mercredi 23 août 2017

Interview de René Magritte par Frédéric Baal (1967)

Interview de René Magritte par CARL WAÏ (alias Frédéric Baal)


 Voici l'interview de René Magritte, que j'ai réalisée en janvier 1967, sous le pseudonyme de Carl Waï, quelques mois avant la disparition du peintre. Le texte de cette interview, à laquelle René Magritte a répondu par écrit, fut publié dans ses « Ecrits complets » (Editions Flammarion, 1979).  

 D’une écriture attentive, qui va son chemin de lenteur pénétrante, René Magritte a répondu à nos questions :

— Quel rôle le sujet joue-t-il dans votre œuvre? — A proprement parler, il n’y a pas de sujet dans ma peinture. Toute chose mérite davantage que d’être considérée comme « sujet » à peindre: elle a une réalité qui n’est pas en question pour le peintre qui ne se soucie que d’interpréter un sujet d’une manière plus ou moins originale. Ce qui apparaît dans ma peinture n’est pas — non plus — une collection de « thèmes ». Le monde n’est pas constitué de « thèmes ». C’est du monde et de son mystère qu’il s’agit dans ma conception de l’art de peindre. Ma peinture consiste en des images inconnues de ce qui est connu. Elle décrit une pensée faite des apparences que le monde nous offre et qui sont unies dans un ordre qui évoque le mystère de leur réalité.

— Dans quelle mesure la peinture vous a-t-elle ouvert des perspectives que vous ne soupçonniez pas? Le monde aurait-il pour vous été moins large si vous n’aviez pas peint? — Je pense — comme quelques rares peintres, Chirico, Max Emst, par exemple — avec des figures visibles. Je pense aussi comme tout le monde avec des idées, des sentiments et des sensations. Le sentiment que j’ai du monde n’a de valeur — à mon sens — que lorsque le monde équivaut au mystère absolu. Ce sentiment est spontané et je crois que tout être humain doit l’avoir ressenti en ouvrant les yeux pour la première fois. La valeur du monde, c’est son mystère dont la perspective n’a pas d’horizon.

— Quels rapports votre vie et votre œuvre entretiennent-elles avec le mystère du monde (1)? — Comme toute chose, je vis dans le mystère. En écrivant ceci, je n’y suis pas « en droit », mais « en fait » seulement. Il faut qu’arrive un moment où soudain le mystère n’est plus un objet dont on peut parler pour que vraiment je sois dans la vérité du mystère. Ma peinture — comme toute chose — évoque le mystère, mais elle est conçue pour l’évoquer. Par conséquent, elle a une relation immédiate avec lui.

— La peinture a-t-elle accru ou apaisé votre inquiétude? — Ni l’inquiétude ni la tranquillité n’interviennent dans ma peinture. Lorsqu’un sentiment lui répond convenablement, c’est celui de voir ce que l’on regarde. Voir ce que l’on regarde est un événement où le mystère se manifeste.

— Quelle est l’importance respective de l’intuition et de la réflexion consciente dans votre création? — La réflexion ne précède pas nécessairement l’intuition, ou plus précisément l’inspiration. Celle-ci est « l’Eurêka » qui surgit après une longue recherche, mais qui peut s’imposer sans l’avoir cherché.

— Rimbaud écrit: « La main à plume vaut la main à charrue (2). » Michaux déclare, lors d’une interview: « Les êtres avec qui je me suis senti bien ne me considèrent pas comme un écrivain, mais simplement comme un homme qui cherche ce qu’est la vie (3). » Arrive-t-il que la peinture vous semble vaine et qu’elle s’oppose alors à la « vie immédiate » dont parlent Eluard et tous les Surréalistes? — La peinture considérée comme art d’agrément peut ne pas manquer de charme. Le travail qu’elle demande est lui-même un agrément (4). Peut-être le laboureur a-t-il lui aussi du plaisir en labourant la terre. Ces occupations sont vaines dans la mesure où le plaisir l’est aussi. La peinture dont « je m’occupe » est vaine dans la mesure où la vie l’est aussi.

