur? Et comment créer une communauté culturelle lorsque la diversité des langues dresse un obstacle infranchissable? Nous vous connaissons et vous nous connaissez par les 20 ou 30 % qui subsistent d'une œuvre, après traduction. Cela est encore plus vrai pour tous ceux d'entre nous qui, prolongeant le sillon tracé par Solomos attendent du discours quelque miracle et qu'entre deux mots, sonnant juste et placés à leur juste place, jaillisse l'étincelle.

Non. Nous demeurons muets, incommunicables.

Nous souffrons de l'absence d'une langue commune. Et les conséquences de cette absence s'observent - je ne crois pas exagérer - jusque dans la réalité politique et sociale de notre patrie commune, l'Europe.

Nous disons - et en faisons chaque jour la constatation - que nous vivons dans un chaos moral. Et cela à un moment où - chose qui ne s'était jamais vue - la répartition de ce qui concerne notre existence matérielle est faite de la façon la plus systématique, dans un ordre qu'on pourrait dire militaire, avec d'implacables contrôles. Cette contradiction est significative. Lorsque, de deux membres, l'un s'hypertrophie, l'autre s'atrophie. Une tendance digne d'éloge, qui incite les peuples d'Europe à s'unir, au sens pythagoricien, en une seule monade, se heurte aujourd'hui à l'impossibilité d'harmonier les parties atrophiques et hypertrophiques de notre civilisation. Nos valeurs ne constituent pas une langue commune.

Pour le poète - cela peut paraître paradoxal mais c'est vrai - la seule langue commune dont il a encore l'usage, ce sont ses sensations. La façon dont deux corps s'attirent et s'attouchent n'a pas changé depuis des millénaires. Et en plus, elle n'a donné lieu à aucun conflit, contrairement aux vingtaines d'idéologies qui ont ensanglanté nos sociétés et nous ont laissé les mains vides.

Lorsque je parle de sensations, je n'entends pas celles, immédiatement perceptibles, du premier ou du second niveau. J'entends celles qui nous portent à l'extrême bord de nous-mêmes. J'entends aussi les "analogies de sensations" qui se forment dans nos esprits.

Car tous les arts parlent par analogies. Une ligne, droite ou courbe, un son aigu ou grave, traduisent un certain contact optique ou acoustique. Nous écrivons tous de bons ou de mauvais poèmes dans la mesure où nous vivons ou raisonnons selon la bonne ou la mauvaise signification du terme. Une image de la mer, telle que nous la trouvons dans Homère, parvient intacte jusqu'à nous. Rimbaud dira "une mer mêlée au soleil". Sauf que lui ajoutera: "c'est là l'éternité." Une jeune fille tenant une branche de myrte chez Archiloque survit dans un tableau de Matisse. Et l'idée méditerranéenne de pureté nous est ainsi rendue plus tangible. D'ailleurs, l'image d'une vierge de l'iconographie byzantine est-elle si différente de celle de ses sœurs profanes? Il suffit de bien peu de chose pour que la lumière de ce monde se transforme en clarté surnaturelle, et inversement. Une sensation héritée des anciens et une autre que nous a léguée le Moyen Age en engendrent une troisième qui leur ressemble, comme un enfant à ses parents. La poésie peut-elle suivre une telle voie? Les sensations peuvent-elles, au terme de cet incessant processus de purification, parvenir à un état de sainteté? Elles reviendront alors, analogies, se greffer sur le monde matériel et agir sur lui.

Il ne suffit pas de mettre nos rêves en vers. C'est trop peu. Il ne suffit pas de politiser nos propos. C'est trop. Le monde matériel n'est au fond qu'un amas de matériaux. A nous de nous montrer bons ou mauvais architectes, d'édifier le Paradis, ou l'Enfer. C'est cela que ne cesse de nous affirmer la poésie - et particulièrement en ces temps dürftiger - cela précisément: que notre destin malgré tout repose entre nos mains.

J'ai souvent tenté de parler de métaphysique solaire. Je n'essayerai pas aujourd'hui d'analyser de quelle façon l'art se trouve impliqué dans une telle conception. Je m'en tiens à un seul et simple fait: le langage des grecs, en tant qu'instrument magique, entretient avec le soleil - réalité ou symbole - des relations intimes. Et ce soleil n'inspire pas seulement une certaine attitude de vie, et donc son sens premier au poème. Il pénètre sa composition, sa structure, et - pour utiliser une terminologie actuelle - ce nucleus duquel se compose la cellule que nous appelons poème.

