mercredi 23 novembre 2016

Asli Erdogan, lettres de Xavier Lainé et lectures de textes

Le blog de Xavier


Lettre 1


« Quand Michelle est en marche, elle tient tête au monde entier » écrivais-tu dans Le Mandarin miraculeux.
C’est donc avec elle que je me mets en chemin.
Il serait si long, celui qui me conduirait, de ma demeure au bord des Alpes aux portes de la prison où défunte démocratie te tient au secret !
Je serais bien allé rejoindre celles et ceux qui se tiennent déjà devant les murs qui se sont refermés sur nos rêves. Je n’ai pas d’autre solution que d’aller te rendre visite par les mots, me glisser ainsi, peut-être, si tes gardiens laissent filtrer ma parole, entre ces iniques barreaux d’un temps que nous aurions tous souhaité révolu.

Mais peut-être ta mise au secret, ainsi que l’enfermement des centaines d’écrivains et journalistes est-il le signe que ces temps là touchent à leur fin et que le corps agonisant de ce vieux monde se raidit une dernière fois avant d’expirer.
Je préfère regarder ainsi les choses pour ne pas demeurer toujours au sombre où les petits dictateurs aiment nous voir réduits.

Je viens avec mes mots. Je tente de les rassembler sur les pentes de mon pays où la neige fait sa première apparition. Je vais les mener plus bas pour un hivernage, puisque de tous côtés montent les fumées d’une saison froide pour celles et ceux qui dorment sur les trottoirs.
Je viens avec mes mots, sans doute si maladroits qu’ils ne franchiront pas le seuil d’une censure qui vise à faire taire les livres.
Ils ne savent pas, les pauvres, que nul n’a jamais pu imposer silence aux pensées, qu’elles sont phénix renaissant toujours des cendres de toutes les guerres, de toutes les dictatures.

Ici nous n’en sommes qu’à la sensure. Je pique le mot à mon ami Bernard Noël. Elle est une blessure légère, mais nous devrions voir que, sauf ta libération et celle de toutes celles et tous ceux qui croupissent en ces geôles d’infamie, le glissement sémantique d’une lettre pourrait s’étendre et contaminer toute l’Europe.

Je ne te connaissais pas avant que les barreaux se referment sur ton ciel. Faut-il que je remercie tes bourreaux de m’avoir ouvert à ta plume ? Je n’irai pas jusque là. Peut-être aurait-il été préférable qu’aucun de tes livres ne fasse irruption aussi brutale dans mon univers de mots et de rêves.
Mais puisque désormais tu es là, dans l’ombre de la pièce où ce matin je t’écris, comme je le ferai chaque semaine jusqu’à ta libération, je vais chaque jour te lire un peu plus. Ce sera comme le signe de cette liberté que tu vas retrouver, que nous construirons toutes et tous sans limite de frontières.
Puisque nos mots ne connaissent pas les barbelés et les douanes. Ils ont cette liberté extraordinaire de nous conduire bien au-delà du silence complice entretenu sur la mise à mort d’une démocratie, devant notre porte.

Dans l’espoir que ma lettre ne reste pas poste restante, et pour éviter qu’elle tombe dans l’oubli, je m’en vais de ce pas la rendre publique, avant même qu’elle te parvienne.
Ce sera juste avant que j’aille sur la place publique lire quelques extraits de tes ouvrages. Ce sera jour de marché et tes mots vont résonner dans les ruelles, tenant à distance l’hiver qui nous guette.

Bien à toi, et en te remerciant de nous avoir ouvert les yeux sur ce qui nous attend, si toutefois tes juges poursuivaient leur outrage.
Amicalement.

Xavier Lainé


Manosque (04, France), le 19 novembre 2016




A Manosque, samedi 26 novembre 2016, 10h30

Lecture de textes

photo Xavier Lainé


Lettre 2


« Pourtant, malgré tout, apprends à écouter la vie et son « chant d’une merveilleuse beauté », tant que ton esprit en sera capable. » C’est dans « Une visite surgie du passé », une de tes nouvelles contenues sous le titre « Les oiseaux de bois ».
J’aurais aimé savoir te lire dans ta langue, ne pas avoir à passer par la traduction. Mais je suis un peu handicapé, de ce côté. Ma langue a du mal à se faire multiple. Peut-être d’ailleurs a-t-elle du mal à explorer déjà la sienne propre…

Car j’ai enfin pu accéder à un de tes ouvrages. Il semble bien que déjà, ils aient perdu le combat : tes livres deviennent difficiles d’accès et doivent être réimprimés sans cesse. Nous avons au moins gagné ça : ta parole démultipliée qui se met à résonner de demeure en maison.
Pas plus tard qu’hier, demandant à mes amies musiciennes de pouvoir lire un fragment de ton écriture, ce soir, en introduction à leur concert, ici, dans ma maison, je dû leur expliquer ton parcours ou du moins sa partie connue, et les raisons iniques de ton emprisonnement, le silence de l’Europe, le soulèvement en ta faveur des écrivains de ce même territoire. Elles sont parties toutes les deux avec ta bibliographie, fermement décidées à commander tes livres auprès de leur libraire…

