samedi 9 février 2019

L'Egée, poème d'Odysseas Elytis


« Je considère la poésie comme une source d’innocence emplie de forces révolutionnaires. Ma mission est de concentrer ces forces sur un monde que ne peut admettre ma conscience, de telle manière qu’au moyen de métamorphoses successives, je porte ce monde à l’exacte harmonie de mes rêves. Je me réfère à une sorte de magie moderne dont la mécanique nous conduit à la découverte de notre vérité profonde. C’est pourquoi je crois, par idéalisme, que j’évolue vers une direction encore jamais atteinte. Espérant obtenir une liberté délivrée de toute contrainte, et une justice qui puisse être confondue avec la lumière absolue, je suis un idolâtre, qui sans le vouloir, parvient à la sainteté.»

Odysseas Elytis

Athènes, 27 mars 1972.





L'ÉGÉE


I
L'amour
L'archipel
La proue de ses écumes
Et les goélands de ses rêves
Au grand mât le marin agite
Une chanson
L'amour
Sa chanson
Les horizons de son voyage
Et l'écho de sa nostalgie
Sur son rocher le plus mouillé la fiancée attend
Un bateau
L'amour
Son bateau
L'insouciance de ses vents
Et le foc de son espoir
À sa moindre ondulation c'est une île qui berce
La venue.
II
Joueuses les eaux
Dans les détroits ombreux
Par leurs baisers disent l'aurore
Qui s'annonce
Horizon —
Et les colombes sauvages
Font vibrer un son dans leur grotte
Éveil bleu dans la source
Du jour
Soleil —
Le vent offre la voile
À la mer
Les caresses des cheveux
Dans l'insouciance de ton rêve
Fraîcheur —
Vague dans la lumière
Faisant renaître les yeux
Là où la Vie fait voile
Vers le belvédère
Vie —
III
Bruit des eaux baiser caresse sur le sable — Amour
Le goéland offre sa liberté bleue
À l'horizon
Les vagues s'en vont et s'en reviennent
Réponse d'écume à l'oreille des coquillages
Qui a pris la blonde et la brunie ?
Le zéphyr au souffle translucide
S'incline voile du rêve
Au loin
Amour murmure sa promesse — Bruit des eaux.


Odysseas Elytis


trad Michel Volkovitch


© photo fruban




















mardi 5 février 2019

Nazim Hikmet, poèmes


Ce n’est pas pour me vanter,
mais j’ai traversé d’un trait, comme une balle, les dix
      années de ma captivité.
Et si on laisse de côté les douleurs que j’ai au foie,
le cœur est toujours le même, la tête celle d’autrefois.

                                                                                                                  Nazim Hikmet



Pense Taranta-Babu :
Le coeur
La tête
et le bras de l'homme
fouillant les entrailles de la terre
ont créé de tels dieux d'acier aux yeux de feu
qu'ils peuvent écraser la terre
d'un coup de poing.
L'arbre qui donne des grenades une fois par an
peut en donner mille fois plus.
Si grand, si beau est notre monde
et si vaste, si vaste, le bord des mers
que nous pouvons tous chaque nuit
nous allongeant côte à côte
sur les sables d'or chanter les eaux étoilées.
Que c'est beau de vivre, Taranta-Babu
Que c'est beau de vivre
comprenant le monde comme un livre
le sentant comme un chant d'amour
s'étonnant comme un enfant
VIVRE !
Vivre un à un
et tous ensemble
comme on tisse une étoffe de soie
Vivre comme on chante en choeur
un hymne à la joie

Vivre...
Et pourtant quelle drôle d'affaire Taranta-Babu
Quelle drôle d'histoire
Que cette chose incroyablement belle
que cette chose indiciblement joyeuse
soit tellement dure aujourd'hui
tellement étroite
tellement sanglante
tellement dégoûtante


Vivre




VOYAGE A BARCELONE SUR LE BATEAU DE….

En prison, sur la pierre de la fontaine
Yousouf l’Infortuné a dessiné son bateau.
Un prisonnier qui boit à la fontaine
Regarde la proue effilée du bateau
Glisser sur des mers sans murs.

