vendredi 20 mai 2016

Le plus et le moins, d'Erri de Luca

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"J'ai touché l'immense en peu d'espace, l'épuisement du corps et l'énergie absorbée par un fruit cru de mer. J'étais une chose de la nature exposée à la saison. Je donnais le nom de l'île à cette liberté. Si je ne suis pas une strate jaune de sa croûte craquelée, fendue par les vignes qui la forent, si des chardons ne poussent pas de mes yeux, si je ne rêve pas la nuit comme un rocher balancé par des bradyséismes, je ne pourrai pas apprendre" Erri de Luca

Ischia, Naples, Turin, les Dolomites - les indications géographiques qui parcourent les trente sept textes réunis ici sont autant de points de repères biographiques de la vie d'Erri de Luca. La liberté rencontrée dans la nature tout autant que dans les luttes politiques, la fraternité entre travailleurs et le partage avec l'étranger, la lecture de la Bible et la figure de l'ange, voilà quelques-uns des motifs que tisse l'écrivain italien dans Le plus et le moins. Un livre inclassable et iconoclaste qui éclaire l'oeuvre et le parcours d'un des auteurs les plus singuliers de notre temps.

extraits de la quatrième de couverture

Le plus et le moins , Gallimard / Du monde entier (2015)

traduit de l'italien par Danièle Valin.




Chez De Luca, l’ancrage dans la réalité napolitaine ou ouvrière ou encore alpine est au cœur de nombre de ses ouvrages. Naples, comme Montedidio (honoré du Prix Médicis étranger 2002) ou Le jour avant le bonheur, l’ont montré avec brio et inventivité. L’alpiniste accompli a trouvé moyen d’illustrer l’univers de sa passion par le biais de la fable dans Le poids du papillon.
Depuis, des recueils de nouvelles ou de récits ont accompagné les soubresauts de la vie du Napolitain, finalement relaxé dans un sombre fait divers, d’où il est sorti grandi et prompt à affronter d’autres combats, plus intérieurs sans doute, comme le révèle le dernier opus, ensemble de 37 récits, suivis de trois poèmes, au titre singulier – qui en éclaire la portée, disons, hautement morale, Le plus et le moins.
Entre récits autobiographiques et autres histoires à portée symbolique, l’auteur napolitain, né en 1950, ayant longuement vécu au sceau des réalités parfois très sombres de son parcours, sent l’intense désir d’évoquer, en pages réalistes, nourries d’expériences diverses, ce que fut un certain passé. Passé lointain de l’enfance comme événements plus récents liés aux faits de mai 68, d’un passage douloureux dans la France de 1982. Sans oublier le passé tout proche, lorsque sa mère, ainsi, dut remplacer sa carte d’identité. Chez De Luca, l’intime, le noyau familial rejoint sans cesse les préoccupations communautaires et/ou collectives de la cité.
Sans doute l’auteur, aujourd’hui âgé de 66 ans, ressent-il d’une manière particulière ces diverses périodes de sa vie, dotées, selon son usage, du plus ou moins de la mémoire et du ressenti.
Qu’épingler de plus surprenant, au fil de ces récits, qui remontent avec fluidité le cours de l’existence ?Le pantalon long, le premier baiser de Un poids délicieux ou comment le jeune De Luca a quitté doucement l’enfance pour embrayer d’autres voies.
Naples et sa mère offrent peut-être les plus beaux moments d’une liste d’aventures personnelles que nous conte Erri. Aussi s’attache-t-il, dans l’un de ces épisodes, à nous narrer le choix de ce prénom, italianisé et anglicisé tout à la fois, sur la base de Harry, devenu son prénom rare. Même vue de Torino, Naples est encore entachée d’un mépris certain : « On ne loue pas aux Napolitains » résonne comme une sombre remémoration des usages à l’égard des méridionaux. Education ischitaine, ou l’art de rameuter, autour de la belle petite île Ischia, la pêche aux merveilles, non seulement l’art de pêcher, mais encore l’atmosphère unique de la jeunesse, des amis, et la gravité des rappels, quand bien plus tard l’apnée causa la mort de l’ami cher.
La mère illumine ces brefs récits : derrière l’épaule (pour singer notre chère Sagan), la figure de la mère suscite des descriptions d’un néo-réalisme vibrant. Pas d’âge pour elle, pas de rides au cœur, et une santé à faire blêmir tant de valétudinaires, vieillards ou pas. Le renouvellement de la carte, son anniversaire donnent lieu à de belles séquences empreintes de force, d’émotion, et dotées de ce goût de l’histoire commune et partageable.
Le récit de ce Noël 82, parisien et amer – Erri était ouvrier – montre combien la solidarité entre migrants peut jouer avec efficacité et affection son rôle. Une excellente confusion est une perle qui éclaire ce monde outragé, où l’égalité souffre, et la fraternité, ici reconquise.
Plus sombre, forcément, cette ville découverte sous les feux de la guerre, Belgrade, 1999, sous l’alarme, à pied, laisse des traces indélébiles au marcheur rompu à l’escalade à main nue des réalités.
Rome n’est pas en reste dans ce tableau fidèle de ce qui fut vécu : les bistros romains ont-ils encore dans leur ventre autant de fidèles mémoires tissées de « chiens, de canaris, de vieilles femmes (venant) s’asseoir l’après-midi pour bavarder, donner un coup de main » ?
Une infinie tendresse traverse ces pages : celle d’un être qui s’est donné entier au monde, pour en décrire les aspérités, les fidèles attaches, filiales ou locales.
Un beau livre, de ferveur et d’hommage à toutes les âmes ouvrières, par quelqu’un qui lit la Bible sans croire. Et ce, tous les jours qui s’écrivent.

