vendredi 8 janvier 2016

Agnès Schnell, Poèmes

† Française d'adoption, je vis dans un pays de forêts, de collines et de fleuve et rivières. J'écris depuis la fin de l'adolescence. J'écris et je déchirais beaucoup avant de publier sur plusieurs sites Internet.
Conteuse pour les petits, alphabétisatrice pour les grands, membre de la société des écrivains ardennais, je suis publiée régulièrement dans plusieurs revues belges et françaises.
a. s.



L'Ardenne…

                           J'habite

où les pierres ont manière d'hommes,

où les murs précaires en savent long.



La source prend très haut son cours

au delà des êtres privés d'enfance..



Ici,

la peau est folle d'un rien

d'une visite d'insecte

d'un gonflement de pulpe,

ni heurts ni prières

ne pourrissent les fruits par le centre.



Tout est instant

tout est attendu

et nous allons, aveugles souvent,

étreints par tous nos morts.



C'est ici que j'habite

à l'écoute des choses,

cri des argiles

ou éclatement des mousses.



Ici , le poème vient de peu :

d'une glissade du soleil

de la sourdine des mousses

qui rongent.



Ici , le poème se vit :

il naît

du babillage des sources

et de l'imperceptible souffle

des chemins nus.



Ici , le poème est matière :

il est dans toutes les plissures

dans le tragique des arbres

si tortueux

que le promeneur s'arrête

curieux du mystère.



Ici , le poème se déchire :

de l'oubli de l'eau

à la tension extrême

des rives

il se voile de pluie

et s'alourdit

de l'invisible.




Dans mon pays

les poètes viennent

d'une respiration d'herbe

d'un soupir de fougère…

Ils en savent les racines

et se perdent

dans chaque déroulement.



Leur verbe

grandit dans le silence.

Il s'insinue

jusqu'à la limite du mystère

et enserre la conscience.



On les croise

sans les reconnaître

et ce n'est pas

la moindre blessure !

Alors

leur regard glisse

et atteint la mollesse des fleuves

comme pour s'y reposer.



Une fenêtre s'ouvre.

De grandes étendues

d'arbres et d'eau,

y chercher l'oubli

ou l'absence de soi.

Puissant        constant

l'invisible s'installe

sur la page où rien

ne sera écrit.



La vie palpitante

dans le remous d'orage

ou dans la sève

qui inonde soudain,

la vie s'éparpille

tout est illisible.

 

C'est un monde singulier

de terres érodées

un monde étrange de courbes et de poids

d'ombres et de gestes usés.



Il fallait vers l'indicible

tendre

ses nœuds

ses rêves épuisés…

Il fallait mêler

la boue à l'infini

et tout défricher

et tout arracher à la confusion.



Il fallait taire l'élan

qui jaillissait d'un jour à peine visible,

taire surtout

l'angoisse obstinée

qui marquait chaque passage.

Il fallait se libérer…



 Il fallait choisir

l'indifférence

ou l'âpreté

il fallait creuser…



Forêt

unifiée

primitive

peuplée de mythes

et de souvenances

et de destins anonymes

trop portés par le hasard

masqués par l'habitude

et les nuits sans réalité,

tout était proche

encerclant

écrasant.



Il fallait se dégager

et partir

oser partir…

©  Agnès Schnell




Déméter

Extrait de « Flâneries mythologiques » Inédit

Jouissance,
en étroit contact
l'argile fraîche et ma peau.
Chemins ouverts
sources bavardes
résineux    et térébinthes
désordre d'herbes,
c'était jouissance...

Un stylet
a pris place en mon âme.
Maintenant sans mâture
tout a goût de cendres
tout m'est étranger
indifférent.



Jambes fantômes
usées par trop d'errance
jambes griffées
ensanglantées...
Mémoire d'un autre sang
d'une hémorragie primitive
plaie épaisse            ouverte
lochies       lambeaux d'images
qui s'égarent et que je perds
lentement.
Mémoire d'un cri de délivrance
et de cet autre
plus pénétrant
ma vie              en une autre
incarnée.



Perséphone...
À peine nubile
déjà convoitée,
mon étoile en souffrance.
Par l'avidité de l'homme
ma fille      courbée.

