samedi 15 novembre 2014

Il theatro degli Spiriti, de Cristian Ronsmans

A l'ombre des Officines obscures. (Ou l'Art du dérisoire)
Il theatro degli Spiriti
Les acteurs avaient surgi de nulle part.
Étaient-ils des ombres que l'ange Heurtebise avait libérées pour hanter les planches de ce théâtre, proche de Santa Formosa ?
Ou comme Paul Morand, m’étais-je égaré par une nuit glaciale de février quand la lagune elle-même prend des allures d'Atlantide à peine engloutie?
Le sol de ce théâtre spectral était un gigantesque damier de carrés noirs et blancs.
Du proscenium à la scène jusqu'à la toile de fond, au loin, les ombres se positionnèrent comme si leurs places leurs avaient été assignées depuis des temps immémoriaux, les uns sur les carreaux noirs, les autres sur des carreaux blancs pour jouer cette pièce, toujours la même, depuis toujours.
Étais-je spectateur ou acteur? Je n’en savais rien et m’en angoissais intolérablement. Je ne connaissais pas mon texte et je me désespérais à l'idée que je ne pourrais tenir mon rôle.
En vérité, je n’avais jamais pu tenir mon rôle et je n’avais même jamais su quel rôle j’avais à jouer. Pas plus que je n’avais su dans quelle pièce on voulait à toutes fins m’entendre. Ne pas savoir ce qu’on attendait de moi ou pire encore, attendre que je donnasse ce que je ne possédais pas et qu’on m’attribuait à tort était un cauchemar sans cesse renouvelé.
Confusément néanmoins, intuitivement, je pressentais que nous allions, du moins en ce qui me concerne avec mes « camarades » d’un soir, donner l'ultime représentation. Inéluctablement, nous en étions arrivés au dernier acte. Il fallait le jouer. Ne pas décevoir le public. Il était venu pour cela. Voir l’ultime représentation. Curieusement. Quand ailleurs on se bousculait pour une générale, ici, la quintessence des amateurs s’était réunie pour l’acte final. Le plus beau, celui qui scelle de façon définitive le non sens de l’œuvre.
Je pensai alors à l’auteur. A cet auteur tremblant d’une émotion rare, tapi dans l’ombre des coulisses, enfoui dans son angoisse muette, attendre que le rideau se lève puis retombe, une dernière fois, selon les plans machiavéliques qu’il avait échafaudé en construisant son intrigue qu’il savait dépourvue de sens. Il avait multiplié les fausses pistes et de fausses confidences pour s’attacher les faveurs d’un public obscène. L’auteur avait de l’Amour fait son étendard, sachant que ce dont raffolaient les spectateurs était à l’opposé. Cependant, toute l’intrigue reposait sur le non dit, ou le dit subodoré que seuls quelques spectateurs privilégiés pouvaient appréhender et en comprendre les délicieuses et perfides subtilités funèbres.
Mais pour l’auteur, le dernier acte a toujours été le plus difficile à écrire. Comment concevoir une chute qui soit digne de tout ce qui a été représenté, joué avec cœur, avec tripes, par des acteurs dont les mains dessinaient des signes cabalistiques, dont les voix vibraient de chants muets, dont les yeux pétillaient de la lumière noire des étoiles mortes depuis longtemps?
Il fallait en finir au plus vite. La chute doit être abrupte et le vide vertigineux.
Comment donner une fin digne à 'un texte, qui n'avait pas plus de sens en apparence qu'une œuvre de Novarina, le maître de la défiguration aux mille visages et, moins convaincante qu'une incantation cruelle d'Artaud le mômô?
Comment terminer la bouffonnerie?
Quoiqu'il en soit il fallait bien en finir. Le temps était venu. Ponctuel. L’heure avait été dite et la durée abolie.
Alors, un à un les acteurs s'évaporèrent comme ils étaient venus. Leur regard était vide. Une écaille à la place de paupières Le manteau d'Arlequin tomba sur quelques accords de mandoline triste. Clin d'œil appuyé de Vivaldi à ce vieux Goldoni. Au loin, Baldassare Galupi, le philosophe campagnard regagne son Église.
J'avais très froid. Je cherchai désespérément la sortie. Je cherchai, je cherchai, me heurtai à des murs humides, trébuchai sur le pavement glacial. Enfin je trouvai une issue. Un dernier fragolino pour la route m’attendait sur une table bancale..
Puis, lentement, très lentement, je glissai dans la lagune.
Je vous salue.
C'était mon dernier rôle dans le théâtre des Esprits.