C’est un travail de fourmi qu’il nous faut accomplir. Quelques médias, bien sûr, parlent de toi, de ce qui se passe devant notre porte, mais dans leur immense majorité, ils se taisent.
C’est d’ailleurs une de mes inquiétudes : j’observe que seule la communauté des livres réagit encore à cette absurde chasse aux sorcières qui atteint ton pays. Les autres, citoyens lambda semblent traverser cette période lourde de nuées dans un semblant d’indifférence.
En quelque sorte, l’emprise médiatique contribue à notre isolement. L’écrivain serait ce pédant qui du haut de son écriture  aurait leçons à donner au petit peuple.
Je constate avec angoisse que c’est cette image qu’avec fiel, presse, télévisions, salons du livre, et autres festivals finissent par colporter et entretenir. Nous serions de ces gens incapables de vivre la vie du commun et qui par leur écriture viennent imposer leur vision des choses.
C’est avec amertume que j’ai vécu ainsi ma première tentative de lecture devant ma librairie préférée, samedi dernier. Bien sûr, deux ou trois personnes de passage mais qui ne s’arrêtèrent pas, ma libraire et moi. Je me suis posté devant, et la foule compacte du samedi matin, jour de marché, déambulait dans la rue, juste au bout de la place. J’en ai vu passer qui m’avaient juré, pourtant, qu’ils viendraient. Mais qui ne se sont pas détournés, ne serait-ce qu’une seconde…

Alors, têtu, je vais retourner, ce matin. Ma gorge est en feu depuis deux jours, mais je trouverai bien la force de lire à haute voix les petites merveilles de mots glanées dans ce seul livre reçu cette semaine et aussitôt dévoré.
J’ai une grande méfiance pour ma parole. Je n’ose guère aller vers, la sortir des pages écrites en secret en mon antre où les piles de livre ont leur vie propre.
Je préfère prêter mes lèvres et ma langue à ce que recèle de vérité universelle ce que tu as écrit et que je découvre grâce à ces barreaux posés sur ton ciel.
Je rêve du jour où je pourrai te recevoir libre, ici, et nous repeindrons le monde aux couleurs d’un arc-en-ciel de beauté.

Je ne sais combien de temps encore les cyniques qui président au sort de ce monde figé, sale et gris, pourront impunément oeuvrer à la ruine de l’esprit humain, instillant la peur comme talisman dogmatique à toute pensée libre et vivante.
Je ne sais…
Ta libération serait le signe que nous n’aurons pas écrit en vain, et que nos rêves de vie brûlante et palpitante offerte à toutes et tous pourraient enfin suivre les sentiers un instant perdus de notre humanité à construire.

Déjà, les dirigeants de ton pays changent de ton et en arrivent au chantage. C’est le signe que nous n’oeuvrons pas pour rien et que nos mots sauront scier les cadenas qui t’enferment.
Je ne sais si ma précédente lettre t’est enfin parvenue. Je rendrai publique celle-ci, comme la précédente, pour que toi et tous ceux qui subissent ton sort ne demeuriez pas dans l’oubli.

Avec toute ma solidaire amitié.

Xavier Lainé


Manosque (04-France), le 26 novembre 2016


blog de Xavier Lainé





Lettre 3 - Pour la liberté de Asli Erdogan




Je sais mes deux premières lettres parvenues en Turquie, mais jusqu’à toi ? Peut-être n’en saurai-je jamais rien.
Car le temps se fait long dans ce bâtiment de pierre où sont enfermés tes mots. Ils comptent certainement sur ce mur du temps. Il nous faut résister à son usure.
Deux de tes livres sont désormais ici sur ma table. Sur le deuxième, ton éditeur français a modifié la quatrième de couverture pour tenir compte de ces murs qui te retiennent, qui vous retiennent. Car, si tu es l’emblème de cette ignominie qui s’épanouit aux portes d’Europe sans qu’elle daigne s’en préoccuper, il ne nous faut pas oublier tes amis journalistes qui, comme toi, attendent, en vain, un geste qui ne vient pas.

Ici, nous sommes les témoins médusés des faux débats. Des hommes et des femmes se battent comme des chiffonniers pour devenir grands vizirs et suivre la voie que suivent tous les despotes démocratiquement élus.
Certains annoncent la couleur, d’autres beaucoup moins. D’autres encore tentent de fédérer les insoumis. Mais aucun ne parle de cette tragédie à nos portes, d’Alep en cendre où s’endorment nos derniers rêves, de ces entraves à la démocratie dont tu es une victime éclatante.
On parle d’autre chose, comme si rien de ce que tu endures ne pouvait nous arriver. Et pourtant…

Samedi dernier, j’ai lu, avec ma libraire dressant son oreille attentive. Un homme était dans la librairie avec son fils. Il a abandonné ses recherches pour écouter, lui aussi. Nous avons pu parler un peu, un tout petit peu.
C’était peut-être l’embryon de quelque chose. Tenace, je serai de nouveau à mon poste, ce matin, tes livres à la main. Une journaliste locale nous a contacté, s’est renseignée sur ton sort, et devrait suivre mon acte de présence pour en parler.
Si nous savons les mots, c’est pour les dire, c’est pour dire l’odieux d’un temps où les A. se font si nombreux à baisser la tête sur nos trottoirs gelés, parfois jusqu’à s’affaisser sans même pouvoir raconter ce qui fut leur histoire, que nous n’aurons jamais assez de pages pour leur donner la parole qui manque.

