samedi 8 novembre 2014

Petit reportage photos à Saint-Nazaire (44) - Première partie

"Haute de trente mètres et visible mieux que les clochers de Chartres à dix lieues à la ronde, la coque énorme entre ses tins du paquebot Normandie...Ville glissant de partout à la mer comme sa voguante cathédrale de tôle, ville où je me suis senti le plus parfaitement(...) dériver comme la gabarre sans mâts du poète sous son doux ciel aventureux"

Julien Gracq, La forme d'une ville (1985) - José Corti


"Alors - Saint-Nazaire - je l'aime d'un amour secret. En partie contrarié, forcément. Et si la poésie était venue à propos ? Nouvelle hypothèse. Pour venir au secours du lieu si souvent blâmé. La poésie armant le super-héros qui va sauver sa ville. Inconsciemment, il y a peut-être un peu de cela. Chercher des mots et des couleurs pour enluminer le tableau pâlichon d'une ville à la remorque de son port, ses chantiers, ses milliers d'ouvriers, et s'ils sont bien choisis, ces mots pourraient alors convaincre d'autres que moi."

Alain Roger, Existence amont (2014) - joca seria


Propulsée par la création de son port au XIXéme siècle, la ville de Saint-Nazaire fascine par son essor démographique et urbain exceptionnel. Riche d'un savoir-faire industriel unique, et chargée d'histoire sociale, elle affiche originalités et contrastes, révèle de multiples visages et offre de nombreuses richesses patrimoniales. L'Ecomusée de Saint-Nazaire s'attache à leur valorisation.


crédit photos Françoise Ruban

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De par la qualité et la richesse de ses eaux "brassées", l'estuaire de la Loire est un espace naturel de pêche. De la civelle à l'alose, du tamis au carrelet, des pêcheries aux chalutiers, la pêche constitue l'une des activités les plus anciennes de la Loire.





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La sculpture de Mayo

A partir de 1863, un bac assure la traversée régulière de l'estuaire entre Saint-Nazaire et la rive sud à Mindin.Le développement des liaisons entre les deux rives ne cesse d'augmenter, avec des bacs transportant passagers, animaux et véhicules.
A partir de 1959, les liaisons se font avec des bacs amphidromes donnant une place importante au fret des véhicules à moteur, jusqu'à la mise en service du pont de Saint-Nazaire en 1975.
Dans le cadre de la commémoration du bicentenaire de la Révolution française en 1989, Jean-Claude Mayo, artiste sculpteur, d'origine réunionnaise, réalise une oeuvre à partir des ducs d'Albe de l'ancien embarcadère du bac de Mindin.


Son oeuvre se compose de trois parties



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Le commerce triangulaire


Cartographie Voyage triangulaire, in "Le port de Nantes a 3000 ans", de Catherine Decours


Suite dans un prochain article.....

Photos  du 6 novembre 2014





vendredi 7 novembre 2014

Lettre d'Amadou Hampâté Bâ à la jeunesse (1985)

