vendredi 11 août 2017

Orage à Vézelay, de Tatiana Roy



Orage à Vézelay


Seule avec le vent sur la terrasse dominant la vallée, je m'accoude
par-dessus le sépulcre de Madeleine, par-dessus les terres mouillées, le vent est avec moi
quand grolle le choucas
l'esplanade en son décor de ruines est verte, au loin l'averse traverse l'iris du ciel, l'étoile y déroule une pavane.


J'écoute la nuit des vents, la basilique en croix noire
sur les jonchées d'orage
j'écoute vivre l'énorme chose qui n'a pas de nom
les songes qui errent autour des vieilles demeures
La chouette s'égare dans une lune de menthe et toi, l'homme absent, tu es en moi.


S'ouvre la nuit, voici le vent de pluie, j'aime et tu es en moi
et puis voici la pluie, j'entends sa chute sur les tuiles, son cliquetis au râtelier des marronniers
Il pleut sur la terrasse, quelle âme en moi soudain bat de l'aile ?
Mon amour tu es en moi, j'élève vers toi la source de mon âme.


Il pleut, la lune a couleur d'alun, le ciel se vêt des plumes du paon.
L'aube vole ses heures à la tristesse
j'ai froid.
Mon amour vivons même si la chair n'est plus chair, avec le cri cinglant des hirondelles au haut des tours.

Bel âge me voici, toi et moi sur la route avec ce vent d'ailleurs.


Tatiana Roy

Chants de L'inaccueillie p 57-58
Préface de Jacques Lacarrière
éd DOMENS (1997)






"Parce qu'elle est poète, Tatiana Roy, se sent étrangère à elle-même, désertée par l'espoir et la certitude, déplacée en des lieux où elle se découvre partout inaccueillie. Poèmes de l'inaccueillie mais pas de l'inaccomplie. Pour éprouver ce sentiment d'intense désertion, il faut justement avoir été intensément habité. Pour ressentir sa propre étrangeté, il faut auparavant n'avoir fait qu'un avec soi-même"
Jacques Lacarrière, extrait (quatrième de couverture)





mercredi 9 août 2017

Lettre d'Henry Miller à Anaïs Nin




photos du Net




26 juillet 1932

Anaïs,

Je continue — il est trop tard pour taper à la machine. Et puis je peux mieux dire certaines choses, quand le stylo court silencieusement sur le papier. Tu me manques terriblement. On dirait que je ne sais pas comment tuer le temps d’ici ton retour. Ton départ pour le Brésil est inimaginable pour moi. C’est impossible ! Rentreras-tu un peu avant Hugo — pourras-tu passer quelques jours avec moi, seule ? Je rêve si souvent (des rêves de jour) à ces dernières heures à Louveciennes. Je n’ai jamais connu d’heures plus précieuses. Ta façon de dire « Sapristi ! » était si drôle, et la manière dont tu te réveilles — qui ressemble à celle dont tu t’endors —, paisiblement, avec un étonnement émerveillé dans tes yeux endormis — mais si calme, si paisible, si doux. Et même ta façon d’enfiler et d’ôter tes vêtements. Sans bruit. Comme un chat. Et quelle joie de danser dans le hall — seuls dans la maison. Je pourrais passer des moments si précieux avec toi. Jamais je ne m’ennuierais avec toi, et toi avec moi ?

Je t’étais si reconnaissant de m’avoir montré ces photos. J’aimerais en posséder une. En fermant les yeux, je te revois parfaitement. Seulement maintenant je ne peux pas te revoir ailleurs que dans ce joli jardin — je te vois toujours devant le miroir, dans cette atmosphère dorée — avec cette lumière particulière qui tombait sur la pelouse, les arbres sombres, le silence et le parfum qui t’enveloppaient. Comme tu l’as écrit dans ton Journal le jour de Noël « je sacrifierais tout, etc. » — voilà ce que j’éprouve : je sacrifierais tout pour que tu puisses demeurer à ta place, dans ce merveilleux cadre qui te convient si parfaitement. Avec toi, Anaïs, je ne pourrais pas être égoïste. Je veux que tu sois toujours heureuse, en sécurité, protégée. Jamais je n’ai aimé une femme de manière si désintéressée.

Je ne fais pas grand-chose. Je suis nerveux. Je suis perdu sans toi — c’est vrai. J’ai été très ému par ta lettre, et par ta « suggestion ». Tu fais les choses les plus surprenantes. Je me demandais comment je pourrais aller au Tyrol, près de toi, même si je ne devais pas te voir — ou alors oui, te voir peut-être, pendant ta promenade, caché derrière un rocher ou un arbre. Mais j’ai beau penser, tout cela est hors de question.

