samedi 7 mars 2015

La Nostalgie, Quand donc est-on chez soi ?, de Barbara Cassin (extrait) et deux poèmes de Spyros K

crédit photo Spyros K




"Elle est retrouvée. Quoi ? L' éternité. C'est la mer allée avec le soleil" (Arthur Rimbaud)

Une île est réelle de manière bien précise. On en voit les bords, depuis le bateau, l'avion. Et depuis une île, l'horizon marin se recourbe, le soir au couchant la terre est ronde. On sait, au milieu de l'eau, qu'il y a un rivage, limite entre un dedans et le grand dehors, et que l'île est finie. Une île est par excellence une entité, une identité, un quelque chose, avec un contour, eidos, elle émerge comme une idée. Dans sa finitude, une île est un point de vue sur le monde. Une île est immergée dans le cosmos, cosmique et cosmologique, avec le ciel étoilé au-dessus de nos têtes et l'immensité de face, sensible au regard. En Grèce, en Corse, j'ai fait constamment l'expérience du cosmos, le "monde" des Grecs - "ordre et beauté", dit Baudelaire. A chaque détour du chemin, à chaque tournant, à chaque pas, le monde se recompose et se réorganise. Ce que l'oeil voit fait à l'instant même structure, l'oeil est saisi d'harmonie, avec un nouvel étonnement à chaque fois. Entre cosmologie et cosmétique, immense et limité, l'horizon renouvelle son ordonnance. Une île est par excellence un lieu.
La nostalgie d'une île. Une île est en même temps, en tant que lieu, un lieu très singulier, un lieu qui invite au départ : une île, on ne peut qu'en partir, "Ô Mort, vieux capitaine". Et l'on veut, l'on doit, y revenir. Elle détermine et aimante. On peut croire que le temps se recourbe comme l'horizon, et que l'on reviendra après tout un périple, un cycle, une odyssée.
Mais est-ce bien là que l'on revient ? Et y reste-t-on jamais ?
                                 Barbara Cassin, in La nostalgie-Quand donc est-on chez soi ? (Editions Autrement)

 

                                                       ******

De nombreux poètes ont exprimé cet appel de l'île, du "chez soi", comme le dit encore Barbara Cassin :
"Devant les dieux assemblés, Athéna se plaint qu'Ulysse, qu'elle protège, soit le seul à ne pas être rentré chez lui. Lui qui voudrait voir monter les fumées de sa terre, il pleure au loin et appelle la mort" (opus cité).
Ces deux poèmes de Spyros K nous disent aussi cet appel vers l'île-mère, l'île amante. L'attente et l'émotion du retour.


L'Attente... (aphorisme dominical)


L'attente est un fruit impalpable
Aux filaments jaune safran
Soudain une couleur verte s'invite
Leurre d'espoir autre réalité...
                  ***
Ecorce dure comme un coeur en pierre
La force damnée de l'inéluctable
Oblige à obtempérer
Un jeu de miroirs nous étourdit
Comme un goût de venin sucré...
                    ***
L'attente antichambre de l'espoir
Lèche les méandres de l'esprit
Recèle des bribes de bonheur
Aux vertigineuses vicissitudes...
                   ***
Elle ronge les entrailles
Comme la pomme originelle
L'a été par le serpent...
Mais sait ouvrir des paradis
Erratiques tourmentés
Mais parfois si beaux...
                    ***
Et Vrais...


Spyros K


Le sens...


Le sens du temps et celui de la vie
Les absences de chaque intempérie
Les étoiles au ciel m'ont toujours ravi
Même lorsque un rêve de vie a péri...
                       ***
J'aime le sixième sens l' invisible
Il arrose d'espoir les chimères
Dilate les mauves hypersensibles
Habillant l'âme de la Mer...
                     ***
Le vent qui souffle sait chuchoter
Et oriente l'esprit des songes
Mauvaises pensées qui sont ôtées
Le cerveau sait être éponge...
                      ***
On le trouve souvent à notre insu
Le capter est si difficile
J'ai pu voir mon coeur qui sue
Palpitant de revoir son île...
                     ***
L'amour est une conscience claire
Des hélices qui brassent le présent
Attirant l'énergie rose des éclairs
Qui illuminent les saisons...
                      ***
Le sens est aussi aboutissement
Une fatigue qui donne de la force
Fulgurance du jaillissement
Pulpe sucrée sous l'écorce...
                    ***
Choisir le sens...