Cristian Ronsmans

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jeudi 13 novembre 2014

Marina Tsvétaïéva, Le ciel brûle suivi de Tentative de jalousie







Comment ça va la vie avec une autre,
plus simple, n'est-ce pas ? _ Rames, claquez ! _
S'est-il vite, le profil de la côte,

Le souvenir, s'est-il vite masqué.
De moi, de moi, île désamarrée ? 
(Voguant de par le ciel, non sur les flots !) 

Ames ! Jamais amantes ne serez ! 

Soeurs vous serez ! Soeurs : vous ! C'est votre lot !
Comment ça va la vie près d'une femme
Simple ? C'est comment sans divinités ?

Votre souveraine, prince profane,

Détrônates (ledit trône quitté),
Comment ça va la vie, les froissis d'ailes,
Les tracas ? Le lever, comment se passe ?

Pauvre créditaire de l'immortelle

Médiocrité, comment faites-vous face ?
"Tressauts et syncopes, stop ! Je suis quitte ! 
Un toit me louerai ! Suffit, le déluge !" 

Comment ça va avec n'importe qui, 

Dites, comment, quand on est mon élu ?
Pour sûr plus comestible, domestique, 
La table ? Qu'on s'en lasse, faute à qui ? 

Comment ça va la vie près d'un pastiche

Pour vous qui trahîtes le Sinaï ?
Comment ça va "vivre", comment va-t-elle 
La force d'être ? Et de chanter, la force ? 

Pauvret, la blessure de l'immortelle 

Conscience, comment y faites-vous face ?
Comment ça va la vie près d'un produit 
De pacotille ? Un peu abrupt, le prix ? 

Les marbres de Carrare reconduits, 

Comment ça va la vie près d'un débris
De plâtre. (Taillé dans la masse même, 
_ Dieu, sa tête : presque aussitôt détruite !) 

Comment ça va avec la cent-millième, 

Dites, pour vous qui connûtes Lilith !
L'or de pacotille vous intéresse 
Encore ? Las des grâces magiciennes, 

Comment ça va auprès d'une terrestre, 

C'est comment une femme sans sixième
Sens ? Bon, la tête entre deux mains : heureux ? 
Non ? Des fonds sans profondeur étant l'hôte, 

Comment ça va, l'ami ? Plus douloureux, 

Moins douloureux que pour moi près d'un autre ?"
19 novembre 1924
Marina Tsvetaeva - "Tentative de jalousie" extrait de "Le ciel brûle, suivi de Tentative de jalousie" - Edition Poésie Gallimard - Traduction de Pierre Léon et d'Eve Mallaret.







mardi 11 novembre 2014

Mon Rimbe, extrait des "Carnets" de Martine Cros










Mon Rimbe, voilà ta saison aux enfers qui nous revient ! Prélude. C'est par ici. Dira-t-on bientôt que tu n'as pas écrit tes poèmes d'enfant ; il n'y avait pas d'enfants à ton époque !

En fin de compte, mon Rimbe, as-tu jamais existé ? Tu es un pur phantasme verlainien, nouvellien. Le réincarné fabuleux. En transcrivant tes mots, ton ami avait sans doute les yeux assaillis de trop de désir, et il aura commis des étourderies. A moins qu'il n'aie souhaité que son oeuvre personnelle soie publiée sous ton nom divinisé. Alors, quelle étrange idée que la sienne. Quel amour fanatique.