hampate ba-11985
Mes chers cadets,
Celui qui vous parle est l'un des premiers nés du vingtième siècle. Il a donc vécu bien longtemps et, comme vous l'imaginez, vu et entendu beaucoup de choses de par le vaste monde. Il ne prétend pas pour autant être un maître en quoi que ce soit. Avant tout, il s'est voulu un éternel chercheur, un éternel élève, et aujourd'hui encore sa soif d'apprendre est aussi vive qu’aux premiers jours.
Il a commencé par chercher en lui-même, se donnant beaucoup de peine pour se découvrir et bien se connaître, afin de pouvoir ensuite se reconnaître en son prochain et l'aimer en conséquence. Il souhaiterait que chacun de vous en fasse autant.
Après cette quête difficile, il entreprit de nombreux voyages à travers le monde : Afrique, Proche-Orient, Europe, Amérique. En élève sans complexes ni préjugés, il sollicita l'enseignement de tous les maîtres et de tous les sages qu'il lui fut donné de rencontrer. Il se mit docilement à leur écoute. Il enregistra fidèlement leurs dires et analysa objectivement leurs leçons, afin de bien comprendre les différents aspects de leurs cultures et, par là même, les raisons de leur comportement. Bref, il s'efforça toujours de comprendre les hommes, car le grand problème de la vie, c'est la MUTUELLE COMPRÉHENSION.
Certes, qu'il s'agisse des individus, des nations, des races ou des cultures, nous sommes tous différents les uns des autres ; mais nous avons tous quelque chose de semblable aussi, et c'est cela qu'il faut chercher pour pouvoir se reconnaître en l'autre et dialoguer avec lui. Alors nos différences, au lieu de nous séparer, deviendront complémentarité et source d'enrichissement mutuel. De même que la beauté d'un tapis tient à la variété de ses couleurs, la diversité des hommes, des cultures et des civilisations fait la beauté et la richesse du monde. Combien ennuyeux et monotone serait un monde uniforme où tous les hommes, calqués sur un même modèle, penseraient et vivraient de la même façon ! N'ayant plus rien à découvrir chez les autres, comment s'enrichirait-on soi même ?
A notre époque si grosse de menaces de toutes sortes, les hommes doivent mettre l'accent non plus sur ce qui les sépare, mais sur ce qu'ils ont de commun, dans le respect de l'identité de chacun. La rencontre et l'écoute de l'autre est toujours plus enrichissante, même pour l'épanouissement de sa propre identité, que les conflits ou les discussions stériles pour imposer son propre point de vue. Un vieux maître d'Afrique disait : il y a « ma » vérité et « ta » vérité, qui ne se rencontreront jamais. « LA » Vérité se trouve au milieu. Pour s'en approcher, chacun doit se dégager un peu de « sa » vérité pour faire un pas vers l'autre...
Jeunes gens, derniers-nés du vingtième siècle, vous vivez à une époque à la fois effrayante par les menaces qu’elle fait peser sur l'humanité et passionnante par les possibilités qu'elle ouvre dans le domaine des connaissances et de la communication entre les hommes. La génération du vingt et unième siècle connaîtra une fantastique rencontre de races et d'idées. Selon la façon dont elle assimilera ce phénomène, elle assurera sa survie ou provoquera sa destruction par des conflits meurtriers. Dans ce monde moderne, personne ne peut plus se réfugier dans sa tour d'ivoire. Tous les États, qu'ils soient forts ou faibles, riches ou pauvres, sont désormais interdépendants, ne serait-ce que sur le plan économique ou face aux dangers d'une guerre internationale. Qu'ils le veuillent ou non, les hommes sont embarqués sur un même radeau : qu'un ouragan se lève, et tout le monde sera menacé à la fois. Ne vaut-il pas mieux essayer de se comprendre et de s'entraider mutuellement avant qu'il ne soit trop tard ?
L'interdépendance même des États impose une complémentarité indispensable des hommes et des cultures. De nos jours, l'humanité est comme une grande usine où l'on travaille à la chaîne : chaque pièce, petite ou grande, a un rôle défini à jouer qui peut conditionner la bonne marche de toute l'usine.
Actuellement, en règle générale, les blocs d'intérêt s'affrontent et se déchirent. Il vous appartiendra peut-être, ô jeunes gens, de faire émerger peu à peu un nouvel état d'esprit, davantage orienté vers la complémentarité et la solidarité, tant individuelle qu'internationale. Ce sera la condition de la paix, sans laquelle il ne saurait y avoir de développement.
La civilisation traditionnelle (je parle surtout de l'Afrique de la savane au sud du Sahara, que je connais plus particulièrement) était avant tout une civilisation de responsabilité et de solidarité à tous les niveaux. En aucun cas un homme, quel qu’il soit, n'était isolé. Jamais on n'aurait laissé une femme, un enfant, un malade ou un vieillard vivre en marge de la société, comme une pièce détachée. On lui trouvait toujours une place au sein de la grande famille africaine, où même l'étranger de passage trouvait gîte et nourriture. L'esprit communautaire et le sens du partage présidaient à tous les rapports humains. Le plat de riz, si modeste fût-il, était ouvert à tous.
