vendredi 4 novembre 2016

De la Poésie pour vivre le deuil


©photo fruban, le 4 novembre 2016





Et si le langage poétique pouvait accompagner un deuil?

En ce Jour des Défunts, les invités de Stéphanie Gallet sont deux poètes. Tous deux ont dû faire face à la mort d'un proche. Avec "Comme si dormir", Laurence Bouvet le jour de la mort de sa mère - un dimanche soir - et ceux qui ont suivi. Pour cette psychologue de formation, les mots et le langage sont au cœur de sa façon d'être au monde.

L'auteur de "Où nos ombres s’épousent", Stéphane Bataillon, a perdu sa femme à l'âge de 30 ans. "Je t’avais promis / une caresse chaque soir / désormais, ce sera un poème", écrit-il. Dans ses textes, il parle de ce lien subtil qui continue à exister entre eux.

Quels mots pour dire la peine? La séparation? Le vide? Pour conserver vivant le souvenir de ceux qui ne sont plus? La poésie et les poètes côtoient l’indicible, le mystère, les palpitations intérieures. Parce qu'ils parlent au cœur et à l'âme ils sont accessibles à tous et aident à rester en vie, à appréhender la mort avec justesse.


Ce que c'est que la mort

Ne dites pas : mourir ; dites : naître. Croyez.
On voit ce que je vois et ce que vous voyez ;
On est l'homme mauvais que je suis, que vous êtes ;
On se rue aux plaisirs, aux tourbillons, aux fêtes ;
On tâche d'oublier le bas, la fin, l'écueil,
La sombre égalité du mal et du cercueil ;
Quoique le plus petit vaille le plus prospère ;
Car tous les hommes sont les fils du même père ;
Ils sont la même larme et sortent du même oeil.
On vit, usant ses jours à se remplir d'orgueil ;
On marche, on court, on rêve, on souffre, on penche, on tombe,
On monte. Quelle est donc cette aube ? C'est la tombe.
Où suis-je ? Dans la mort. Viens ! Un vent inconnu
Vous jette au seuil des cieux. On tremble ; on se voit nu,
Impur, hideux, noué des mille noeuds funèbres
De ses torts, de ses maux honteux, de ses ténèbres ;
Et soudain on entend quelqu'un dans l'infini
Qui chante, et par quelqu'un on sent qu'on est béni,
Sans voir la main d'où tombe à notre âme méchante
L'amour, et sans savoir quelle est la voix qui chante.
On arrive homme, deuil, glaçon, neige ; on se sent
Fondre et vivre ; et, d'extase et d'azur s'emplissant,
Tout notre être frémit de la défaite étrange
Du monstre qui devient dans la lumière un ange.

Victor Hugo

Les Contemplations, 1854

Comme si dormir
Laurence Bouvet
éd. Bruno Doucey (2013)

Où nos ombres s’épousent
Stéphane Bataillon
éd. Bruno Doucey (2010)



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mardi 1 novembre 2016

La Toussaint, de Pierre Perrin

© Jean-Claude Salet
photo Jean-Claude Salet


Un recueil de Pierre Perrin et Jean-Claude Salet, Pleine marge (1972).
Diaporama de photos de JC Salet    
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La Toussaint


Pour ce jour sans couleur, sans espérance, on s’assemblait au village, propres, en habits du dimanche. Les cloches sonnaient le glas. On fêtait la mort. Bientôt, la solitude au coude à coude ébranlait le cortège.
Pour descendre au cimetière, un curé d’âge mûr, derrière la lourde croix que portait un enfant vêtu de blanc, psalmodiait du grégorien que les vieilles surtout, chevrotant le malheur, répétaient en chœur.
Passé les premiers rangs, on rêvait souvent. Certains osaient bavarder. La récolte bréhaigne, un veau crevé, les labours en retard, les bornes baladeuses... On s’était déjà tant démené dans la poussière de l’été.
Cependant près des portes, chacun se ressaisissait. Un silence incrédule envahissait la foule ; le sable seul, pioché de frais, crissait ; les branches des pins attiraient des corbeaux. Chaque famille fixait sa tombe.
C’était un père, un frère, une mère, une sœur. La guerre avait couché l’un ; le devoir fait les martyrs. Les autres, c’était la rivière en furie, un grand arbre à la renverse ou le simple harassement, à tout âge.
Au bout des patenôtres, de l’hébétude, de l’imposture parfois, un pèlerin détournait le regard, un voisin risquait un signe, une belle femme souriait, tandis que les veuves redoublaient de sanglots presque à l’unisson.
Enfin le curé, d’un coup sec, refermait son missel. D’un grand geste il se signait et, dans un demi tour militaire, il poussait devant lui la croix en broyant l’épaule de l’enfant de chœur qui partait au galop.
Souvent il faisait froid. Parmi les allées, sous l’agitation, les hommes ajustaient leur béret pour s’élancer gravement.
Vaincues, les filles soutenaient leur mère en pleurs. La douleur, les hommes la leur abandonnaient.
Et l’on entendait, depuis la route, se refermer les grilles dans un miaulement de rouille. Le village réaspirait son monde. Midi allait fumer dans les assiettes. C’était tout, jusqu’au prochain enterrement.

Pierre PERRIN, La Vie crépusculaire, Cheyne, 1996 [épuisé]


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