Mains mêlées,
mes mots recueillaient ses mots
mon souffle entourait son souffle.
Il ne me reste de son nom
que syllabes
sonores     encore
pour combien de temps ?

Voler vers ses tournoiements
vers sa joie           sa lumière
courir à son chant
danser dans ses pas
me fondre en son ombre.

Papillon noir démesuré
j'arpente rocailles       grèves
et jardins clos,
papillon noir desséché
de ténèbres
je marche     je dérive
inutile répétition
d'une recherche avortée.



Quelle ironie le fugace
quelle torture la finitude...
Tant me reste à parcourir !
La terre noire étouffe les germes
et les racines retiennent
leur puissance.

Tout se rétrécit tout s'éteint
tout se meurt
ceps et yeuses
oliviers et orangers.
Voici un blé qui ne lèvera pas
des feuilles mortes avant d'être
et la faim terrible
pour cette engeance aveugle.
La faim fouaillera
leurs entrailles
comme l'absence noue
les miennes.
La rumeur qui m'accompagne
est incantation de mort.




Lignes chevauchées
images floues             inversées
sons étouffés
ombres multiples
sans cesse plus denses
et mes yeux aveuglés
et mes mains inutiles.
Perséphone !
Je cherche ta voix
tes traits sous les masques.
J'imagine je crains,
sauvage solitude
noyade.

Plus pierre que ce roc
plus froide
ma voix sombre
n'a plus d'écho.
Ce point à trouver
ce lieu       terre stérile
         à laquelle je refuse
         ardeur et vitalité
         sève asséchée ou figée
ce lieu s'éloigne s'obscurcit..

Sous l'écume        sous les pierres
j'ai cherché.
Le vent déserte
mon errance.

Mon fruit      ravi,
il ne reste que voile parfumé
rides sur l'eau calme
mouvement évanescent
et cette image qui tremble
en mon image.

Mon cri ne déchire que moi
ne défait que moi.

Seule.
Mon pas sur la glèbe nue
mon pas brisé.


J'aimerais
mes os blanchis par la vague
coquille vide
bois mort
sillage unique presque effacé,
mes pas
traces éphémères.
Sans elle ?
La mort      seule, lénifiante
et que tout meure
avec moi !




Vague unique sans ressac
sans retour
je suis portée
au delà des mes pas
plus loin encore.
En creux      son poids
en mes bras tannés
en creux son rire.

Ma vie                 sa vie
désaccordées
ma vie sans elle mutilée.
Jours incendiés
nuits de vertige
tout m'exile.



La terre abandonnée
stérile soudain.
Poussière...
nulle incandescence
pour la réchauffer.
Me voici rompue
inapaisée
poing tendu
pierres récoltées
pour frapper.
Qui ?

09 02 04

© Agnès Schnell

Il arrive

qu’on ne possède plus
qu’une force enlisée
qu’on ne discerne que le passage
vide    déserté…

Alors on cherche
les mots humains
à dire…
Mais, rien.

On s’égare on se défait
on se dilue.
Rien ne reste
qu’une buée              un étouffement.
On n’atteint plus
on n’entend plus
sinon le bruit des mains affolées
le froid d’une déchirure.
Sinon, rien.

On sait que tout sera
à reprendre
qu’il faudra porter
notre inertie          ou l’ignorer.
On sait               l’à peine frémissant
de notre existence.
On sait.     On ne répond plus.

On sait l’appel
lointain      inaccessible
infiniment résonnant
infiniment blessant.
On sait l’irréalité
l’absence insupportable
où une prière seule pourrait…
Mais, rien.




http://lapoesiequejaime.net/a_schnell.htm



Lente traversée

De l’autre rive des voix.
Sur l’autre bord
l’illusion de racines emmêlées
partage d’humus et de sucs
au-delà des portes murées
des frontières en abyme.
Mythes des souffles
qui n’accompagnent plus la marche
mythe de l’âme jumelle
dans l’éternel enlacement.
Sur l’autre rive un plissé déplié
mue douloureuse d’un infime
anonyme.
Défaillance du souffle
épis de foudre soudains
vagues de boue
et sous la moisson rapace
la doublure flétrie de l’impossible revenir.

https://poesiemuziketc.wordpress.com/2013/04/10/agnes-schnell-poemes/



.En mon pays

En mon pays
suis en terre lointaine…
François Villon


Ce qui a été fermé
scellé dans la violence
ce qui a été poussé
enfoncé enfoui
doit remonter parfois.

