lundi 29 septembre 2014

Critique d'oeuvre, par Cristian Ronsmans - Chronique de l'ère mortifère, de Frédéric Baal







Après quelques articles que j’ai consacrés à divers artistes (toutes « disciplines » confondues) j’ai pris mon temps pour vous parler d’un vieil ami, et complice de quelques frasques du temps jadis, que j’ai retrouvé récemment à l’occasion de la parution de Son livre (20Ans de travail). Il s’agit de Frédéric Baal et « Chronique de l’ère mortifère ».
Retrouvant F.Baal, à la librairie Filigranes pour une séance de dédicace, je me souvins du Théâtre Laboratoire Vicinal ; de Jacques Calonne, du Mage Annachiel, qui se faisait appeler Moisan de Saint Quirouët, de Suzy Embo et de Christian Dotremont , ou encore de Zylberschatz, sorte d’Isaac Laquedem perdant sa virginité dans la compagnie de prêtresses ithyphalliques
C’est donc non sans nostalgie de cette époque que je me lançais, il y a quelques mois, dans la lecture de ce livre inqualifiable (ce qui n’est en rien péjoratif pas plus que d’appeler Dieu, l’innommable).
Cette lecture, avant de l’entamer, suite à l’interview de Frédéric Baal dans la librairie Filigranes, me mettait dans de bonnes dispositions d’esprit, je l’avoue.
L’auteur nous expliquant en effet, ce qui me convenait parfaitement et allait focaliser toute mon attention, que si tant est, et nul ne peut le contester, que la peinture au sens large du terme avait fait sa révolution avec la naissance de l’art contemporain ( que j’appelle « l’art du même temps que ») comme la musique en avait fait tout autant, entamée par Schönberg, Berg, Webern, poursuivie avec Boulez, Stockhausen, Varèse, Ligeti etc..en vérité il n’en était rien de la littérature.
Photo : « ... envague-moi jusqu’à la crête frangée d’écume !... one kiff !... one kiff à toi !... je suis kiff de toi !... c’te meuf est une rafale !... elle est de la dyname !... c’est d’la balle !... j’kiffe à donf sur elle !... roule-moi un baiser salé au boulevard Belle Marchande !... en moins de temps qu’il n’en faut pour te déboutonner au Picpouces Market... one neuille !... one neuille à toi !... je suis neuille de toi !... emporte-moi jusqu’au bout du métropolitranse !... à en dérailler de plaisir... »
Chronique de l'ère mortifère, Editions de la Différence, Paris, 2014.

"Chronique de l'ère mortifère" est disponible en version papier et en version numérique sur tous les sites de vente de livres (Fnac, Amazon...).

