samedi 28 mai 2016

Orage au printemps, de Mathieu Hilfiger et Guillaume Steudler






Mathieu Hilfiger
est né en 1979 à Strasbourg. Il crée une oeuvre polymorphe sans discrimination de formes : poèmes en vers et en prose, théâtre, fragments, proses, articles, entretiens, etc., souvent présentés dans des ouvrages ou des revues. Après l’aventure de la revue Le Bateau Fantôme, il lance en 2014 la maison d’édition littéraire éponyme, tournée vers les marges de la création.

Derniers livres parus : De jour comme de nuit, avec Pierre Dhainaut (Le Bateau Fantôme, 2014) et L’Aube animale, Recours au Poème, 2015 (e-book), et en tirage de tête papier. À paraître : Les Résidents, Thot, octobre 2016 (théâtre).

Guillaume Steudler,
né en 1980 à Paris, est plasticien et graphiste. Dans son travail plastique, où la part intuitive de l’improvisation est si importante, il utilise avec une grande liberté gestuelle des techniques mixtes : dessin et peinture, imprimés et collages, figures et mots. Son univers chatoyant, très imaginatif, semble évoquer une rêverie naturaliste microscopique. Il est le concepteur graphique des éditions Le Bateau Fantôme.

www.steudler.artfolio.com


Revue Ce qui reste

mardi 24 mai 2016

Lettre d'Egon Schiele à Anton Peschka

schiele




1910

(Vienne)

Peschka ! […] Je brûle d’envie d’aller dans la forêt de Bohême. Mai, juin, juillet, août, septembre : il faut absolument que je voie quelque chose de nouveau, que je l’explore ; je veux déguster les eaux sombres, voir craquer des arbres, des airs sauvages, regarder ébahi des haies de jardin pourrissantes, y surprendre le foisonnement de la vie, entendre bruire les bouquets de bouleaux, frémir les feuilles ; je veux voir la lumière, le soleil, et savourer les humides vallées du soir au vert bleuissant, épier l’éclat fugace des poissons dorés, voir se former les blancs nuages, je voudrais parler aux fleurs. Scruter l’intimité des brins d’herbe, des hommes au teint rose, parler de dignes vieilles églises, de petites chapelles, je veux parcourir sans trêve des collines verdoyantes, parmi de vastes plaines, je veux baiser la terre, humer les tendres, chaudes fleurs des mousses. Alors je donnerai forme à de belles choses : des champs de couleurs…

Au petit matin, je voudrais revoir le soleil se lever, être libre de regarder la terre respirer, dans la lumière vibrante.

Harmoniser les champs qui respirent joie et beauté avec l’air parfumé de roses. De rudes montagnes aux rondeurs matelassées embrument de vastes lointains… Ô toi, terre odorante, devant nous, sous moi, réveille-moi, fais-moi mûrir comme un fruit au soleil ! Toi, sombre, brune terre poussiéreuse, à la rosée odoriférante, parfumée de fleurs, attirant les senteurs. Épanouis-toi au soleil qui, oui, nous donne tout. Joie ! Lumière sans prix, resplendis !

À l’ouvrage, homme actif ! Sois un fleuve inépuisable. Toi, verte vallée, tu me regardes, une verte atmosphère aquatique t’emplit, toi. De mes yeux mi-clos, je pleure de grosses larmes rouges, quand il m’est donné de te voir. Toi, œil douloureux, tu sens le souffle humide de la forêt. Toi qu’assaillent les senteurs, avec quelle ivresse dois-tu respirer l’haleine divine !

Je pleure en riant, ami, je pense à toi ; mieux, tu es en moi !

Voici que je m’allonge dans la mousse vivante, et qui parle, fleurs jaunes, claires, pures ; les eaux, respirant, parlent de la vie…

Et, là-haut, comme il est grand, le monde ! Que je m’enivre, moi aussi, et je perde de vue cette terre prosaïque.

Je dors.

Toutes les mousses viennent à moi et entrelacent, en se fronçant, leur vie dans la mienne. Toutes les fleurs cherchent à me voir, et font vibrer mes sens frémissants. Des floraisons d’un vert oxydé, des fleurs vénéneuses irritables m’emportent dans les hauteurs. Voici que je descends, planant, intact… l’étrange monde. Puis je rêve de chasses sauvages, déchaînées, de rouges champignons pointus, de grands cubes noirs, qui peu à peu s’évanouissent puis, comme par miracle, se remettent à croître, deviennent d’énormes colosses ; je rêve de l’incendie flambant comme un enfer, de la bataille d’étoiles lointaines, jamais regardées, d’yeux gris éternels, de titans précipités, de mille mains qui se tordent comme des visages, de nuages de feu fumants, de millions d’yeux qui me regardent avec bonté, et deviennent blancs, toujours plus blancs, jusqu’à ce que j’entende.

in, Deslettres



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