Spyros K


Tous droits réservés
Protégé par copyright


crédit photo Spyros K



lundi 2 mars 2015

On l'appelait Socrate, de F.Ruban





Pour toi Michel

Nous t'appelions Socrate
tant tu étais féru de grec et de littérature classique
derrière ton apparence de vieux loup de mer
A l'origine de ce pseudo des anecdotes
qui toujours me feront sourire
malgré le chagrin de ton départ

Un coeur tendre et fidèle en amitié
aimant extérioriser tes invectives
contre la bêtise et tous les conformismes
tel un capitaine Haddock au langage fleuri
Tu aimais Julien Gracq et me fis découvrir Corbière
« Au vieux Roscoff » que tu récitais de mémoire

Nous retrouver Chez Carole ou Au café du port
Affronter le vent glacial pour apercevoir
les oies bernaches à la Pointe de Pen Bron
Parler poésie et découvrir l'immense sensibilité
que tu dissimulais d'un haussement d'épaule
ou d'une grimace bougonne

Je me souviens de la semaine passée en Bourgogne
Tu voulais voir des chapelles romanes
et nous vîmes la Basilique de Vézelay...
Il pleuvait il pleuvait vite se réfugier
Refuge gastronomique Au Bougainvillier
les vins les mets nous souriaient

Tes enfants aux quatre coins du monde
et si présents en toi
Tu te livrais parfois
quelques confidences où tu disais
ta fierté tes regrets aussi
Ils étaient loin

Socrate pudeur et réserve
lorsque tu voyais partir de jeunes vies
fauchées beaucoup trop tôt
La mort nous n'en parlions pas
ou avec les yeux reflets de notre coeur
Presque un sujet tabou

Je fus heureuse et fière de t'offrir et dédicacer
« L'Âme des marées » ce recueil de poèmes
né de mes larmes et de ma colère de mère
de mes espoirs en la Vie malgré tout
C'était en novembre dernier
Comment aurais-je alors pu imaginer

La Camarde insatiable implacable
t'a désigné à l'aube du printemps Elle savait
que plus jamais nous ne serions ensemble
près de l'Océan que nous chérissons
Au revoir Socrate ami si cher
tu seras une autre Etoile qui brillera pour moi



fruban

le 1er mars 2015

Tous droits réservés
Protégé par copyright





crédit photos fruban

Je voudrais ajouter ce poème de Tristan Corbière (1845-1875) que Michel m'avait fait découvrir et qu'il connaissait par coeur.

Au vieux Roscoff

Berceuse en Nord-Ouest mineur

Trou de flibustiers, vieux nid
À corsaires ! – dans la tourmente,
Dors ton bon somme de granit
Sur tes caves que le flot hante…

Ronfle à la mer, ronfle à la brise ;
Ta corne dans la brume grise,
Ton pied marin dans les brisans…
– Dors : tu peux fermer ton œil borgne
Ouvert sur le large, et qui lorgne
Les Anglais, depuis trois cents ans.

– Dors, vieille coque bien ancrée ;
Les margats et les cormorans
Tes grands poètes d’ouragans
Viendront chanter à la marée…
– Dors, vieille fille-à-matelots ;
Plus ne te soûleront ces flots
Qui te faisaient une ceinture
Dorée, aux nuits rouges de vin,
De sang, de feu ! – Dors… Sur ton sein
L’or ne fondra plus en friture.