@ peinture Picasso, Le baiser, 1969.
Picasso, Le baiser - 1969
Cette dernière étant toujours enlisée dans les rets et le carcan d’une forme figée liée essentiellement au style. Privilégiant ainsi la forme comme l’avait suggéré Buffon dans une idéologie de l’écrit qui persiste à exister encore de nos jours. Oubliant de ce fait et volontairement, que la littérature n’est ni plus ni moins qu’un questionnement permanent, un questionnement du Réel dans la recherche d’une pluralité de sens. Cette pluralité nécessitant de faire sauter les carcans de l’écrit, de la chose écrite qui doit "faire style", quand en réalité elle doit faire sens. Ce qui n’empêchera pas et ce n’est pas le moindre des paradoxes d’exiger pour une bonne compréhension (une bonne prise avec) du Réel, une exigence de style, qui n’est autre qu’une savante élaboration technique.
On m’objectera qu’il est cependant des écrivains modernes, agitateurs de la bien pensance qui n’hésitent pas à bousculer les normes. Peut-être, mais ne comptez pas sur moi pour aller cracher sur Nos Thombs, me languir à l’écoute du dernier Angot à Paris, ou encore m’empiffrer des salades de Musso vinaigrette même, si j’en conviens, il n’est de wel bec que de Paris, comme aurait pu dire Barbara Cartland.
Je penche davantage vers le structuralisme de Roland Barthes avec un gout prononcé pour l’amphibologie ou encore vers le dé constructivisme de Derrida (inspiré par le « Sein und Zeit » de Heidegger).
Et c’est sur deux points de repères, ces deux balises sémiologiques que j’ai entrepris la lecture de cette Chronique de l’ère mortifère. Bien m’en a pris !
Allant jusqu’à lire à haute voix, comme le suggère l’auteur.
Le dire ou l’oralité est la manifestation physique de l’écrit. Où l’on se rend compte que la parole est un geste. Et le geste précède la parole.
On l’aura compris, je pense, il faut donc une sacrée dose de volonté transgressive du lecteur proportionnelle à la transgression de tout code établi par l’auteur, Frédéric Baal.
Sortir du monde sensible ou de l’immédiateté de la lecture et se positionner sur une autre stase, celle du monde de l’intellect. Cela n’a rien de prétentieux si ce n’est la prétention de tenter une conversion de l’écoute car lire devient en ce cas « écouter » pour entrer en résonance avec le texte sans disposer d’un savoir particulier d’initié. C’est de cette dialectique critique, auteur-lecteur, qu’il s’agit si l’on veut percer la pensée primordiale qui a jailli pour donner naissance à l’œuvre. Et comme le fait remarquer avec pertinence Frédéric Baal, la pensée repose sur une création. La pensée est une mise en acte. C’est en ce sens qu’elle est poésie par définition.
La poésie dans son étymologie grecque désigne l’acte de création : « poein ».
Et qui dit création dit souffle ( rouah). C’est l’inspiration. Mais toute inspiration est suivie de l’expiration, dans un cycle de vie et de mort, qui dans cette alternance engendre la respiration. Respiration d’une œuvre, respiration de l’Etre. De sorte pour reprendre l’expression de Merleau-Ponty : « On ne sait plus qui voit et qui est vu ».
Il convient donc de lire Frédéric Baal à haute voix. Pour reprendre le titre détourné d’un bouquin de Ouaknin : Baal, Il faut le lire aux éclats !
La tentative de Chronique de l’ère mortifère est réussie et très aboutie dans la brisure du carcan qui enferme la littérature en la faisant voler en éclats.
De véritables tessons tranchants qui viennent briser tout ce qui fit et fait encore le conformisme de la syntaxe, de la construction littéraire que tantôt Frédéric Baal souligne très élégamment dans ce qu’elle a pu léguer de classicisme. Tantôt en se parodiant elle-même, voire à user du contre pied absolu. Ces éclats partent en tout sens et de ce fait donnent encore plus de sens à l’entreprise.
Cette dialectique critique est donc une tension permanente dont apparemment on ne peut sortir. Tension sans issue.
C’est aussi dans cette tension, unique à chaque fois, que s’inscrit une relation qui n’est plus celle de la lecture subie mais d’une re-création mutuelle de l’œuvre. D’où il appert qu’il y a autant d’interprétations ( et ré-interprétations proportionnelles au nombre de re-lectures) qu’il y a de tensions auteur-lecteur.
C’est pourquoi il ne peut y avoir d’appropriation de la chose écrite par le lecteur. Elle n’appartient à personne dès lors qu’elle existe. Se l’approprier reviendrait à la figer dans une position horizontale. Celle de l’homme couché, mort.
Devant le texte, il ne s’agit pas tant de le comprendre que de se comprendre devant lui. Il en va de même pour l’auteur devant la chose écrite.
Dès cet instant et pour arriver à ses fins, Frédéric Baal sent la nécessité de se livrer à une dé-cérébralisation ou dés-intellectualisation du lecteur et de l’auteur lui-même.
D’où la nécessité impérieuse de déconstruire le langage. Déconstruire les phrases, la syntaxe, la sémantique, et les constructions sémiologiques, et au-delà déconstruire les mots eux-mêmes jusqu’à celle des lettres et in fine du vide laissé, du néant offert par les lettres elles-mêmes déconstruites.
C’est au bord de cet abîme que l’œuvre va jaillir.
C’est des profondeurs de l’abime que jaillit le cri !