— Quelle valeur respective accordez-vous aux trois mots d’André Breton: liberté, amour, poésie? — Une valeur suprême, lorsque la liberté, l’amour et la poésie signifient que l’impossible nous attire.

— Voudriez-vous évoquer le choc que vous avez eu, un jour de 1922, quand Marcel Lecomte vous apporta la reproduction d’un tableau de Chirico (5)? — Lorsque j’ai vu pour la première fois la reproduction du tableau de Chirico: « Le Chant d’Amour », ce fut un des moments les plus émouvants de ma vie : mes yeux ont vu la pensée pour la première fois.

— Comment réagissez-vous devant l’incapacité de l’homme à comprendre et à dominer sa condition? — Ce sont des problèmes que diverses disciplines se chargent de résoudre tant bien que mal. L’homme, en tant qu’être dans le mystère, manque de curiosité à l’égard de ces problèmes.

— Quel remède apportez-vous au défaitisme que vous avouez? — Si c’est un remède, je vis sans espoir et sans désespoir. Mon défaitisme cesserait si le mal pouvait être combattu par le bien (6).

— Accepteriez-vous d’envisager votre vie comme une quête initiatique? — Il n’y a rien de nécessaire, je crois, à apprendre.

— Qu’attendez-vous de l’humour? — Un peu de santé de l’esprit, lorsque l’humour n’est pas « vulgaire » et lorsqu’il est « magique » comme le qualifie mon ami, le poète Gui Rosey (7).

— Marcel Lecomte vient de mourir (8). Quel souvenir gardez-vous de sa présence enchanteresse et feutrée? — Je me souviendrai toujours de Marcel Lecomte comme s’il avait été, sur la terre, l’attention elle-même.

                                              *

— Pensez-vous souvent à la mort? — Non, pas plus souvent qu’à la vie.

— Estimez-vous que votre vie a un sens? — J’ignore si ma vie a un sens.

— Quelle importance accordez-vous à l’amour? — L’importance plus grande que les sentiments ont sur la raison.

— A l’art? — Très peu lorsqu’il est un but à atteindre ou déjà atteint.

— Racontez votre vie en dix lignes maximum. — En dix lignes c’est beaucoup trop pour moi.

— Quelle importance accordez-vous à l’imagination? — La même que celle qui est accordée à la pensée non soumise à l’imaginaire.

— Ne lui préférez-vous pas la pensée? — La pensée n’a de contenu réel qu’en imaginant ce qui n’est pas imaginaire. La pensée et son pouvoir ne sont pas deux termes qui permettent une préférence.

— Que pensez-vous de la société dans laquelle vous vivez? — Je doute qu’elle soit maîtresse de son destin.

— Vous sentez-vous intérieurement libre? — La liberté intérieure n’a, pour moi, qu’une existence verbale sans efficacité.

— Quelle importance accordez-vous à vos rêves? — Les rêves sont une maladie de la pensée, faciles à oublier.

— Quelles réactions éveille en vous le fait de vieillir? — Que la vieillesse ne présente pas plus ni moins d’intérêt que la jeunesse.

— Que pensez-vous du hasard? — Que tout arrive « par hasard », que ce soit prévu ou non. En réalité, rien n’échappe à la coïncidence universelle (10).

 — Que pensez-vous du désir? — Qu’il démontre 1a folie et la sagesse de l’homme.

René Magritte le 20 janvier 1967.

                                           ***

Carl Waï (pseudonyme de Charles Flamand alias aussi Frédéric Baal): Ceci n’est pas René Magritte, in Le Patriote illustré, Bruxelles, 2 avril 1967, p. 793-797, la seconde partie en fac-sim.    Le 20 janvier, en lui retournant le questionnaire, Magritte écrit à Flamand : Ci-joint, vous trouverez les réponses que j’ai données à vos questions. Je n’ai pas écrit autant que vous le désiriez, mais de ma manière et dans la mesure que je pouvais. J'espère, cependant, que pour une interview, j’en ai dit suffisamment. Quant à votre projet de film pour la télévision, je regrette que l’expérience que j’ai de ce genre de chose me fait redouter de la recommencer. Je me vois obligé de vous prier d’y renoncer: cela me causerait trop de fatigue, que je supporte de moins en moins bien...    Voir aussi : Propos, 1967.