Par l'infini hasard des choses, par la vie éternelle vouée à l'imaginaire de la mort, tu existes en moi aujourd'hui, et moi seule t'écoute, et ressens ce que tes infirmités de rebelle t'infligent, dans leur antre joufflue de vents sahariens.
Le monde en poussière de désastre t'a dévoré. Le grand doute perpétuel t'a inoculé l'anti-matière. Je me ris de savoir si tu es fait de chair, si ta main a écrit  « Qu'en est mon néant, auprès de la stupeur qui vous attend? » ,et si ton outrageuse inventivité a pu être l'apanage d'un autre, et de qui ? Et pourquoi pas l'inverse ?  dit le chercheur ! Peu importe. Ce qui est écrit me transporte. Je me ris des cirques ambulatoires qui sèment après leur passage les verres à coktail sifflés, les imprimés douteux. En moi je le sais et c'est un bien précieux.

Tu écris de ta main frénétique dans mes veines qui ne saillent plus sur ma peau religieuse, tu écris dans mon sang, mes pieds s'enracinent dans tes souliers maudits. J'aime ce défi que tu nous lances encore, ce diamantaire défi d'évidence. Tous les défis sont de strictes vérités : ils s'érigent au pied du mur de la mort et donnent vie.

( Voilà, je sais : tu es l'homme en moi, le seul homme de ma vie, tous les autres sont des rats de ­biblilaboratoire. ( paix ait leurs âmes impératives !). Tu es l'idole aux féminités abstraites en ton corps enfantin, radieux.)

Ne le disons à personne, mon Rimbe de méchant fou. Rimbaud, c'est moi, et je te suis toi-même ! Le soir venu, après avoir fait mine d'être affectés par les clapoteries numériques du monde, nous, nous ferons la bombe, nous boirons du vin en pichet en nous lisant des vers écrits pour que l'ombre vive heureuse. Et nous rirons trop fort en parlant de romances ; hier inexistants, nous avons écrits dans les venelles de l'utopie cruelle ; aujourd'hui nous célébrons notre amour face à la comédie humaine, amants de soif dans une vie de synthèse qui ne doit son nom qu'à la chimie. Et demain donc ! Nous rirons davantage après le déluge, à pleines gorges que nous sommes, car les hommes ne communiquerons plus que par télépathie, il n'y aura plus la parole, plus d'écriture, et personne ne saura, hormis quelque mage dans un désert météorique, que nous aurons été au monde.





Mon Rimbe, par Ernest Pignon-Ernest.
Mon Rimbe, par Ernest Pignon-Ernest.


