jeudi 10 novembre 2016

Poésie...ceci n'est pas un poème



J'écris beaucoup mais... la Poésie n'est pas à mes yeux une écriture comme les autres.
J'écris peu de poèmes.
Pour que viennent les mots de la poésie j'ai besoin de ressentir un besoin irrépressible.
Besoin né de fortes émotions.
Le monde qui chavire, ma vie qui chavire.
Une sensation forte de joie de plaisir... en regardant autour de moi.
Souvent, c'est la Nature qui guide ma plume
les ciels, l'Océan, leur immensité et leurs mystères.

Jamais je ne réussis le moindre vers devant la page blanche.
M'attabler à heures fixes, me convaincre que je « dois » écrire... jamais cela ne marche !
Ecrire sous la contrainte, obéir à des règles, des injonctions
ce n'est pas pour moi !
Je n'envoie jamais de poèmes aux revues littéraires.
Je ne cherche pas d'éditeur, mais je ne les refuse pas !
Simple paresse dans ces démarches.
Timidité peut-être...

Ce que j'aime c'est parler au cœur des lecteurs
à leur cœur bien plus qu'à leur tête et encore moins à leurs normes.
Leur parler et lire leurs ressentis, établir une complicité un échange
Oui !
C'est un véritable instant de bonheur de trouver leurs mots.
Partages de mots à mots, le plus beau des cadeaux !
Et puis, j'écris aussi pour dire l'Amour
les amours perdues les amours bien en vie.
Pour dire la Mort injuste et cruelle.
La Vie en somme...


le 10 novembre 2016


©fruban



© tableau Magritte







mardi 8 novembre 2016

Un livre, un auteur : "Une mère, le cri retenu" de Pierre Perrin (Le cherche midi éditeur)




Pierre Perrin habite le pays de Courbet. Il a créé la revue Possibles, 22 numéros de 1975 à 1980, dont les n° spéciaux Jean Breton, Éroticothèque et Yves Martin. Il a publié une vingtaine d’ouvrages depuis 1972, notamment Manque à vivre, un choix de poèmes en 1985, un autre avec La Vie crépusculaire, chez Cheyne [prix Kowalski de la ville de Lyon en 1996]. Il a donné au Rocher un bref essai critique : Les Caresses de l’absence chez Françoise Lefèvre. Ces trois ouvrages sont épuisés. Mais on peut encore trouver, au Cherche Midi, Une mère, le Cri retenu en 2001, un récit sans concessions.
Il a aussi publié de courts essais et des nouvelles ainsi qu’une bonne centaine de notes de lecture dans Autre Sud, Lire, Poésie1/Vagabondages, dont une trentaine, entre 1999 et 2008, dans La Nouvelle Revue Française.
Il publie désormais essentiellement sur le net où il tient à jour son propre site qui donne aussi à lire, à l’occasion, quelques invités
Site de la revue Possibles

Après l'avoir lu deux fois, j'ai eu envie d'écrire à Pierre une sorte de lettre ouverte, de ressenti de lecture.


Cher Pierre,

Voilà déjà un moment que je veux vous envoyer ces quelques lignes sur "Une mère, le cri retenu". Et puis, je voulais le reprendre, le compléter, citer quelques passages qui m'avaient retenue, et puis et puis...le temps se déroule.
A chaque fois que je vous vois passer, je me dis que décidément je dois vous l'envoyer. Voilà donc !


Votre livre Pierre, " Une mère, le cri retenu " m'a bouleversée et souvent émue aux larmes.
Un cri retenu pendant tant d'années. Un cri enfermé depuis si longtemps en vous. Un cri pour dire la relation difficile, voire absente, entre une mère et son fils.
Tant d'années pour oser mettre des mots sur un amour né si tard. Ou plutôt ressenti si tard. Quand la mère disparaît définitivement, après avoir été cette presque petite fille, rongée par la maladie.
Toujours digne et fière cependant.
Ce livre m'a accompagnée près de l'Océan, où je découvrais votre écriture et la profonde émotion qu'elle suscite. Votre talent, votre « engagement », votre quête/recherche de souvenirs, témoignages,ressentis d'enfant, puis d'adolescent, enfin d'homme.
Je l'ai relu ici, sur mes terres bourguignonnes. J'aurais voulu recopier tant de passages, des fulgurances inouïes à certains moments.
J'avais l'impression de connaître cet univers campagnard rude et taiseux. Comme vous, j'ai passé mes dix premières années près de la ferme de mes grands-parents maternels. J'y fus heureuse car choyée par eux, surtout par ma grand-tante (soeur de mon grand-père), veuve inconsolée de 14-18.
Mes parents absents jusqu'à mes dix ans.
Je connais aussi cette froideur relationnelle avec ma mère. Notre mésentente jusqu'à la rupture. Puis elle est morte en 2015. Comme vous, le poids du remords, de la culpabilité.