Anaïs, il a suffi que tu t’éloignes un peu pour que je mesure la force de mon amour pour toi. Je me suis beaucoup retenu dans mes lettres par crainte des « accidents ». Mais maintenant je ne peux plus. Je te fais assez confiance pour que tu aies la discrétion de ne pas mettre ça sous ton oreiller. Je t’écrirais bien tous les jours, mais je sais que cela ferait mauvaise impression. Je suis dans un tel état de passion que n’importe lequel de mes mots brûlerait le papier. Je revis constamment dans ma mémoire tous les épisodes, depuis le café Viking jusqu’à la tondeuse à gazon. Je me demande si tu parles toujours dans ton sommeil. Je me demande à quoi tu penses, lorsque tu fais l’amour maintenant.

Parle moi de ça — franchement — si tu le peux, et dis-moi que je peux oser en faire autant.

Je ne peux pas écrire davantage parce que ma tête est trop pleine de tout cela. Je te vois dans mes bras, frémissante, et je me sens tout au fond de toi, pour toujours. Je suis brûlant de désir maintenant — tu n’es plus l’Anaïs à qui j’écrivais de Dijon. Tu n’es pas non plus l’Anaïs du Journal. Tu sais de quelle Anaïs je veux parler. Je suis tout à toi.

Henry






paru dans Deslettres. fr





mardi 8 août 2017

Plaidoyer pour la paix, Albert Camus, éditorial de "Combat" (8 août 1945)




photo du Net





" Le monde est ce qu'il est, c'est-à-dire peu de chose. C'est ce que chacun sait depuis hier grâce au formidable concert que la radio, les journaux et les agences d'information viennent de déclencher au sujet de la bombe atomique.
On nous apprend, en effet, au milieu d'une foule de commentaires enthousiastes que n'importe quelle ville d'importance moyenne peut être totalement rasée par une bombe de la grosseur d'un ballon de football. Des journaux américains, anglais et français se répandent en dissertations élégantes sur l'avenir, le passé, les inventeurs, le coût, la vocation pacifique et les effets guerriers, les conséquences politiques et même le caractère indépendant de la bombe atomique. Nous nous résumerons en une phrase : la civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie. Il va falloir choisir, dans un avenir plus ou moins proche, entre le suicide collectif ou l'utilisation intelligente des conquêtes scientifiques.

En attendant, il est permis de penser qu'il y a quelque indécence à célébrer ainsi une découverte, qui se met d'abord au service de la plus formidable rage de destruction dont l'homme ait fait preuve depuis des siècles. Que dans un monde livré à tous les déchirements de la violence, incapable d'aucun contrôle, indifférent à la justice et au simple bonheur des hommes, la science se consacre au meurtre organisé, personne sans doute, à moins d'idéalisme impénitent, ne songera à s'en étonner.

Les découvertes doivent être enregistrées, commentées selon ce qu'elles sont, annoncées au monde pour que l'homme ait une juste idée de son destin. Mais entourer ces terribles révélations d'une littérature pittoresque ou humoristique, c'est ce qui n'est pas supportable.

Déjà, on ne respirait pas facilement dans un monde torturé. Voici qu'une angoisse nouvelle nous est proposée, qui a toutes les chances d'être définitive. On offre sans doute à l'humanité sa dernière chance. Et ce peut-être après tout le prétexte d'une édition spéciale. Mais ce devrait être plus sûrement le sujet de quelques réflexions et de beaucoup de silence.

Au reste, il est d'autres raisons d'accueillir avec réserve le roman d'anticipation que les journaux nous proposent. Quand on voit le rédacteur diplomatique de l'Agence Reuter annoncer que cette invention rend caducs les traités ou périmées les décisions mêmes de Potsdam, remarquer qu'il est indifférent que les Russes soient à Koenigsberg ou la Turquie aux Dardanelles, on ne peut se défendre de supposer à ce beau concert des intentions assez étrangères au désintéressement scientifique.

Qu'on nous entende bien. Si les Japonais capitulent après la destruction d'Hiroshima et par l'effet de l'intimidation, nous nous en réjouirons.

Mais nous nous refusons à tirer d'une aussi grave nouvelle autre chose que la décision de plaider plus énergiquement encore en faveur d'une véritable société internationale, où les grandes puissances n'auront pas de droits supérieurs aux petites et aux moyennes nations, où la guerre, fléau devenu définitif par le seul effet de l'intelligence humaine, ne dépendra plus des appétits ou des doctrines de tel ou tel État.

