samedi 23 juillet 2016

Lettre à la folie, de Léo Ferré, dans Lettres non postées



ferre










[Sans date]

Madame,

J’étais dans une table des matières à me morfondre — dans un livre de références — entre un terme de marine et un terme de numismatique, et je vivais d’expédients, soudoyant la syntaxe, crachant du vocabulaire, improvisant des épithètes. J’eusse donné mon néant pour me sortir de cette impasse, que l’on me prît avec ma pauvre syllabe, mon informe phonation, pour faire n’importe quoi, pour servir n’importe quel prétexte. J’étais le mot « CROUP ». À France-Soir on ne voulut pas de moi. Alors vous m’avez donné la main.

J’avais des hiboux de choc plantés sur l’éclairage municipal et qui défendaient mes yeux de dormeur éveillé. Je passais mes nuits sous leurs ailes. Nous avions des radios optiques pour communiquer. Les sons, je les voyais. Je voyais l’aigle d’Hutchinson trompetter, les chevaux de mon ID s’ébrouer, la souris de la rue des Capucines chicoter. Je voyais les clameurs de la rame sous le massicot et Flaubert, impassible, la tête sous le subjonctif, les gorges des rossignols peintes au gargyl et chantant des sérénades pharmaceutiques, les sanglots du gravier malmené sous le flux de mes pas. Je voyais le chameau de mon manteau de 1928 blatérer, les chiens de fusil d’après l’amour clabauder, l’éléphantiasis barrir. Je voyais la plainte du pointillé justement découpé d’après la notice, les lamentations dunlopillo dans le silence du rayon d’ameublement de l’éternel Printemps emprès l’Opéra, les protestations métalliques de la boîte des petits pois surfins ébouillantés deux fois. Alors, vous m’avez souri.

Nous marchions ensemble, depuis la dernière glaciation

Je voyais d’autres cris, l’obésité de la rue quand les services de voirie la laissait s’empâter et qu’elle gémissait sous sa peau tendue. La poétique de la ville n’était qu’une vision extatique que mon œil formulait et que je contrôlais en permanence à l’aide de petits instruments que j’avais fabriqués : une lunette spéciale pour voir les glouglous s’échappant du caniveau, place Clichy, à l’aube du 12 mars 1953, les bras en ficelle autour de l’abstraction et l’œil auditeur, bien entendu, un papier-verre pour nettoyer les idées imbéciles se promenant dans la rue, en rang d’écoliers, un couteau à trancher le spectre, une bille à rouler l’indicible, une bille qui n’amassait pas la mousse et qui changeait de couleur à chaque révolution autour de mon système solaire, une grille pour lire les écritures : une pour l’indo-européen, une pour le sanscrit, une pour les cigales, une pour les microbes criant sous le flot de pénicilline et qui attendent le jusant sous le doigt de Dieu du thermomètre minute. J’étais toujours le mot « CROUP ». Alors, vous m’avez dit : « Viens ! »

J’en voyais de toutes sortes.

Un soir, à Montparnasse, une vieille de soixante, et qui s’ouvrit à ma voix, derrière une roulotte abandonnée, et cette femme dérivait sur mon orbite, et elle me parlait avec l’accent yiddish… et ma man dans la proche, je rentrais à l’hôtel Excelsior et me rebâtissais sa jeunesse. L’inquiétude de la chair, chez une vieillarde, cela me semblait formidablement attachant. Je ne me lavais plus les mains. J’en avais pour quelques jours à susciter ma mémoire… Je la hélai, elle s’arrêta, nous nous signâmes d’un commun accord et j’étais sous elle. Son système ébahi, je me revis dans la pénombre de sa chair non datée et vibrante comme à ses premières richesses, autrefois. L’huile des femmes est douce comme l’olive, parfumée comme l’arachide, persistante comme la noix.