L'homme s'identifiait à sa parole, qui était sacrée. Le plus souvent, les conflits se réglaient pacifiquement grâce à la « palabre » : « Se réunir pour discuter, dit l'adage, c’est mettre tout le monde à l’aise et éviter la discorde ». Les vieux, arbitres respectés, veillaient au maintien de la paix dans le village. « Paix ! », « La paix seulement ! », sont les formules-clé de toutes les salutations rituelles africaines. L'un des grands objectifs des initiations et des religions traditionnelles était l'acquisition, par chaque individu, d'une totale maîtrise de soi et d'une paix intérieure sans laquelle il ne saurait y avoir de paix extérieure. C'est dans la paix et dans la paix seulement que l'homme peut construire et développer la société, alors que la guerre ruine en quelques jours ce que l'on a mis des siècles à bâtir !
L'homme était également considéré comme responsable de l'équilibre du monde naturel environnant. Il lui était interdit de couper un arbre sans raison, de tuer un animal sans motif valable. La terre n'était pas sa propriété, mais un dépôt sacré confié par le Créateur et dont il n'était que le gérant. Voilà une notion qui prend aujourd'hui toute sa signification si l'on songe à la légèreté avec laquelle les hommes de notre temps épuisent les richesses de la planète et détruisent ses équilibres naturels.
Certes, comme toute société humaine, la société africaine avait aussi ses tares, ses excès et ses faiblesses. C'est à vous, jeunes gens et jeunes filles, adultes de demain, qu'il appartiendra de laisser disparaître d'elles-mêmes les coutumes abusives, tout en sachant préserver les valeurs traditionnelles positives. La vie humaine est comme un grand arbre et chaque génération est comme un jardinier. Le bon jardinier n'est pas celui qui déracine, mais celui qui, le moment venu, sait élaguer les branches mortes et, au besoin, procéder judicieusement à des greffes utiles. Couper le tronc serait se suicider, renoncer à sa personnalité propre pour endosser artificiellement celle des autres, sans y parvenir jamais tout à fait. Là encore, souvenons-nous de l'adage : « Le morceau de bois a beaucoup séjourné dans l’eau, il flottera peut-être, mais jamais il ne deviendra caïman !
Soyez, jeunes gens, ce bon jardinier qui sait que, pour croître en hauteur et étendre ses branches dans toutes les directions de l'espace, un arbre a besoin de profondes et puissantes racines. Ainsi, bien enracinés en vous-mêmes, vous pourrez sans crainte et sans dommage vous ouvrir vers l'extérieur, à la fois pour donner et pour recevoir.
Pour ce vaste travail, deux outils vous sont indispensables : tout d'abord, l'approfondissement et la préservation de vos langues maternelles, véhicules irremplaçables de nos cultures spécifiques ; ensuite, la parfaite connaissance de la langue héritée de la colonisation (pour nous la langue française), tout aussi irremplaçable, non seulement pour permettre aux différentes ethnies africaines de communiquer entre elles et de mieux se connaître, mais aussi pour nous ouvrir sur l'extérieur et nous permettre de dialoguer avec les cultures du monde entier.
Jeunes gens d'Afrique et du monde, le destin a voulu qu'en cette fin du vingtième siècle, à l'aube d'une ère nouvelle, vous soyez comme un pont jeté entre deux mondes : celui du passé, où de vieilles civilisations n'aspirent qu'à vous léguer leurs trésors avant de disparaître, et celui de l'avenir, plein d'incertitudes et de difficultés, certes, mais riche aussi d'aventures nouvelles et d'expériences passionnantes. Il vous appartient de relever le défi et de faire en sorte qu'il y ait, non-rupture mutilante, mais continuation sereine et fécondation d'une époque par l'autre.
Dans les tourbillons qui vous emporteront, souvenez-vous de nos vieilles valeurs de communauté, de solidarité et de partage. Et si vous avez la chance d'avoir un plat de riz, ne le mangez pas tout seuls. Si des conflits vous menacent, souvenez-vous des vertus du dialogue et de la palabre !
Et lorsque vous voudrez vous employer, au lieu de consacrer toutes vos énergies à des travaux stériles et improductifs, pensez à revenir vers notre Mère la Terre, notre seule vraie richesse, et donnez-lui tous vos soins afin que l'on puisse en tirer de quoi nourrir tous les hommes. Bref, soyez au service de la Vie, sous tous ses aspects !
Certains d'entre vous diront peut-être: « C’est trop nous demander! Une telle tâche nous dépasse ! ». Permettez au vieil homme que je suis de vous confier un secret : de même qu'il n'y a pas de « petit » incendie (tout dépend de la nature du combustible rencontré), il n'y a pas de petit effort. Tout effort compte, et l'on ne sait jamais, au départ, de quelle action apparemment modeste sortira l'événement qui changera la face des choses. N'oubliez pas que le roi des arbres de la savane, le puissant et majestueux baobab, sort d'une graine qui, au départ, n'est pas plus grosse qu'un tout petit grain de café...
Amadou Hampâté Bâ, écrivain malien qui a côtoyé Théodore Monod à l'Institut français d'Afrique noire, et siégé à l'UNESCO, écrit cette lettre six ans avant sa disparition.