Françoise

Quelques Extraits ICI :


"Les premiers temps, elle avait parlé sans fin, à faire accroire son bonheur. Son travail, son mari, son enfant : sa vie regorgeait de plaisirs. Cet enchantement sonnait le tocsin. Petite, menue, souvent un rire au bord des larmes, d’abord elle avait dit non. Le désordre l’épouvantait. Pourtant quelqu’un enfin la comprenait. Depuis sa jeunesse, elle s’était tant dévouée. Sa réserve avait fondu et son cœur éclaté. Entre eux, c’était des rires, des fous rires. Tout les emportait. Les heures passaient comme des oiseaux. Elle lui trouvait un art de la mettre en valeur qui la faisait rougir. Elle protestait sans cesse de son peu d’attrait, qu’il fallait la laisser. En même temps elle avait pressé contre son épaule l’attente secrète qu’enfin il la porte, il l’emporte où il voudrait. Elle se coulait le long de son torse. Au froid de la rue, elle emmitouflait leurs deux cous dans la même longue écharpe écrue. Mais lui, comme s’il contemplait la sœur qu’il n’avait jamais eue, ne voulait que son bonheur, sa plénitude à elle. Il ne se retenait pas, il l’adorait. Et ses prévenances sans calculs les émerveillaient tous deux. Il existait pour elle, elle existait pour lui. Cette navette rare tissait l’exigence, chaque jour plus forte, qu’ils ne se séparent plus jamais. Car loin d’elle, perdus l’appétit, le sommeil, il tremblait. Elle le hissait vers des sommets. Ils les gravissaient ensemble, allègrement. Toujours en avant de sa propre ascension, elle lui faisait gagner des années d’existence. Il brûlait, avec le sentiment de s’engendrer à travers elle, de se multiplier, tellement ce qu’on donne nous augmente, disait-il. Et, passé le supplice de s’éloigner de son enfant, elle tombait la robe de laine violine qui, la neige venue, et le vent, et le froid, l’emmitouflait jusqu’au cou. Sous ses boucles châtain clair, ses seins de plein vent odoraient le lys et le lilas mêlés. Elle creusait le ventre, elle s’imprimait contre son torse. Elle le happait, il grandissait sans fin. Jamais il n’avait cueilli de la sorte le bonheur en train de sourdre dans des pupilles dilatées. Au cours de la nuit toujours plus blanche, l’amour dansait comme la mer. Ils se défaisaient, c’était pour mieux se reprendre. La langue tel un chiot suivait des veines, des chevilles jusqu’au front. Les framboises amenées sous les lèvres rameutaient leurs racines. C’était bon, comme tant d’autres attentions, devant la longue chevauchée par tous les sens, tellement l’un et l’autre voulaient se prodiguer comment la tête leur tournait.