Glisser dans leurs couloirs cette perle inconsciente…

Alors vous m’avez dit : « Tu es Fou, mon petit… »

Que d’enfants ai-je fait aux femmes inconnues

Des rouges des pâlis des portes de secours

Dans les cafés souvent je buvais leurs vertus

Devant mon verre blême une source d’amour

MA tête dans la broussaille de leur fente

Je demandais de la monnaie au préposé

Cent francs et quatre femmes mesurant la pente

Que je leur musiquais avec mes yeux gavés…

Le petit père Kanters n’en croyait pas son comité de lecture, il gardait de Denoël cet air absent et catéchiste qui fait les grands éditeurs méconnus. La tristesse de cet individu me coupait comme une boîte de conserve mal vidée, quand on y va avec la langue. Et lux perpetua luceat eis… Alors, vous vous êtes mise à ressembler à quelqu’un. Mon Dieu, quelle bouche !… une cerise en hiver…

Madame, vous êtes une feuille d’automne. Votre parure est couleur feu et mes yeux mimétiques vous enveloppent de flammes quand ils vous regardent. Vous avez un joli nom, folie, un nom de cosmétique sur la tête du corbeau de monsieur Poe. Jamais plus de rideaux à mon théâtre, jamais plus… Je suis votre boulet, votre haine, votre supplice, et vous êtes ma contrebasse et ma brosse en cheveux d’étoiles fileuses qui filent le parfait amour sur cet univers à bulles de savon et à nègres authentiques, qu’ils soient noirs dehors ou dedans, peu importe. La couleur est affaire de sentiment.

Je sentais l’absurde, une odeur de végétal trahi, un paravent, une chimère. J’étais malade, cassé. Mes béquilles de verre faisaient un bruit de pattes mathématiques sur les pavés de marbre de votre maison. Alors vous m’avez dit : « Entre ! »

Quelle maison ! je m’en souviens, les pièces mûres comme des fruits tropiques, des meubles indifférents comme le style du vide, les effrayants tapis de laines voyantes, et la vaisselle… la vaisselle du creux de l’ennui où je buvais longtemps, et vos objets !, les délices du verbe, l’accent aigu sur l’or des hommes, la préposition devant l’âtre, et vos propositions devant l’Être… Mort debout, tout contre votre idée, je ne pourrissais plus. Mais avant, nous fîmes l’amour, du mauve, rien que du mauve et puis de l’innocence. Dehors il plut. Nous sortîmes par vos masques, lentement, avec préciosité, et tout penchait autour de nous, les arbres, les plis d’ombres, les roses pâleurs du soleil couchant. On était bien. On calculait nos chances et le sublime s’y mêlant, des lianes nous enroulaient de Palestrina ; tout chantait autour de nous, tout palpitait, tout coulait comme un miel, tout finissait comme un missel. C’était très beau, follement beau. Nous étions toujours l’un à l’autre, comme deux feuilles accolées d’un papier bible et pour nous séparer il fallut qu’un oiseau des îles infime, petit, petit, vint immiscer son bec entre nos songes.

Léo Ferré, in Lettres non postées

Deslettres


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mercredi 20 juillet 2016

Après Nice, de Christiane Taubira (16 juillet 2016)








Vallée de larmes….

Nos cœurs portent leur deuil. Sous la mélancolie de ce qu’ils avaient de nous en eux et qu’ils ont emporté. Nous savions leur existence comme ils savaient la nôtre. Telle est notre commune intuition. Nous saurons un peu de leurs vies, ce qui nous sera offert, quand leurs proches commenceront à partager. Nous en saurons alors assez pour leur faire place durable dans nos mémoires. Ils continueront ainsi à être. Par-delà les cris et l’effroi, malgré ce désarroi sans cordages qui nous encorde, plus vibrants encore que cet émoi qui nous fend en dedans et nous laisse cois. Nous les tiendrons au chaud dans nos plis d’âme, bien que pour l’heure, nous soyons saisis de froid.