Ce qui a été masqué
pour se soustraire
aux invisibles fissures
à l’invasion des pensées termites
doit aborder parfois.



Sur la peau l’abrasion
des jours de barbarie
des méandres du sang
rouge amarante
sur la peau les sillons
le vague…



Ce qui a été conçu
dans la violence
doit s’étioler s’anéantir
comme les songes
et se défaire
doucement
hors de nous.

Ce qui nous a manqué
doit se planter droit
dans nos angles
ce qui nous a manqué
doit poindre soudain
crevant l’horizon
et grandir en nous
et danser en nous
contre l’effroi du vide
contre les peurs
dans l’infini du geste
sans cesse espéré.

© Agnès Schnell




Présentation du nouveau recueil de poésie « En filigrane… » d'Agnès Schnell
CHARLEVILLE MEZIERES
Proposée par la Société des Écrivains Ardennais - A 20h - Entrée libre. Dans le cadre du Printemps des Poètes
Dans le cadre de ses causeries du mercredi, la Société des Écrivains Ardennais vous propose une rencontre-lecture autour du nouveau recueil de la poètesse Agnès Schnell : « En filigrane… », dans la
collection « Le chant litorne » des Éditions de la SEA. Des portraits fragmentés de l’Ardenne dans sa splendeur la plus naturelle.
Lecture d’extraits de son livre et débat avec l’auteur autour de l’écriture poétique, suivie par la présentation et le lancement de la nouvelle mouture de la revue de la SEA, « Au chant de la grive ».
Langue d'accueil : français.

http://www.ardennes.com/presentation-du-nouveau-recueil-de-poesie-en-filigrane-d-agnes-schnell/charleville-mezieres/tabid/22530/offreid/b9864e87-5179-47f6-9c62-60f130b0cd84/detail.aspx


Agnès SCHNELL

jeudi 01 janvier 2015
Agnès SCHNELL | A mezza voce | Editions Le Serpolet


http://la_cause_des_causeuses.typepad.com/comp/2015/01/agn%C3%A8s-schnell-a-mezza-voce.html


AGNES SCHNELL Mezza Voce



Légende

                            INDECISO

Nous

voyageurs

à l'amble imprévisible

nous nageurs

luttant contre l'ombre

d'un ciel absent



nous errants

dans l'éloignement

n'avons que nos chimères

pour nours haler...



Une flamme

aussitôt cendre

et ces mains toujours lasses

d'un corps embrasé.



On craignait l'arythmie

de cet autre

qui incendiait nos mots.



Sur la morsure

de longs échos reviennent

déformés

grimaçants



On craignait son regard

d'écorché

son ignition

et sa bouche

dans l'imposture

d'un sourire crissant.



Le rêve clos

nous lasisse nus

le coeur naufragé.





Agnès SCHNELL, Mezza Voce,Editions le Serpolet, 2012, p.22-23

Peinture de couverture de Juliette BEAUDROIT




Un cri vrille
d’autres se morcellent
que renvoie un écho surpris.


Entre lointain et réel
une colline dérobée
cernée de cormorans en vol…


L’hiver dévoile
des ossatures chaotiques
plus rageuses
que chemins de ronces.


Profonde pulsation
battements de la nature
chant du végétal
de l’eau grondeuse…


et nous, tout éperdus.



Agnès Schnell, En filigrane, l’Ardenne…, poèmes, Éditions de la Société des Écrivains Ardennais, Collection Le chant Litorne, Charleville-Mézières, 2014, pp. 58-59.



Décès d'Agnès Schnell
Publié le 24 décembre 2015 par la freniere


Tous ces mots dont on avorte par rage, par colère ou dégoût, tous ces mots qui nous brisent de l’intérieur, sournoisement, sans éclats, sans rien laisser paraître sinon peut-être une soudaine matité du regard, une lenteur du geste, tous ces mots inquiétudes taraudantes qui minent insensiblement…

Tous ces mots que l’on crache par dérision, par rejet.
Un semblant de détachement qui ne laisse que sable et cendres dans la bouche, amertume, morosité, nostalgie qui racle et creuse parce qu’on veut plus encore, parce qu’on veut jusqu’au bout.