Notes:  

l. Voir Suzi Gablik: Conversation avec René Magritte. Le passage y répondant a dû figurer dans une lettre à Suzi postérieure à son séjour chez Magritte, mais antérieure à la rédaction de son article, paru seulement en 1967 (la dernière lettre de Magritte à Gablik que nous connaissions est du 15 octobre 1963). Il est moins plausible que Magritte ait reçu, dès avant juillet 1966, le questionnaire en cause, et ait attendu jusqu’au 20 janvier suivant pour y répondre.

2. Mauvais sang, in Une Saison en enfer.    

3. Interview par Alain Jouffroy, 1959, reprise in A. Jouffroy: Une révolution du regard, Paris, Gallimard, 1964, p. 144-151, p. 148.

4. Voir lettre à Bosmans, 28 mai 1959.

5. Voir Esquisse autobiographique, note 9.

6. Le 2 décembre 1957, Magritte écrit à Rapin: Je suis un défaitiste intégral, et à ce point que je ne dispose d’aucun moyen ni désir de défendre ce défaitisme. C’est sans pessimisme ni optimisme que je peins et suis la plupart du temps préoccupé des possibilités que je pourrais découvrir. Mon défaitisme ne signifie rien, c’est un fait voilà tout... Le 25 juin 1943, déjà, Magritte écrivait: Je ne me fais guère d’illusions, la cause est perdue d’avance; pour ma part j’en prends mon parti, il s’agit de traîner jusqu’au bout une existence plutôt terne... En lui recommandant la lecture du Traité de décomposition (Paris, Gallimard, 1949), Magritte envoie à Bosmans, le 14 juillet 1963, copie de la lettre qu’il destine à Cioran (et que celui-ci n’a en tout cas jamais reçue): Votre « Précis de décomposition » est précieux pour le plaisir de le lire qu’il offre sans compter. Cependant, alors que vous traitez de l’illusion, il semble qu’il vous soit indispensable de penser que, par exemple, Bach et Shakespeare auraient été incapables d’atteindre à une certaine perfection — qui n’a rien d’illusoire — sans un pessimisme ou un optimisme qui n’ont jamais donné de génie à personne. C’est sans illusion que l’on peut affirmer qu’une perfection dans tous les domaines puisse être atteinte, puisque ces termes: perfection et illusion sont étrangers l’un à l’autre. Peut-être n’y a-t-il pas lieu de s'en réjouir ni de s’en désespérer. Le 11 août 1963, il écrit à Bosmans: En effet, les idées de Cioran sont « intéressantes » mais souvent très discutables. Ce n’est qu’au plaisir de discuter que l'on peut avoir recours s’il s’agit de vérifier de telles idées. L’auteur en question, tout compte fait, me semble « en bonne santé» et avoir le besoin de paraître malade.    Le 9 du même mois, il écrit à Marcel Lecomte: ... s’il faut rechercher des « causes » à la présence d’esprit, il me semble indifférent que l’on préfère l’attribuer à la santé ou à la maladie. Il est légitime, si l’on veut, de s’intéresser à l’état sanitaire de quelqu’un lorsqu’il échappe au néant de la pensée bornée à ce qui peut se « penser ». Mais l’on ne donne, alors, aucun prix à la pensée non soumise au néant. (Ce sont les « causes » qui sont alors censées dignes d’intérêt.)  Je remarque que Cioran préfère les « causes » opposées à la santé, à l’optimisme et à l’assujettissement aux préjugés. Si j’ai dit « romantisme » à cet égard, c’est parce qu’il s’accompagne (et rien que cela) plutôt d’un climat mélancolique que joyeux. (Mais ce climat n’est pas déterminant de beauté.) Ce qui «déterminerait » la pensée est indifférent s’il est « découvert» par une conscience scientiste. Par ailleurs, ce qui détermine toute pensée, la plus haute ou la plus basse, n’est pas à « découvrir » : il ne peut être qu’évoqué et le mot « déterminé » n’a plus de sens.  