L’absence…

Une petite-fille vive, parfois rêveuse, qui ne reviendra pas à l’école. Sa meilleure amie qui n’en reviendra pas, comme ça fait mal au fond, là, dans cet endroit qui a plusieurs noms, cœur, poitrine, plexus, torse, poumon, et qui fait suffoquer, qui essouffle, épuise.
Un petit garçon qui ne retrouvera pas la crèche. La crèche ne le retrouve pas. Il y a ces photos, prises à Noël, à l’entrée, sur le panneau en bois. Même sans image, son sourire est là, ses gestes de désir. Il grandissait si vite.
Une adolescente délurée, déjà sûre de vouloir embrasser le monde, et qui manquera à son amoureux. Les premières amours ont cette saveur singulière et ineffable du défi mêlé de douceur. Un charme qui jamais nulle part ne sait se répéter.
Un adolescent dont la voix commençait à se rythmer et à se frotter à la rocaille, le menton s’assombrissant de quelques poils épars et fiers, ne dissimulera plus sa timidité derrière des airs de crooner taciturne.
Une maman qui ne rentrera plus, ces chants qui ne seront plus fredonnés, sous la douche, sur le balcon en arrosant des bégonias gourmands, en remuant la terre sous de récalcitrants asters de Tartarie, après une journée professionnelle pourtant harassante. Une femme, sentimentale et soucieuse, qui ne méditera plus en contemplant les stries des reines d’argent côtoyant de pulpeux aloès, les reflets des aeonium dont les pétales oblongs, offerts comme un soleil, font perler l’eau avant de la laisser rouler dans une chorégraphie de lenteur. Une femme aux reins usés par le labeur, qui n’avait rien perdu de sa joyeuse humeur, ne pestera plus contre sa fille aînée pour la mettre en garde : c’est toujours la trajectoire de la fille qui s’interrompt quand on veut se glisser trop tôt dans les lacets affriolants de la vie, souvent scélérate envers les pauvres. Une femme d’ardeur, qui a déjà dit son fait à la vie pour ses croche-pieds et ses chausse-trappe, et qui, tandis que le jour baisse pavillon, ne rira plus ne lira plus dans une berceuse pour se laver la tête des petitesses du boulot, du brouhaha des transports.
Un père, un amant, un homme qui sifflotait entre les lèvres ou dans la gorge rêvant de brillants chemins de vie pour ses fils, tout en réfléchissant à cette épargne qui préserve l’avenir, ne sonnera plus parce qu’il a oublié ses clés.
Ils ont des prénoms qui résonnent de toutes les contrées du monde, ramenant des senteurs, des sons, des clichés et des clichés, et engendrant un même chagrin, une même désolation qui rappellent que, par-delà terres et mers, les larmes sont sœurs.
Ainsi les pensons-nous, pour leur redonner vie, en attendant que ceux qui les connaissent nous les racontent. Try a little tenderness, la voix d’Aretha Franklin nous obsède.
L’aveuglement qui frappe avec une froideur de robot d’acier n’a jamais eu ni de raison ni raison. Quelles fêlures faut-il à l’esprit pour faire éclore cette démence démentielle, chez l’homo sapiens sapiens, homme qui pourtant sait qu’il sait. De quelles fureurs anciennes et nouvelles, familières ou inédites, matées ou rétives, gronde ce monde où l’hystérie nourrit l’hystérie!
Même de loin, mais si près de la souffrance, nous savons que notre seule offrande, celle qui nous sauve ensemble des étendues et profondeurs de la désespérance, ne peut venir que des signes de la vie qui vainc.
I’ve got dreams to remember (Otis Redding).
Pendant qu’un semeur de mort et d’affliction, exilé en méta-humanité, brisait tant de promesses et de sagesses, le dernier mot n’était pas dit.
Des enfants sont nés cette nuit-là. Je n’ai pas vérifié mais je sais. Car ainsi va la vie qui vainc. Ces bonheurs n’ont pas la vertu de verser une goutte de fraîcheur sur les cœurs en malheur.
Mais ils signent la défaite des semeurs de mort, qui qu’ils soient.

Christiane Taubira