Près de la fontaine un arbre tout blanc
Un prunier.

Ouvre encore une voile, Yousouf l’Infortuné
Attire vers toi le port où tu vas
Et arrache une branche au prunier
Pour que les pigeons de la prison suivent ton sillage.

Prends-moi aussi Yousouf
Sur ton bateau.
Mon bagage n’est pas lourd:
Un livre, un cahier et une photo.

Allons-nous-en, frère, allons-nous-en
Le monde vaut la peine d’être vu.

La mer s’est calmée
Rougeurs dans le ciel
C’est l’aurore
La nuit qui nous semblait infinie
Est finie.
Voici devant nous la Barcelone du Frente popular
Fini notre voyage
Amenez les voiles, l’ancre à la mer!
Les pigeons qui suivaient notre sillage
s’en retournent dire aux copains
que nous sommes arrivés à bon port.

Et Yousouf, envoyant un juron magnifique
Aux fers et aux murs de là-bas
Agite vers la ville qui nous fait face
Sa branche fleurie de prunier.
Mon regard va de lui à Barcelone:
Et sur la ville, là-bas, tout au fond
Je vois des flammes se tordre
là-bas je vois côte à côte
Lénine, Bakounine, Robespierre
et le paysan Mehmet qui gît à Doumloupinar…

C’est ainsi que Yousouf et moi
Passagers d’un bateau
Né de la fontaine d’une prison
Nous avons vu à Barcelone dans l’aurore
La liberté se battre en chair et en os
Nous l’avons regardée les yeux en flammes
Et comme la peau brune et chaude d’une femme
De nos mains d’hommes affamés
Nous avons touché la Liberté.




IL NEIGE DANS LA NUIT…Extrait

« Les chants des hommes

Sont plus beaux qu’eux-mêmes

Plus lourds d’espoir

Plus tristes

Plus durables…

J’ai toujours compris tous les chants

Rien en ce monde

De tout ce que j’ai pu boire et manger

De tous les pays où j’ai voyagé

De tout ce que j’ai pu voir et entendre

De tout ce que j’ai pu toucher et comprendre

Rien, rien

Ne m’a rendu aussi heureux

Que les chants

Les chants des hommes.





IL NEIGE DANS LA NUIT ET AUTRES POEMES….Extrait

Aujourd’hui c’est dimanche.
Pour la première fois aujourd’hui
ils m’ont laissé sortir au soleil,
et moi,
pour la première fois de ma vie,
m’étonnant qu’il soit si loin de moi
qu’il soit si bleu
qu’il soit si vaste
j’ai regardé le ciel sans bouger.
Puis je me suis assis à même la terre, avec respect,
je me suis adossé au mur blanc.
En cet instant, pas question de gamberger.
En cet instant, ni combat, ni liberté, ni femme.
La terre, le soleil et moi.
Je suis heureux.


Le plus beau des océans
est celui que l’on n’a pas encore traversé.
Le plus beau des enfants
n’a pas encore grandi.
Les plus beaux de nos jours
sont ceux que nous n’avons pas encore vécus.
Et les plus beaux des poèmes que je veux te dire
sont ceux que je ne t’ai pas encore dits.

Que c’est beau de penser à toi :
à travers les rumeurs de morts et de victoire
en prison
alors que j’ai passé la quarantaine…

Que c’est beau de penser à toi :
ta main oubliée sur un tissu bleu
et dans tes cheveux
la fière douceur de ma terre bien-aimée d’Istanbul…
C’est comme un second être en moi
que le bonheur de t’aimer…
le parfum de la feuille de géranium au bout de mes doigts,
une quiétude ensoleillée
et l’invite de la chair :
striée d’écarlate
l’obscurité
chaude
dense…


Il neige dans la nuit, extrait (1945)


La plus drôle des créatures

Comme le scorpion, mon frère,
Tu es comme le scorpion
Dans une nuit d’épouvante.

Comme le moineau, mon frère,
Tu es comme le moineau
Dans ses menues inquiétudes.