7. L’expression figure dans le paragraphe 8 et dernier, envoyé le 19 août 1966 à Magritte, d’une étude de Gui Rosey qui sera publiée, avec des variantes, sous le titre: Divagations d'un amant maladroit, dans le Catalogue de l’exposition Les Images en soi, Paris, galerie Iolas, 10 janvier 1967.

8. Le 19 novembre 1966.

9. Le 27 mai 1963, Magritte écrit à Bosmans: Marcel Lecomte m’a montré « Le Premier Miroir » (publié in Rhétorique, n° 10, oct. 1963) et il vous en enverra une copie. Il s'agit de pierres, de la pierre, qui, dit-il, est « notre premier miroir ». L’humour de ce texte est unique, l’équivoque y atteint un degré tel que le monde manifeste le sien sans équivoque précisément. Comment est-il possible que Lecomte puisse écrire et penser de telles choses et d’autre part s'intéresser aux « sciences occultes »? Il est capable à la fois du meilleur et de la pire niaiserie...

10. Magritte écrit à Bosmans, 13 janvier 1959: Pour le « hasard », si le mot existe, la chose qu’il désigne équivaut a ce qui est désigné par le mot « ordre ». On peut démontrer que le hasard obéit à un certain ordre, qu’il est l’ordre de l'ordre, que l’ordre est dû au hasard, qu’il est tel par hasard, etc. Les surréalistes ont dit pas mal de bêtises et je crains que malgré leur génie, ils ne soient pas d'une pâte à s’en rendre compte. L’écriture « automatique » flatte naïvement cette prétention banale de connaître une expérience méthodique « d’obliger la pensée à parler », comme si l’intérêt de ce qui apparaît par l’écriture ou la peinture ne dépendait pas toujours d’un intérêt imprévisible... Le 10 décembre 1965, Magritte écrit à Scutenaire: Elle [Suzi Gablik] va faire une exposition bientôt et vous maudit à cause de votre absence délibérée dans sa ville. Elle m’a montré ses tableaux (qui sont en réalité des «photo-montages» coloriés et retouchés par elle). C’est sympathique mais, chose curieuse, alors que pour moi, elle a trouvé de beaux titres (La Joconde, L’Arc de Triomphe), pour elle, c’est par exemple: Paysage hermaphrodite, et, elle le maintient malgré ma proposition de le changer en « Le Poète de New York » — (ou par exemple: « New York, il y a mille ans »)... Le 17 décembre, au même: Suzi est un cas curieux: comme Scut, en tout bien tout honneur, elle aime des choses sans paraître savoir que certaines ne vont pas bien avec les autres. Ainsi, elle a beaucoup de considération pour ma doctrine picturale, ou plutôt (comme Scut) pour mes réalisations picturales. Mais elle en a, sinon davantage, pour les authentiques idioties picturales de, par exemple, Rausenberg [sic], dont une ordure pend au mur de son «livine». Elle aime (comme Seul) Bach and Cimarosa, mais, tout autant le Roque and rolle... Le 24 décembre enfin: Pour clarifier certaines imprécisions, je vous confie que je connais X et Z de l’école de New York très mal: en gros. Je sais à présent ce que Rausenberg « représente » grâce à un amas de laques pendu au mur de Suzi. C’était, avant cette connaissance, pour moi, un nom qui avec un ou deux autres ne représentait que la confusion mentale et sans charme de l’esprit artistique  « d’avant-garde »...  

FRÉDÉRIC BAAL·MARDI 22 AOÛT 2017








photos Frédéric Baal

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F.Ruban