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lundi 10 novembre 2014

Lettre d'amour de Rimbaud à Verlaine

Ernest Pignon-Ernest



Les 4 et 5 juillet 1873
Reviens, reviens, cher ami, seul ami, reviens. Je te jure que je serai bon. Si j'étais maussade avec toi, c'est une plaisanterie où je me suis entêté, je m' en repens plus qu'on ne peut dire. Reviens, ce sera bien oublié. Quel malheur que tu aies cru à cette plaisanterie. Voilà deux jours que je ne cesse de pleurer. Reviens. Sois courageux, cher ami. Rien n'est perdu. Tu n'as qu'à refaire le voyage. Nous revivrons ici bien courageusement, patiemment. Ah ! je t'en supplie. C'est ton bien d'ailleurs. Reviens, tu retrouveras toutes tes affaires. J'espère que tu sais bien à présent qu'il n'y avait rien de vrai dans notre discussion. L'affreux moment ! Mais toi, quand je te faisais signe de quitter le bateau, pourquoi ne venais-tu pas ? Nous avons vécu deux ans ensemble pour arriver à cette heure là ! Que vas-tu faire ? Si tu ne veux pas revenir ici, veux-tu que j'aille te trouver où tu es ? Oui c'est moi qui ai eu tort. Oh ! tu ne m'oublies pas, dis ? Non, tu ne peux pas m'oublier.
 Moi, je t'ai toujours là. Dis, réponds à ton ami, est-ce que nous ne devons plus vivre ensemble ?
 Sois courageux. Réponds-moi vite. Je ne puis rester ici plus longtemps.
 N'écoute que ton bon cœur. Vite, dis si je dois te rejoindre. À toi toute la vie.
Rimbaud.
Vite, réponds : je ne puis rester ici plus tard que lundi soir. Je n'ai pas encore un penny ; je ne puis mettre ça à la poste. J'ai confié à Vermersch tes livres et tes manuscrits. Si je ne dois pas te revoir, je m'engagerai dans la marine ou l'armée. Ô reviens, à toutes les heures je repleure. Dis-moi de te retrouver, j'irai, dis-le-moi, télégraphie-moi — Il faut que je parte Lundi Soir, où vas-tu ? Que veux-tu faire ?
Plus tard, Arthur Rimbaud reprend :
Cher ami, j'ai ta lettre datée « En mer ». Tu as tort, cette fois, et très tort. D'abord, rien de positif dans ta lettre : ta femme ne viendra pas, ou viendra dans trois mois, trois ans, que sais-je ? Quant à claquer, je te connais. Tu vas donc, en attendant ta femme et ta mort, te démener, errer, ennuyer des gens. Quoi ? toi, tu n'as pas encore reconnu que les colères étaient aussi fausses d'un côté que de l'autre ! Mais c'est toi qui aurais les derniers torts, puisque, même après que je t'ai rappelé, tu as persisté dans tes faux sentiments. Crois-tu que ta vie sera plus agréable avec d'autres que moi ? Réfléchis-y ! — Ah ! certes non ! — Avec moi seul tu peux être libre, et, puisque je te jure d'être très gentil à l'avenir, que je déplore toute ma part de torts, que j'ai enfin l'esprit net, que je t'aime bien, si tu ne veux pas revenir, ou que je te rejoigne, tu fais un crime, et tu t'en repentiras de LONGUES ANNÉES, par la perte de toute liberté, et des ennuis plus atroces peut-être que tous ceux que tu as éprouvés. Après ça, resonge à ce que tu étais avant de me connaître. Quant à moi, je ne rentre pas chez ma mère. Je vais à Paris. Je tâcherai d'être parti Lundi Soir. Tu m'auras forcé à vendre tous tes habits, je ne puis faire autrement. Ils ne sont pas encore vendus, ce n'est que lundi matin qu'on me les emporterait. Si tu veux m'adresser des lettres à Paris, envoie à L. Forain, 289 rue St-Jacques, pour A. Rimbaud. Il saura mon adresse. Certes, si ta femme revient, je ne te compromettrai pas en t'écrivant, — je n'écrirai jamais. Le seul vrai mot, c'est : reviens, je veux être avec toi, je t'aime. Si tu écoutes cela, tu montreras du courage et un esprit sincère. Autrement, je te plains. Mais je t'aime, je t'embrasse et nous nous reverrons.
Rimbaud. 8 Great College...etc... jusqu'à lundi soir, ou mardi à midi, si tu m'appelles.
Lettre de Rimbaud à Verlaine : « Reviens, reviens, cher ami »Fac-similé lettre de RimbaudLettre de Rimbaud à Verlaine : « Reviens, reviens, cher ami »Fac-similé lettre de RimbaudLettre de Rimbaud à Verlaine : « Reviens, reviens, cher ami »Fac-similé lettre de RimbaudLettre de Rimbaud à Verlaine : « Reviens, reviens, cher ami »Fac-similé lettre de RimbaudLettre de Rimbaud à Verlaine : « Reviens, reviens, cher ami »Fac-similé lettre de Rimbaud

( VERLAINE (Paul), Correspondance générale, 1857-1885 (Tome 1), Paris, Fayard, 2005 ; Image : Détail de Le Coin de Table, Henri Fantin-Latour (1872)/Musée d'Orsay )


http://www.deslettres.fr/rimbaud-et-verlaine-lettres-dor-de-la-passion-reviens-reviens-cher-ami/