Comme la moule, mon frère,
Tu es comme la moule
Enfermée et tranquille.

Tu es terrible, mon frère,
Comme la bouche d’un volcan éteint.

Et tu n’es pas un, hélas,
Tu n’es pas cinq,
Tu es des millions.

Tu es comme le mouton, mon frère,
Quand le bourreau habillé de ta peau
Quand le bourreau lève son bâton
Tu te hâtes de rentrer dans le troupeau
Et tu vas à l’abattoir en courant, presque fier.

Tu es la plus drôle des créatures, en somme,
Plus drôle que le poisson
Qui vit dans la mer sans savoir la mer.

Et s’il y a tant de misère sur terre
C’est grâce à toi, mon frère,
Si nous sommes affamés, épuisés,
Si nous somme écorchés jusqu’au sang,
Pressés comme la grappe pour donner notre vin,
Irai-je jusqu’à dire que c’est de ta faute, non
Mais tu y es pour beaucoup, mon frère.


Nâzım Hikmet – La plus étrange des créatures (Dünyanın En Tuhaf Mahluku, 1947)
Comme le scorpion, mon frère,
Tu es comme le scorpion
Dans une nuit d’épouvante.
Comme le moineau, mon frère,
Tu es comme le moineau,
Dans ses menues inquiétudes.
Comme la moule, mon frère,
Tu es comme la moule
Enfermée et tranquille.
Tu es terrifiant, mon frère,
Comme la bouche d’un volcan éteint.
Et tu n’es pas un, hélas,
Tu n’es pas cinq,
Tu es des millions.
Tu es comme le mouton, mon frère,
Quand le bourreau habillé de ta peau
Quand l’équarisseur lève son bâton
Tu te hâtes de rentrer dans le troupeau
Et tu vas à l’abattoir en courant, presque fier.
Tu es la plus étrange des créatures, en somme,
Plus drôle que le poisson
Qui vit dans la mer sans savoir la mer.
Et s’il y a tant de misère sur terre
C’est grâce à toi, mon frère,
Si nous sommes affamés, épuisés,
Si nous sommes écorchés jusqu’au sang,
Pressés comme la grappe pour donner notre vin,
Irai-je jusqu’à dire que c’est de ta faute, non,
Mais tu y es pour beaucoup, mon frère.

*

Dünyanın En Tuhaf Mahluku

Akrep gibisin kardeşim,
korkak bir karanlık içindesin akrep gibi.
Serçe gibisin kardeşim,
serçenin telaşı içindesin.
Midye gibisin kardeşim,
midye gibi kapalı, rahat.
Ve sönmüş bir yanardağ ağzı gibi korkunçsun, kardeşim.
Bir değil,
beş değil,
yüz milyonlarlasın maalesef.
Koyun gibisin kardeşim,
gocuklu celep kaldırınca sopasını
sürüye katılıverirsin hemen
ve âdeta mağrur, koşarsın salhaneye.
Dünyanın en tuhaf mahlukusun yani,
hani şu derya içre olup
deryayı bilmiyen balıktan da tuhaf.
Ve bu dünyada, bu zulüm
senin sayende.
Ve açsak, yorgunsak, alkan içindeysek eğer
ve hâlâ şarabımızı vermek için üzüm gibi eziliyorsak
kabahat senin,
– demeğe de dilim varmıyor ama –
kabahatın çoğu senin, canım kardeşim!



Nâzım Hikmet (1901-1963) – Il neige dans la nuit et autres poèmes (Poésie/Gallimard, 1999) – Préface de Claude Roy – Traduit du turc par Münevver Andaç et Güzin Dino.







Nâzım Hikmet Ran, né le 21 novembre 1901 à Salonique, et mort le 3 juin 1963 à Moscou, est un poète turc, puis citoyen polonais, longtemps exilé à l'étranger pour avoir été membre du Parti communiste de Turquie. Son grand-père paternel, Mehmed Nâzım Pacha, était le gouverneur de Salonique, libéral et poète. Wikipédia

Très bel article sur Ballast