Ce serait une erreur de croire qu'il sagit là d'un retour à la notion de forme pure. Le sens de la forme, tel que nous l'a légué l'Occident, est un acquis constant, représenté par trois ou quatre modèles. Trois ou quatre moules pourrait-on dire où il convenait de couler à tout prix la matière la plus hétéroclite. Aujourd'hui cela n'est plus concevable. J'ai été l'un des premiers en Grèce à briser ces liens.

Ce qui m'intéressait, obscurément au début, puis de plus en plus consciemment, c'était l'édification du matériau selon un mode architectural chaque fois différent. Il n'est pas besoin pour comprendre cela de se référer à la sagesse des anciens qui conçurent les Parthénons. Il suffit d'évoquer les humbles bâtisseurs de nos maisons et de nos chapelles des Cyclades, trouvant, en chaque occasion, la solution la meilleure. Leurs solutions. Pratiques et belles à la fois, telles enfin que, les voyant, un Le Corbusier ne put qu'admirer et s'incliner.

Peut-être est-ce cet instinct qui s'éveilla en moi lorsque, pour la première fois, il me fallut affronter une grande composition comme le « Axion Esti ». Je compris alors que faute de lui donner les proportions et la perspective d'un édifice, elle n'atteindrait jamais la solidité que je souhaitais.

Je suivis l'exemple de Pindare ou du byzantin Romanos Mélodos qui, pour chacune de leurs odes, ou de leurs cantiques, inventaient chaque fois un mode toujours nouveau. Je vis que la répétition déterminée, à intervalles, de certains éléments de versification donnait effectivement à mon ouvrage cette substance aux facettes multiples et pourtant symétriques qui était mon projet.

Mais alors n'est-il pas vrai que le poème, ainsi entouré d'éléments qui gravitent autour de lui, se transforme en un petit soleil? Cette correspondance parfaite, que je trouve ainsi obtenue, avec le contenu pensé, est, je le crois, l'idéal le plus élevé du poète.

Tenir entre les mains le soleil sans se brûler, le transmettre aux suivants comme un flambeau, est un acte douloureux, mais, je le crois, béni. Nous en avons besoin. Un jour les dogmes qui enchaînent les hommes s'effaceront devant la conscience inondée de lumière, tant qu'elle ne fera plus qu'un avec le soleil, et qu'elle abordera aux rives idéales de la dignité humaine et de la liberté.


Nobel Prize




dimanche 19 juin 2016

Lettre de René Char à Pablo Picasso






24 janvier 1939

Cher Picasso,

Votre œil est le poignet de la lumière. J’ai vu votre Exposition. Jamais la condition plastique n’avait surplombé le convulsif avec une telle sécurité, une telle communicabilité, un tel zénith émotionnel. Soyez remercié. La répartition de la chaleur, de la lumière et du givre manuel consomment la conquête.

J’ai donné à Ch. Zervos pour le prochain Cahier d’art le texte ci-joint. Peut-être consentiriez-vous à lui affranchir la vie ? Je pense au poème d’Eluard que vous aviez si fortement projeté en l’entourant de vos multiplex. Dans les abominables heures que nous vivons où la France est truie, cette Cléopâtre de gouttière tourne le dos à l’Espagne, impossible de donner sa tête à autre chose qu’à cet acier enfant trempé dans la mort…

J’aimerais beaucoup vous parler cher Picasso. Je vais écrire une « étude » sur vous. Voulez-vous avoir l’extrême bonté de dire à ma femme quand je puis vous venir voir. Aujourd’hui je suis un peu souffrant, mais la semaine prochaine je serai tout à l’éventualité de cette rencontre, si vous le voulez bien ?

René Char


Deslettres

( Les archives de Picasso : « On est ce que l'on garde ! » RMN – 24 octobre 2003 ) - (Source image : Modigliani, Picasso and André Salmon in front the Café de la Rotonde, Paris, image taken by Jean Cocteau in Montparnasse, Paris in 1916 (détail), Modigliani Institut Archives Légales, Paris-Rome, © Wikimedia Commons)