Devant les perspectives terrifiantes qui s'ouvrent à l'humanité, nous apercevons encore mieux que la paix est le seul combat qui vaille d'être mené. Ce n'est plus une prière, mais un ordre qui doit monter des peuples vers les gouvernements, l'ordre de choisir définitivement entre l'enfer et la raison. "

Albert Camus

éditorial de "Combat", journal clandestin de la Résistance, du 8 août 1945


Publié par Mediapart, le 6 août 2017



6 août 1945, Hiroshima, photo du Net


lundi 7 août 2017

La chute de la philosophie, de Cristian Ronsmans




Cristian Ronsmans, cliché personnel



La chute de la philosophie

Où en est la philosophie en ce 21ème siècle où l’on n’a jamais tant vu de professeurs de philosophie consultés comme des philosophes, professeurs qui ont été et se sont allègrement médiatisés ?

Où sont les Sartre, Merleau-Ponty, Ricoeur, Lévinas, ou Heidegger et quelques autres. Que sont les philosophes devenus que j’avais de si près connus ?

Aujourd’hui le « philosophe » patenté est une sorte de chroniqueur du social, de l’événementiel, de l’anecdote. Il se concentre sur un aspect du paysage en oubliant tout le tableau. Pour mieux légitimer se qu’il considère comme son œuvre il pioche ici ou là en convoquant les philosophes du passé qu’il prend à témoin. Un marqueur de validité en quelque sorte.

Mais qu’en est-il de la poursuite de l’œuvre philosophique qui traite du fond gigantesque de la condition humaine ?

Pas grand-chose. Ils soulèvent biens quelques idées, mais les prennent aussitôt pour des concepts alors que ces « philosophes » se sont mutés en substituts des sociologues. Ces derniers souvent, de ce fait, croyant rendre la monnaie de la pièces philosophale, estiment qu’ils pensent en philosophes.

Première piste : En la fin récente du 20ème siècle toute conception métaphysique du monde s’est diluée dans une absence de plus en plus envahissante. On pourrait envisager une visibilité de plus en plus en perte de vitesse du public. Mais en même temps on argumentera sur le fait que faute de discours philosophique majeur sur la métaphysique, il ne faut point s’étonner de voir le maigre public, s’il en est, se dissoudre dans le néant.

Certes, et je ne mélange pas tout. Il reste encore des philosophes, ni professeurs, ni sociologues aux instruments, humanistes et moralisateurs aiguisés, philosophes de l’ombre, lesquels s’ils n’éditent pas clandestinement, sont des philosophes discrets. Je pense à des gens comme Marcel Gauchet, Alain Badiou et quelques autres.

Certes, je ne dénie pas la nécessité indispensable d’un enseignement philosophique qui est hélas aujourd’hui dans bon nombre de sociétés, discrédité, méprisé et marginalisé. Et ces professeurs ont bien du mérite.

Seulement voilà, deuxième piste de réflexion.
Aujourd’hui, ce n’est pas une grande révélation et chacun sait, pour en être même souvent victime, le médiatique l’emporte sur tout le reste et se complait à employer tous les instruments technologiques, sociologiques et d’éthiques de pointe mis à sa disposition pour mieux mettre à l’étiage le cours de la société.
C’est le nivellement par le bas en sanctifiant, divinisant l’Homme. L’Homme, centre de l’Univers Prométhée en personne s’en bouffe le foie, sans l’aide du moindre rapace. Jamais il n‘aurait imaginé l’explosion d’une telle hybris.

Voilà les raisons essentielles de la « disparition » des grands penseurs (Hegel, Husserl, Bergson, Sartre, Lévinas etc…) Qui ouvraient une voie vers une vision globale du monde qui font le tour du problème où l’Homme et l’Univers se rencontrent, où l’Univers et l’Homme se rencontrent.

La vision conceptuelle du monde (telle qu’envisagée par Emmanuel Kant à laquelle on préfère se délecter des paroles d’un autre Emmanuel) qui offrait les grandes synthèses théoriques qui ordonnaient la connaissance de Platon à Sartre semble éradiquée.

Les valeurs culturelles du 3ème millénaire sont encore à inventer. Il nous faut repenser la philosophie comme une science. Inventer une épistémologie qui permette l’unification des savoirs. C’est la nouvelle tâche, totalement inédite, suite à la rupture, du philosophe contemporain. Ainsi nous comblerons le chemin entre le sociologue au microscope et le philosophe au télescope. Pour l’heure nous sommes des nomades pour beaucoup désemparés, à moitié morts de faim et de soif, pour d’autres en quête incessante. Mais ce qui est sûr est que nous venons tous de Kaboul.

Cristian Ronsmans, le 6 août 2017