Cependant les arrachements au petit matin les dépeçaient, à retrouver l’enfant et les doutes. Le téléphone plusieurs fois par jour leur tirait des larmes. Ils devenaient l’un pour l’autre la cheville sans quoi le meuble se défait. Le désordre à la fin devait s’effacer, la raison ressusciter, la parenthèse fermer le tombeau. Il vacillait, s’enfonçait, s’enterrait à bout de forces. Il ne réussissait plus à la ranimer, la ramener à lui. Des ondes les faisaient encore trembler, loin l’un de l’autre. Elle connaissait de son côté la démesure du sacrifice, le féroce égoïsme dont l’enfant dès le berceau connaît l’énigme et les rouages. Et lui tournait tel l’épervier sur sa douleur. Pendant des mois, il n’avait plus regardé ni touché le monde qu’avec ses yeux et ses mains à elle. Telle une voile sous le vent tendue, son existence avait exploré des contrées inconnues. Tout à coup chaviré, amputé, aveugle, il lui fallait réapprendre la relativité des choses, sa propre pesanteur, le silence hostile. Il n’acceptait pas le désastre. Bien que sans rien tenter qui la mît en péril, il espérait un miracle. Il croyait la croiser partout. La nuit même elle surgissait peut-être. Son rire ne pouvait pas s’éteindre. Un jour elle voulut une ultime fois sa semence. Elle lui fit l’amour avec une rage qu’ils n’avaient jamais connue. Ils rirent même, comme au premier jour. Et puis elle avait emporté leur secret, pour toujours."




"Mariée tard, elle était repartie vers la liberté. L’appartement dans l’Allemagne occupée faisait d’elle à son tour une maîtresse de maison, et l’argenterie rentrait chez elle, au marché noir, et la belle vaisselle, contre du sucre, du café. Ce n’était pas pour s’enrichir, c’était pour être belle, pour vivre à son rang, à la force du poignet. À vouloir, tout au contraire, abandonner ce rang et l’uniforme, mon père a violé pour jamais son bonheur. Il l’a brisée comme un fagot sur le genou, l’a piétinée. Enfant, je ne comprenais pas qu’elle récurât le soir jusqu’à minuit parfois, dans une rage insensée, partout. Les pivoines, les lupins, les rosiers, l’été, cachaient le fumier. Mais la cuisine communiquait avec la rue et l’écurie, sans sas, sans vestibule. L’évier restait de fonte – impossible de le faire briller ! Sous l’escalier, il fallait souvent réamorcer la pompe. Dans le plafond nichaient des rats qu’on entendait courir et couiner en mangeant la soupe. Et je soutenais mon père contre les rares reproches qu’elle lui adressait. À mon tour j’élevais la voix contre sa tristesse. Elle, au lieu de me tirer vers elle, reculait, vaincue, toute son innocence persécutée. Ce qui m’éclaire, à ce jour, hier m’aveuglait. Maman, mes mots se perdent, comme de l’eau dans la terre trop sèche. Ils ne te trouveront plus."




"Son visage était ravagé, l’œil droit perdu sans retour. Elle se recroquevillait de douleur sur sa chaise. D’une main elle tenait sa joue penchée qui n’était qu’une plaie ; de l’autre, elle ramenait les pans de sa robe sur ses membres décharnés. Bien qu’elle m’accueillît encore avec un sourire qui cachait de son mieux la souffrance, je ne pouvais pas poser la question. Elle touchait à sa fin. Elle avait parlé de son cercueil, sans que sa voix tremble. Elle allait rejoindre son aimé, parti le premier. Je ne distinguais aucun chemin. Je voyais une borne et la tombe ouverte, et la tombe ensevelir le cadavre, et la borne s’effacer avec les années. Je vacillais. J’étais si près de son souffle que j’escomptais parfois la part d’inconnu qui m’était réservé. Je tenais la main de ma mère, la peau sur les os. La pitié m’étreignait. Je concevais la délivrance, dont elle ne faisait plus guère état. Je ne pouvais réaliser son abandon, le renoncement à vivre. Elle avait embrassé à sa façon le monde et les êtres qui avaient croisé son destin. Elle avait parié sur le ciel, comme on lui avait appris à le faire. Elle ne jouait plus. Et peu lui importait qu’il restât quelque chose ou non de ce qu’elle avait gagné à la sueur de son front. Elle s’en allait, son être s’en allait. Ce n’était pas un drame. Les bilans dépassés, l’enfant élevé, le silence l’envahissait, comme s’il avait neigé sur son jardin. Un cri, un seul, lui échapperait, qu’elle entendrait à peine. Seule – il ne viendrait plus maintenant –, à l’ultime instant."