Philippe Leuckx

La cause littéraire














Lire Le plus et le moins laisse le goût délicieux d’un bain de mer au grand large, lorsqu’on se sent bercé par l’immense, au loin, et pourtant au plus près de soi. Le goût de sel finement déposé sur les lèvres, le grain d’une croûte de sel plus épaisse sur la peau, les cheveux mouillés qui se collent puis sèchent au vent… Un vent de liberté, « l’expérience de la liberté comme d’un désert », qui souffle sur ce magnifique livre d’Erri De Luca, quintessence de l’ensemble de ses livres, que l’on se réjouit de lire et de relire.

Le plus et le moins : 37 textes, fragments inclassables, dans une écriture poétique hors du commun, qui nous font voyager dans un temps et dans un espace, guidés par la géographie des souvenirs de l’auteur, de l’enfance à l’âge adulte : des moments de sa vie à Naples, Ischia, Turin, Paris, les Dolomites. Un voyage sincère et tendre au pays de la fraternité humaine et du partage. Un voyage au pays de la liberté et de la vérité. Un voyage dans le silence habité de l’âme du poète, lorsque l’auteur, dans l’arc tendu de la beauté de son écriture pudiquement évocatrice, sensuelle et sans grandiloquence ni ornementation, nous transporte parmi les éléments de la nature et des saisons, « là où la poussière était l’âme du monde ».

Instantanés de la vie de l’auteur, les textes qui composent ce livre éclairent son œuvre d’une lumière solaire qui vient de l’intérieur, tant ce qu’il décrit émane directement des émotions et des sensations qui le traversent profondément.

On y retrouve les thèmes de prédilection qui animent Erri De Luca et nourrissent son écriture :

- les luttes politiques et sociales des « années de cuivre, comme il dénomme les années 1970, qui « conduisaient le courant électrique des luttes sociales [...] une vraie énergie électrique de transformation »,
- le temps de l’intérêt collectif opposé au temps de l’intérêt individuel d’aujourd’hui « où l’on est évalué en fonction du pouvoir d’achat », symbole de notre monde désespérant et vide, qui sombre dans la barbarie et où il est vital de rester insoumis, de se révolter pour être vivant et porter « la parole contraire » pour tenter de mettre fin aux injustices, aux tyrannies, aux guerres, aux racismes…
- mais aussi le deuil des parents qui prend le goût du silence, « un silence comme les deux lèvres d’une blessure ouverte » et qui provoque aussi « l’exil alimentaire », puisque depuis la mort de sa mère, l’auteur a renoncé à son plat préféré : les aubergines à la parmesane ; une manière si humaine de vivre une telle séparation, puisque pour l’auteur « le deuil se vit plus à table qu’au cimetière ».

Et puis, l’on trouve aussi les souvenirs d’enfance, ceux du « fils égaré » : « je ne suis pas un père, je suis resté un fils, une branche sèche », qui a quitté sa Naples natale sans retour, qui tourne dans sa bouche toute la journée les pages de la Bible comme un « noyau d’olive », qui découvre les amours adolescentes avec le premier baiser : « je sais depuis que le baiser est le sommet atteint, la parfaite ligne d’arrivée » et les étreintes qui empêchent de dormir et transforment en « poissons qui ne ferment pas les yeux ».
L’escalade aussi occupe une place importante dans l’œuvre et la vie de l’auteur-alpiniste : « je pratique l’escalade et je sais qu’un sommet atteint exauce un désir autant qu’il l’épuise »…

Au fil des pages, cette écriture vibrante secoue le corps comme des percussions. Séisme intérieur provoqué par la beauté de textes à l’amplitude évocatrice maximale, à travers une parole minimale, juste et dense. Pas un mot de trop, mais une parole resserrée, traversée par la sensibilité et par l’émotion d’un homme devenu écrivain, par le traumatisme d’une humiliation scolaire, une accusation de tricherie pour sa première rédaction, alors que pour lui « ce fut un précipice d’écriture » qui lui permit de découvrir alors combien l’écriture peut déranger les corps constitués et participer à un acte de résistance. Depuis lors, l’écriture, comme un cadeau, est sa plus fidèle compagne.

Une écriture vitale, une écriture de vie et d’espoir inscrite dans le corps et dans la peau : « j’avais besoin de pages à tenir en main comme un verre et de m’y plonger la tête la première jusqu’au terminus ».
Le plus et le moins est un livre essentiel, d’un auteur essentiel qui, à rebours de la fureur des médiocrates de l’analyse et du commentaire, nous offre, avec humilité et profondeur, une parole authentique.
Donc, un livre à mettre entre toutes les mains… de celles et ceux qui s’interrogent sur notre monde et sur ce que c’est qu’être humain.



Martine Konorski
D.R. Texte Martine Konorski
pour Terres de femmes

Paru dans Terres de femmes

lundi 16 mai 2016

Quand la lumière tombe, Sylvie Fabre G.




Sylvie Fabre G. est née à Grenoble en 1951. Longtemps professeur de Lettres, elle se consacre désormais à l’écriture. Depuis 1976, elle est présente dans de nombreuses revues et anthologies en Europe et au Canada. Elle a publié plus d’une vingtaine de recueils poétiques et de récits chez différents éditeurs dont Frère humain à L’Amourier (Prix Louise Labé 2013) et Tombées des lèvres à L’Escampette (2015), ainsi qu’une trentaine de livres d’artistes avec peintres, photographes, calligraphes et graveurs. Elle pratique la photographie.

Les photographies sont de l’auteur.


Dans Revue Ce qui reste