– Où sont les noms de tes amants…
– La mer et la gloire étaient folles ! –
Noms de lascars ! noms de géants !
Crachés des gueules d’espingoles…

Où battaient-ils, ces pavillons,
Écharpant ton ciel en haillons !…
– Dors au ciel de plomb sur tes dunes…
Dors : plus ne viendront ricocher
Les boulets morts, sur ton clocher
Criblé – comme un prunier – de prunes…

– Dors : sous les noires cheminées,
Écoute rêver tes enfants,
Mousses de quatre-vingt-dix ans,
Épaves des belles années…
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il dort ton bon canon de fer,
À plat-ventre aussi dans sa souille,
Grêlé par les lunes d’hyver…
Il dort son lourd sommeil de rouille.
– Va : ronfle au vent, vieux ronfleur,
Tiens toujours ta gueule enragée
Braquée à l’Anglais !… et chargée
De maigre jonc-marin en fleur

Roscoff. – Décembre

Tristan CORBIERE
Recueil : "Les Amours jaunes"


dimanche 1 mars 2015

Ces statues que l'on assassine, par Michel Koutouzis




De tout temps les religions monothéistes (mais uniquement) s’empressaient à défigurer ou détruire les représentations des cultes qu’elles avaient vaincues. Synonyme d’absolutisme, toute religion s’empresse ainsi à faire disparaître le souvenir des croyances qui les précédaient, de les faire disparaître avec tout ce qu’elle représentaient. Culte contre culte. Les iconoclastes byzantins, puis l’Islam tardif, qui s’opposèrent à toute représentation du sacré, allèrent même plus loin, détruisant leurs propres icones et œuvres d’art, dans un élan de pureté dogmatique.  Mais il s’agissait toujours d’une affirmation, certes arrogante et utopique, de l’unicité absolue du sacré, représentée par leur propre religion.

C’est relativement récent, à peine quatre siècles, le fait que toute civilisation, qu’elle soit imbue de religiosité ou au contraire laïque voir carrément athée, donne à l’art une valeur intrinsèque, libère l’art du fait religieux et lui prévoit une place à part, hors des lieux du culte. Le musée est avant tout le symbole de l’émancipation de l’art d’un rôle exclusivement sacré, c’est aussi l’espace où défile l’Histoire, sans à priori, sans exclusives, sans  hiérarchie. De son côté, le musée participe au processus diachronique du savoir : c’est un accumulateur des strates historiques, de la préhistoire au présent. C’est surtout un rappel de la futilité de l’instant et des interconnections culturelles et temporelles.  C’est une invitation au voyage dans l’espace et dans le temps.  En d’autres termes, si les statues étaient des produits d’une religion, elles sont désormais des œuvres d’art déconnectés de l’esprit qui les créa, et, en tant que telles, elles participent au savoir et au savoir-faire des générations futures.

Les démolisseurs des statues des musées iraquiens et syriens concèdent de la spiritualité religieuse à des objets d’art qui n’en ont plus depuis fort longtemps. Entre les civilisations mésopotamiennes et la naissance de l’islam il existe un hiatus plusieurs fois millénaire. Leur seule spiritualité consiste en leur beauté, en leur témoignage de civilisations complexes perdues à jamais. Elles sont une ode au savoir faire, une accumulation de cours magistraux sur l’art, un vestige qui transcende tous les cultes, toutes les civilisations pour glorifier l’homme technicien, l’homme artiste et, dans une certaine mesure, l’homme libre qui joue des formes et des volumes pour s’émanciper de la tyrannie du pouvoir. Peut-être que les démolisseurs de statues n’on rien à faire de l’Histoire, qu’il leur est indifférent de savoir comment vivait-on en Mésopotamie plus de trois millénaires avant Mahomet, comment on faisait la guerre, comment on construisait des maisons ou des palais. C’est en ce sens qu’ils sont des barbares. Ils ne vivent que pour l’instant, voyant du sacré partout, ayant peur de tout, idéalisant des époques et des pouvoirs, qui, en leur temps, protégeaient ces statues, tout en continuant bâtir, à peindre, à représenter le prophète, à raconter des histoires qui font partie, elles aussi - et malgré leurs efforts mortifères -, du patrimoine de l’humanité toute entière.

Si personne ne leur a jamais demandé comment ces œuvres d’art ont survécu tous ces millénaires, on devrait tout de même leur indiquer que l’aventure de ces statues vient de loin, et qu’elles existeront bien après le temps où eux-mêmes et leur stupidité ne seront même plus un affreux souvenir.

Mais c’est peut-être cette certitude qu’ils essaient de briser en assassinant des statues par définition immortelles.

Michel Koutouzis

http://blogs.mediapart.fr/blog/michel-koutouzis/280215/ces-statues-que-l-assassine