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lundi 3 novembre 2014

Par delà l'Histoire officielle, Guido Carlotto, le musicien qui fut un "bébé volé" de la dictature argentine



Guido Carlotto, le musicien qui fut un "bébé volé" de la dictature argentine

Publié le 01/11/2014 à 18H15, mis à jour le 02/11/2014 à 13H38

Le musicien Guido Carlotto/Ignacio Hurban en août dernier, avec sa grand-mère Estela Carlotto, la grande militante, présidente de l'Association des Grandes-Mères de la Place de Mai".

 © Natacha Pisarenko/AP/SIPA
Ignacio/Guido est aujourd'hui le plus célèbre des "bébés volés" de la dictature argentine, reconnu comme le petit fils de la présidente des "Grands-Mères de la Place de Mai". Elevé par des paysans, ce pianiste se demandait d'où lui venait la fibre artistique avant de découvrir que son père biologique était musicien. Ce 1er novembre, il donne son premier concert comme pianiste de jazz.

Le pianiste, compositeur et directeur de l'école municipale de musique d'Olavarria (ville de la Pampa à 350 km de la capitale) s'appelait jusqu'à l'été dernier Ignacio Hurban. Le 5 août, il est devenu Guido Montoya Carlotto quand un test ADN lui a révélé sa véritable identité. Et est devenu célèbre lorsque l'organisation des "Grands-Mères de la Place de Mai" ont annoncé qu'un 114e enfant volé durant la dictature avait été retrouvé, et identifié comme le petit-fils de l'infatigable militante Estela Carlotto, la présidente de l'organisation.

Fils de militants opposés à la dictature et petit fils d'Estela Carlotto

Depuis, il croule sous les demandes d'entretiens, les invitations de présidents, les propositions de concerts.
 Mercredi il sera reçu par le pape en compagnie de sa grand-mère, mais cela ne lui fait pas grand effet. "Ces derniers mois, ma vie a été tellement bouleversée, alors aller voir le pape..."

En parlant avec ses grands-mères, il a appris qu'il était issu d'une famille de musiciens. "Quand j'ai appris que mon grand-père jouait du saxophone, mon père de la batterie et que mon autre grand-père adorait le jazz, quelle révélation, j'ai compris d'où ça venait", raconte le musicien. "Tout ça me fait penser que la musique était plus ancrée dans mon identité que dans mes papiers", lâche "Nacho", son surnom, confié en adoption à un couple de pauvres paysans, après que ses parents, des membres d'une guérilla opposée à la dictature, ont été exécutés par les militaires.

L'amour de la musique

A l'âge de 10 ans, c'est un bal folklorique de village qui a fait basculer le petit Ignacio dans la musique, lui révélant de manière anticipée son identité, musicale. Il est surtout séduit par le musicien qui joue du clavier, et qui sera plus tard son professeur. "Cet évènement m'a paru si extraordinaire, j'étais ému. C'est le début d'une relation (avec la musique) qui dure", confie le jazzman de 36 ans. Après quatre cours de musique, le professeur l'encourage à persévérer.

Il se souvient de son premier piano, un clavier électronique de marque Casio : "Mes parents me l'ont acheté dans le magasin d'électroménager d'Olavarria en payant à crédit, c'était très cher pour nous." Dans la campagne proche d'Olavarria, il a grandi dans une maison sans électricité, sans télévision. Le clavier fonctionnait avec des piles, mais leur prix était parfois un obstacle sur le chemin de l'apprentissage. A la ferme, il avait accès à la bibliothèque du propriétaire. C'est d'ailleurs dans sa maison qu'il voit un piano pour la première fois. Il est émerveillé.

A l'école communale, ils ne sont que huit dans sa classe. Après une enfance heureuse, il s'apprête à travailler dans le BTP. "Mon père me disait : comme nous ne sommes pas propriétaires des terres,  tu seras toujours employé, alors il faut que tu fasses des études pour pouvoir progresser", témoigne Guido Carlotto. Dans les années 1990, la construction est en crise et il ne trouve pas de travail. "Quitte à mourir de faim,se dit-il, autant que ce soit en faisant ce qui me passionne." Il part pour Buenos Aires. A 21 ans, il rassemble 1.000 dollars, "c'était beaucoup d'argent pour moi", afin d'acheter un piano. Au magasin, le vendeur lui répond : "Avec cet argent, tu peux t'acheter un  barbecue, mais pas un piano", raconte-t-il en riant. Quelques années plus tard, à force d'économies, il finira par s'acheter un piano d'occasion de marque Rönish qui trône encore dans sa maison.

Ce samedi 1er novembre, au ND Teatro de Buenos Aires, il va interpréter les morceaux de son disque "Musa rea" et de nouvelles compositions, une fusion entre le jazz et le folklore argentin.
Guido Carlotto en concert le 1er octobre dernier dans l'ancienne Ecole de la marine de Buenos Aires, qui servit de centre de torture pour la dictature argentine entre 1976 et 1983.
Guido Carlotto en concert le 1er octobre dernier dans l'ancienne Ecole de la marine de Buenos Aires, qui servit de centre de torture pour la dictature argentine entre 1976 et 1983. © Natacha Pisarenko/AP/SIPA