Pierre Perrin, Une mère, Le Cri retenu, Cherche Midi, 2001

dimanche 6 novembre 2016

Extraits de "Lettre à un jeune poète" de Rainer Maria Rilke

Rainer Maria Rilke
photo du Net








                                                                                                     14 mai 1904

Mon cher Monsieur Kappus,

Un long temps s’est écoulé depuis votre dernière lettre. Ne m’en veuillez pas. Travail, soucis quotidiens, malaises m’ont empêché de vous écrire. Et je tenais à ce que ma réponse vous vînt de jours calmes et bons. (L’avant-printemps, avec ses vilaines sautes d’humeur, a été ici fortement ressenti.) Aujourd’hui je me sens un peu mieux et je viens, cher monsieur Kappus, vous saluer et vous dire de mon mieux (je le fais de tout cœur) diverses choses à propos de votre dernière lettre.

Vous voyez, j’ai copié votre sonnet parce que je l’ai trouvé beau et simple, et né dans une forme qui lui permet de se mouvoir avec une calme décence. De tous les vers que j’ai lus de vous ce sont les meilleurs. Je vous offre cette copie, sachant combien il est important et plein d’enseignements de retrouver son propre travail dans une écriture étrangère. Lisez ces vers comme s’ils étaient d’un autre, et vous sentirez tout au fond de vous-même combien ils sont à vous. […]

Ne vous laissez pas troubler dans votre solitude parce que vous sentez en vous des velléités d’en sortir. Ces tentations doivent même vous aider si vous les utilisez dans le calme et la réflexion, comme un instrument pour étendre votre solitude à un pays plus riche encore et plus vaste. Les hommes ont pour toutes les choses des solutions faciles (conventionnelles), les plus faciles des solutions faciles. Il est pourtant clair que nous devons nous tenir au difficile. Tout ce qui vit s’y tient. Chaque être se développe et se défend selon son mode et tire de lui-même cette forme unique qui est son propre, à tout prix et contre tout obstacle. Nous savons peu de choses, mais qu’il faille nous tenir au difficile, c’est là une certitude qui ne doit pas nous quitter. Il est bon d’être seul parce que la solitude est difficile. Qu’une chose soit difficile doit nous être une raison de plus de nous y tenir.

Il est bon aussi d’aimer ; car l’amour est difficile. L’amour d’un être humain pour un autre, c’est peut-être l’épreuve la plus difficile pour chacun de nous, c’est le plus haut témoignage de nous-même ; l’œuvre suprême dont toutes les autres ne sont que les préparations. C’est pour cela que les êtres jeunes, neufs en toutes choses, ne savent pas encore aimer ; ils doivent apprendre. De toutes les forces de leur être, concentrées dans leur cœur qui bat anxieux et solitaire, ils apprennent à aimer. Tout apprentissage est un temps de clôture. Ainsi pour celui qui aime, l’amour n’est longtemps, et jusqu’au large de la vie, que solitude, solitude toujours plus intense et plus profonde. L’amour ce n’est pas dès l’abord se donner, s’unir à un autre. (Que serait l’union de deux êtres encore imprécis, inachevés, dépendants ?) L’amour, c’est l’occasion unique de mûrir, de prendre forme, de devenir soi-même un monde pour l’amour de l’être aimé. C’est une haute exigence, une ambition sans limite, qui fait de celui qui aime un élu qu’appelle le large. Dans l’amour, quand il se présente, ce n’est que l’obligation de travailler à eux-mêmes que les êtres jeunes devraient voir (zu horchen und zu hämmern Tag und Nacht). Se perdre dans un autre, se donner à un autre, toutes les façons de s’unir ne sont pas encore pour eux. Il leur faut d’abord thésauriser longtemps, accumuler beaucoup. Le don de soi- même est un achèvement : l’homme en est peut- être encore incapable.