La tête saturée, les mains déjà vidées à peine remplies, il faudrait donner sans cesse et recevoir quoi ? Le vide des autres, leurs masques usés ou difformes, leur cœur atrophié de trop d’amour d’eux-mêmes… A donner tant, on reçoit quoi ? Courants d’air, asphyxie, remontées d’aigreur, caresses à rebrousse-poil, aspirations brutales, irrésistibles et blessantes…

Tous ces mots qui empoisonnent et qu’on se jette et se lance de l’un à l’autre par crainte d’être brûlé, sans craindre l’incendie pour les autres.

Ces mots qui devraient nous porter, nous haler, nous tracter vers les angles, puis vers la lumière, tous ces mots deviennent poison, venin, ciguë par dépit, par crainte d’un abandon, par désespoir. Ces mots, que l’on voulait caresses, se rebiffent, se redressent et crachent de leur gueule reptilienne des salves de violence, de barbarie.

On s’asphyxie, comprends-tu ? On s’asphyxie avec nos mots-amours toujours larvaires. On suffoque, on étouffe, on s’étrangle, on se noie quand l’autre nous assomme de mots fossiles, creux, inutiles, quand l’autre nous bombarde de mots contondants, durs, anguleux, rebelles. On a mal, tu sais. On a mal à l’âme.

Alors, on n’a plus envie d’entendre, d’écouter, de comprendre. On se ferme, on se clôt, on se mure. On est sourd, aveugle, muet, insensible. On boucle son cœur à double tour, on se cloître, on s’isole.

On est de pierre, de marbre, de basalte. On est minéral. On ne perçoit plus rien si ce n’est la palpitation obsédante de notre cœur qui bat pour l’autre, pour les autres et qui attend le moment où il va se donner encore et encore… Au risque de s’épuiser.

Agnès Schnell



Publié dans Les marcheurs de rêve
http://lafreniere.over-blog.net/

mardi 5 janvier 2016

L’inventaire poétique n°1 – Poèmes de Jean-Louis Garac


photo JLG





Je vous invite à lire cet Inventaire poétique de Jean-Louis Garac, poète niçois, et à découvrir la richesse de son blog.
Deux poèmes pour vous donner le désir d'aller plus loin.


Posted: 02 Jan 2016 11:56 AM PST
Photo JL Garac
 

La poésie est un défi
Au temps, aux mots, et à l'usure
De vivre, quand tout se délie
Entre nous et jamais ne dure... JLG


 

***

Chaque vie de soi-disant liberté
A le souvenir de l’alcool,
Le goût pâteux des doutes
Autour du partenaire de la veille,

Et l’amertume des appels
Qui n’arrivent jamais...
On repense à l’illusion d’un regard,
D’un beau torse et de cuisses,

Mais ce sont là des rayons de soleil
À travers la prison de l’impossible;
Rayons qui s’enfuiront bien vite…

Le lit simplement reste tiède,
Las de son propre corps,
Et des rêves qui s’y sont enflammés…

***

Sonnet pessimiste...

La pacotille
De malheurs brille
Au sable fin
De nos destins!

Le coeur s'en vrille
Puisque le rien
Tombe sans fin.
Et les broutilles

Plombent demain
De noirs desseins...
Tout se fusille

Au quotidien,
Bille que bille
En tête, et point!



Photo JL Garac
***

Têtes à grelots,
Remplies de complots
A fleur de méninges,
Rusées comme un singe,
Comprenant d’un mot
Que toute l’info
Est fausse et nuisible !
De la nuit des temps
Jusqu’au jour présent
Chacun a sa Bible…

Boxon de neurones
Les cons et les connes
Recollent des bouts
De sens à deux sous ;
Erreurs historiques,
Confusions tragiques,
La soupe à complots
Se sert à grands flots
Sur le Web épique !

***

Tout l’avenir déborde d’ambre
Comme une galaxie en jeu
De sucre rose et de gingembre
Sur lesquels passeraient nos yeux!