Cristian Ronsmans
le 27 septembre 2014

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"Je parierais qu’après avoir payé le billet pour passer sur l’autre rive, la belle Muette a fini par trouver son port, Ici, au bar du dernier verre sous le lustre chaotique de cette incroyable coupole décrépie. L'écriture de Frédéric Baal dans des passages comme celui-ci exige qu’on le lise d’une traite, d’une seule respiration pour mieux se pénétrer de ce décor d’un Fellini qui aurait croisé la route de James Ensor !  " Cristian Ronsmans

« La troupe du grand opéra se produit sur la scène des campagnes dépeuplées… où les fermiers endettés sont aussi fatigués que leurs terres… la diva n’était pas plus tôt montée sur un tracteur qu’elle en est descendue… le rideau se lève sur un décor d’arbres décharnés, de champs arides et de lacs naguère poissonneux… parées d’un collier et de bracelets en verroterie, les sopranotes chantent faux dans les quartiers périphériques où les prima donneuses se vendent au plus offrant… un agriculteur qui se trouvait sous le coup d’une saisie s’est pendu à une poutre... la suie a souillé les masques de carton des marchands de pétrole et des politiciens à leur solde… les sinistrés d’une inondation se hasardent sur une passerelle branlante… d’une trappe aménagée dans le plateau s’échappent les flots d’une marée noire… un pélican mazouté frissonne au fond de la fosse d’orchestre… les intempéries ont dégradé l’édifice… les pluies qui durent plusieurs jours arrosent le magasin des accessoires, transpercent les robes longues, cinglent les tuniques à brandebourgs, fouettent les manches effilochées et les dentelles aux mailles rompues… dans une loge tapissée de photos jaunies, on distingue mal un désordre de petits pots de fard restés ouverts... une perruque est accrochée au mur par un clou... une épée n’a plus ni garde ni fourreau, tandis que les fleurs artificielles d’un chapeau à larges bords traînent dans la poussière... d’autres fois, le sable qu’ont transporté les tempêtes se met sous les ongles d’un fantôme de ténor, remplit les rainures des planchers rongés par des champignons… le soleil qui pénètre le bâtiment a terni les velours et les torchères, fané les rideaux à franges et les embrasses en torsade... les parois suintent, les panneaux travaillent, l’humidité fait jouer les boiseries et les planches des parquets se désassemblent et se soulèvent assez pour qu’elles découvrent des lambourdes vermoulues... une tringle a roulé jusqu’au bas du grand escalier... les bustes s’écaillent sur leur socle de marbre… d’un balcon dépassent des branches d’arbrisseau... les chambranles des portes sont endommagés et les cuivres du bar mangés par le vert-de-gris… un miroir que distinguent des fêlures en étoile reflète des trumeaux pourrissants et des lambris disjoints où se voient des raccords de peinture… un placage de bois gît sur le sol... bêches et fourches rouillent dans les galeries… au parterre, quelques moutons broutent une herbe rare entre les rangs de fauteuils, sous les facettes du lustre qui n’étincellent plus depuis belle muette… à la fin de quel spectacle ses lampes se rallumeraient-elles encore ?... et le vent coulis ne balance-t-il pas ses pendeloques ?... quand les rats font salle comble, il n’y a plus de spectaculaires que les machines rouillées du cintre où moisissent de vieux décors et s’empilent des carcasses de meubles... devant le guichet de location, des billets de faveur jonchent le tapis troué aux mites… la cantatrice apte à doubler n’importe quel rôle a disparu sans laisser d’adresse... l’ombre de Falstaffres se profile sur le mur du vestiaire vide… on ne devait plus jamais revoir le paysan égaré dans les dessous du théâtre... le grand opéra des campagnes a mis la clé sous le paillasson des régions déshéritées… »
Extrait de Chronique de l'ère mortifère, Editions de la Différence, Paris, 2014.