Là est l’erreur si fréquente et si grave des jeunes. Ils se précipitent l’un vers l’autre, quand l’amour fond sur eux, car il est dans leur nature de ne pas savoir attendre. Ils se déversent, alors que leur âme n’est qu’ébauche, trouble et désordre. Mais quoi ? Que peut faire la vie de cet enchevêtrement de matériaux gâchés qu’ils appellent leur union et qu’ils voudraient même appeler leur bonheur ? – Et quel lendemain ? Chacun se perd lui-même pour l’amour de l’autre, et perd l’autre aussi et tous ceux qui auraient pu venir encore. Et chacun perd le sens du large et les moyens de le gagner, chacun échange les va-et-vient des choses du silence, pleins de promesses, contre un désarroi stérile d’où ne peuvent sortir que dégoût, pauvreté, désillusion. Il ne lui reste plus qu’à trouver un refuge dans une de ces multiples conventions qui s’élèvent partout comme des abris le long d’un chemin périlleux. Nulle région humaine n’est aussi riche de conventions que celle-là. Canots, bouées, ceintures de sauvetage, la société offre là tous les moyens d’échapper. Enclins à ne voir dans l’amour qu’un plaisir, les hommes l’ont rendu d’accès facile, bon marché, sans risques, comme un plaisir de foire. Combien d’êtres jeunes ne savent pas aimer, combien se bornent à se livrer comme on le fait couramment (bien sûr, la moyenne en restera toujours là) et qui ploient sous leur erreur ! Ils cherchent par leurs propres moyens à rendre vivable et fécond l’état dans lequel ils sont tombés. Leur nature leur dit bien que les choses de l’amour, moins encore que d’autres, importantes aussi, ne peuvent être résolues suivant tel ou tel principe, valant dans tous les cas. Ils sentent bien que c’est là une question qui se pose d’être à être, et qu’il y faut, pour chaque cas, une réponse unique, étroitement personnelle. Mais comment, s’ils se sont déjà confondus, dans la précipitation de leur étreinte, s’ils ont perdu ce qui leur est propre, trouveraient-ils en eux-mêmes un chemin pour échapper à cet abîme où a sombré leur solitude ?

Ils agissent à l’aveugle l’un et l’autre. Ils usent leur meilleur vouloir à se passer de conventions comme le mariage, pour tomber dans des conventions moins voyantes certes, mais tout autant mortelles. C’est qu’il n’est, à leur portée, que des conventions. Tout ce qui vient de ces unions troubles, qui doivent leur confusion à la hâte, ne peut être que convention. Les rapports qui naissent de telles erreurs portent un compromis en eux-mêmes, même s’il est en dehors des usages (en langage courant : immoral). La rupture même serait un geste conventionnel, impersonnel, fortuit, débile et inefficace. Pas plus que dans la mort qui est difficile, dans l’amour, lui aussi difficile, celui qui va gravement n’aura l’aide d’aucune lumière, d’aucune réponse déjà faite, d’aucun chemin tracé d’avance. Pas plus pour l’un que pour l’autre de ces devoirs que nous portons, cachés en nous-mêmes, et que nous transmettons à ceux qui nous suivent sans les avoir éclaircis, on ne peut donner de règles générales. Dans la mesure où nous sommes seuls, l’amour et la mort se rapprochent. Les exigences de cette redoutable entreprise qu’est l’amour traversant notre vie ne sont pas à la mesure de cette vie, et nous ne sommes pas de taille à y répondre dès nos premiers pas. Mais si, à force de constance, nous acceptons de subir l’amour comme un dur apprentissage, au lieu de nous perdre aux jeux faciles et frivoles qui permettent aux hommes de se dérober à la gravité de l’existence, – alors peut-être un insensible progrès, un certain allégement pourra venir à ceux qui nous suivront, et longtemps encore après nous. Et ce serait beaucoup. […]

Un tel progrès transformera la vie amoureuse aujourd’hui si pleine d’erreurs […]. L’amour ne sera plus le commerce d’un homme et d’une femme, mais celui d’une humanité avec une autre. Plus près de l’humain, il sera infiniment délicat et plein d’égards, bon et clair dans toutes les choses qu’il noue ou dénoue. Il sera cet amour que nous préparons, en luttant durement : deux solitudes se protégeant, se complétant, se limitant, et s’inclinant l’une devant l’autre.

Ceci encore : ne croyez pas que l’amour que vous avez connu adolescent soit perdu. N’a-t-il pas fait germer en vous des aspirations riches et fortes, des projets dont vous vivez encore aujourd’hui ? Je crois bien que cet amour ne survit si fort et si puissant dans votre souvenir que parce qu’il a été pour vous la première occasion d’être seul au plus profond de vous- même, le premier effort intérieur que vous ayez tenté dans votre vie.

Tous mes vœux, cher Monsieur Kappus.


Lettre publiée par Deslettres