Jungle d'absence
Et de silence,
La fleur s’en va
En mot de soie…

A l’infini des couleurs vives,
Lilas et lys entremêlés,
Les bouquets de rêves en rives
Au noir se sont aquarellés ;

Revient l’ennui
De trop de nuits,
L’amour se fâche
D’êtres trop lâches

Et je ne sais plus qui j’entraine
Dans l’univers de mon désir,
Ayant couru à perdre haleine
Entre des mots en devenir,

Loin de l’aurore,
En métaphore

La mort s’en suit
Pour moi et lui…

Ayant perdu un peu moi-même
L’illusion de croire en quelqu’un;
Avec l’empreinte des poèmes,
L’amour se fait mythe et emprunt…

Passe le temps

De mes vingt ans,
L’amour s’égrène
En jours de peine...

Tout l’avenir déborde d’ombres,

Soulignant les traits d’un chemin,
Et les soleils s’y cachent sombres
Jusqu’à trouver le seul matin…

Espoir et faille
Le corps défaille
Meurtri des noms
Sans nul pardon...

J’aimerai tant voir ton visage,
Toi que je peins du bout des doigts,
Mais je n’attrape qu’une image

Qui disparaît à chaque fois!


L'Eternité,
D'hivers, d'étés,
En vague immense
Prend notre errance...

Pourtant le monde est ta mesure
Et Dieu ta raison d’exister,
Alors pourquoi cette blessure
À mon cœur toujours attristé?


© Tous droits réservés
Protégé par copyright

photo JLG



dimanche 3 janvier 2016

Je hais le Nouvel An, par Antonio Gramsci



Chaque matin, à me réveiller encore sous la voûte céleste, je sens que c’est pour moi la nouvelle année. C’est pourquoi je hais ces nouvel an à échéance fixe qui font de la vie et de l’esprit humain une entreprise commerciale avec ses entrées et sorties en bonne et due forme, son bilan et son budget pour l’exercice à venir. Ils font perdre le sens de la continuité de la vie et de l’esprit. On finit par croire sérieusement que d’une année à l’autre existe une solution de continuité et que commence une nouvelle histoire, on fait des résolutions et l’on regrette ses erreurs etc. etc. C’est un travers des dates en général. On dit que la chronologie est l’ossature de l’Histoire; on peut l’admettre. Mais il faut admettre aussi qu’il y a quatre ou cinq dates fondamentales que toute personne bien élevée conserve fichée dans un coin de son cerveau et qui ont joué de vilains tours à l’Histoire. Elles aussi sont des nouvel an. Le nouvel an de l’Histoire romaine, ou du Moyen Âge, ou de l’Époque moderne. Et elles sont devenues tellement envahissantes et fossilisantes que nous nous surprenons nous-mêmes à penser quelquefois que la vie en Italie a commencé en 752, et que 1490 ou 1492 sont comme des montagnes que l’humanité a franchies d’un seul coup en se retrouvant dans un nouveau monde, en entrant dans une nouvelle vie. Ainsi la date devient un obstacle, un parapet qui empêche de voir que l’histoire continue de se dérouler avec la même ligne fondamentale et inchangée, sans arrêts brusques, comme lorsque au cinéma la pellicule se déchire et laisse place à un intervalle de lumière éblouissante. Voilà pourquoi je déteste le nouvel an. Je veux que chaque matin soit pour moi une année nouvelle. Chaque jour je veux faire les comptes avec moi-même, et me renouveler chaque jour. Aucun jour prévu pour le repos. Les pauses je les choisis moi-même, quand je me sens ivre de vie intense et que je veux faire un plongeon dans l’animalité pour en retirer une vigueur nouvelle. Pas de ronds-de-cuir spirituels. Chaque heure de ma vie je la voudrais neuve, fût-ce en la rattachant à celles déjà parcourues. Pas de jour de jubilation aux rimes obligées collectives, à partager avec des étrangers qui ne m’intéressent pas. Parce qu’ont jubilé les grands-parents de nos grands parents etc., nous devrions nous aussi ressentir le besoin de la jubilation. Tout cela est écœurant.
Antonio Gramsci, 1er janvier 1916 sur l’Avanti!, édition de Turin, rubrique « Sotto la Mole »
Traduit par Olivier Favier



dessin de Plantu