"Chronique de l'ère mortifère" est disponible dans toutes les librairies traditionnelles et sur tous les sites internet de vente de livres (Fnac, Amazon...).
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Frédéric Baal
« La troupe du grand opéra se produit sur la scène des campagnes dépeuplées… où les fermiers endettés sont aussi fatigués que leurs terres… la diva n’était pas plus tôt montée sur un tracteur qu’elle en est descendue… le rideau se lève sur un décor d’arbres décharnés, de champs arides et de lacs naguère poissonneux… parées d’un collier et de bracelets en verroterie, les sopranotes chantent faux dans les quartiers périphériques où les prima donneuses se vendent au plus offrant… un agriculteur qui se trouvait sous le coup d’une saisie s’est pendu à une poutre... la suie a souillé les masques de carton des marchands de pétrole et des politiciens à leur solde… les sinistrés d’une inondation se hasardent sur une passerelle branlante… d’une trappe aménagée dans le plateau s’échappent les flots d’une marée noire… un pélican mazouté frissonne au fond de la fosse d’orchestre… les intempéries ont dégradé l’édifice… les pluies qui durent plusieurs jours arrosent le magasin des accessoires, transpercent les robes longues, cinglent les tuniques à brandebourgs, fouettent les manches effilochées et les dentelles aux mailles rompues… dans une loge tapissée de photos jaunies, on distingue mal un désordre de petits pots de fard restés ouverts... une perruque est accrochée au mur par un clou... une épée n’a plus ni garde ni fourreau, tandis que les fleurs artificielles d’un chapeau à larges bords traînent dans la poussière... d’autres fois, le sable qu’ont transporté les tempêtes se met sous les ongles d’un fantôme de ténor, remplit les rainures des planchers rongés par des champignons… le soleil qui pénètre le bâtiment a terni les velours et les torchères, fané les rideaux à franges et les embrasses en torsade... les parois suintent, les panneaux travaillent, l’humidité fait jouer les boiseries et les planches des parquets se désassemblent et se soulèvent assez pour qu’elles découvrent des lambourdes vermoulues... une tringle a roulé jusqu’au bas du grand escalier... les bustes s’écaillent sur leur socle de marbre… d’un balcon dépassent des branches d’arbrisseau... les chambranles des portes sont endommagés et les cuivres du bar mangés par le vert-de-gris… un miroir que distinguent des fêlures en étoile reflète des trumeaux pourrissants et des lambris disjoints où se voient des raccords de peinture… un placage de bois gît sur le sol... bêches et fourches rouillent dans les galeries… au parterre, quelques moutons broutent une herbe rare entre les rangs de fauteuils, sous les facettes du lustre qui n’étincellent plus depuis belle muette… à la fin de quel spectacle ses lampes se rallumeraient-elles encore ?... et le vent coulis ne balance-t-il pas ses pendeloques ?... quand les rats font salle comble, il n’y a plus de spectaculaires que les machines rouillées du cintre où moisissent de vieux décors et s’empilent des carcasses de meubles... devant le guichet de location, des billets de faveur jonchent le tapis troué aux mites… la cantatrice apte à doubler n’importe quel rôle a disparu sans laisser d’adresse... l’ombre de Falstaffres se profile sur le mur du vestiaire vide… on ne devait plus jamais revoir le paysan égaré dans les dessous du théâtre... le grand opéra des campagnes a mis la clé sous le paillasson des régions déshéritées… »
Extrait de Chronique de l'ère mortifère, Editions de la Différence, Paris, 2014.


                                                  

"Chronique de l'ère mortifère!!
C'est baroque? Non
C'est gothique? Non
C'est renaissance, surréaliste, dadaïste, futuriste, cubiste, anachronique, chronique ou......non, non, non!!!!

Non seulement la langue de F.Baal est tout cela à la fois dans un enchevêtrement inextricable et déconstruit comme lorsqu'on entre dans un château extravagant où l'on n'en finit pas de visiter les mille pièces et davantage qui ne cessent de nous surprendre. Mais on a l'impression étrange de voyager avec Titus d'enfer celui du Gormenghast et si on lit bien, on est bel et bien chez nous, aux portes de l'invisible. "(Cristian R)



« ... ce docteur ès inepties devrait poser sa candidature comme professeur à l’Université de Zéro sur Dix !... il est incapable de crosser une street sans trébucher sur son lacet !... qu’il brigue un emploi à la poste restante !... au bureau des objets trouvés... c’est une lettre dont on n’a pu découvrir la destination !... bonne pour le service des rebuts... qu’il écoule de vieux rossignols en solde !... dépose sa valise vide à la consigne !... (...) il raisonne de travers !... il marche à reculons !... il parle à l’ancienne !... les traînards restent en arrière !... il faut vivre avec son époque !... c’est un esprit sans autre portée qu’archéologique... un immobiliste !... un héros de roman !... » Monologue de Mme Tas-de-fer
Chronique de l'ère mortifère, Frédéric Baal, Editions de la Différence, Paris, 2014.