Nous serons d’éternels amputés du coeur tant qu’une seule de ces histoires tombera du haut du cinquième étage pour disparaître dans les geôles d’un temps qui n’a rien compris de ses épreuves passées.
Nous serons les jouets des sinistres qui veillent à réguler nos humeurs, à les diriger vers l’opium des consommations, si nous ne nous élevons pas dès que l’espoir d’un mot et de ses lettres sera trainé dans la boue d’une histoire qui se répète à l’infini.
« Si l’on veut écrire, on doit le faire avec son corps nu et vulnérable sous la peau… » écris-tu.
Si l’on veut écrire avec ce corps nu et vulnérable, il nous faut tremper notre plume dans le sang et les larmes que notre nudité, exposée au froid glacial du silence complice, nous fait verser, juste avant de basculer du toit vers les barbelés.
Nous ne sommes pas prêts à voler, alors nous nous dressons, de plus en plus nombreux, pour que nos corps et nos coeurs nus puissent se tenir chaud, que nos mains munies des pinces coupantes que sont nos mots viennent rompre les barrières qui protègent encore les portes tenues de mains fermes par vos tristes geôliers.

Nous volons du temps pour que le décompte des jours s’arrête, ou qu’il bascule du côté du mot VIE avec ses lettres de feu réunies en bon ordre.
Nous volons du temps dans l’espoir que s’arrête ce cauchemar et qu’enfin les complicités dénoncées, les armes qui tuent la parole, soient vouées à la décharge de l’histoire.
Nous volons du temps pour qu’un jour, dansant sur nos frontières ouvertes, nous puissions festoyer et instaurer le droit d’errer en toute liberté.
Nous volons du temps pour que les barreaux tombent un à un, libérant du même coup corps et paroles, en un joyeux tohu-bohu d’histoires emmêlées.

Dans l’espérance que mes mots allègent tes tourments et avec toute mon amitié solidaire.

Xavier Lainé

Manosque (04-France), le 3 décembre 2016



Blog de Xavier Lainé




Lettre 4




De partout monte la clameur en votre faveur, la tienne, entre autres.
On te lit, en particulier, ton « Bâtiment de pierre ». On rassemble, pas toujours les foules, mais lentement ça finit par le faire.
Ainsi nous évitons le pire : que cette exaction devant notre porte ne tombe dans un silence qui nous rendrait coupable de non assistance à liberté en danger.
Nous mesurons, malheureusement très minoritaires ce que veulent dire ces barreaux, et le silence gouvernemental qui les accompagne.
Car il semble bien qu’Europe et ses gouvernements fassent le choix de soutenir tes geôliers, tant leur peur et grande de voir le mot peuple revendiquer son droit à prendre en main son propre sort.
Ils nous aiment couchés, larmoyants, cloîtrés dans nos univers consuméristes fumeux.

Bien sûr ils avancent toujours le mot démocratie, ils le psalmodient tant et tant qu’à la fin il demeure, petite coque vide, sur les autoroutes où s’avancent les idées rances, les buffles hideux, les vents mauvais.
Ces ils ont des noms, des visages, ils ont des soutiens dans les immondes coursives où se négocient le ciment et les parpaings de ta prison.
Leur fortune est l’arme de destruction massive de notre dignité humaine.

Nos mots sont peu de chose. Les miens ne sont que maigre pansement sur la plaie ouverte de vivre dans un monde qui revient sans cesse à ses pires tourments.
Je ne suis qu’un maigre plumitif de province. Mes livres ne franchissent la porte que d’une librairie : celle où, samedi dernier encore je donnais à entendre tes mots et ce réel qui nous emprisonne.
Une journaliste est venue. Son article est sorti hier, ouvrant encore un peu la brèche dans ce rempart de silence.

Ce matin, j’irai écouter mon fils jouer « Les barricades mystérieuses », de François Couperin. Je voudrais et je sais qu’il le fera, qu’à l’instant de poser ses doigts sur son clavecin, il pense à ces murs que dressent les hommes autour de notre liberté pour en restreindre le champ.
J’aimerais que ses notes s’envolent jusqu’à Bakirköy, franchisse tous les obstacles et t’ouvrent cet espace où tes mots danseraient avec les noires et les blanches, dans le tourbillon d’une vie à poursuivre au grand air.

Une fois ta liberté retrouvée, nous aurons encore tant à écrire pour que nos livres, nos musiques se fassent digues contre tous les obscurantismes.
La tâche est immense et nous serons toujours des phares d’espérance, même au plus vif des tempêtes qu’avides pouvoirs déclenchent.

Ici, notre premier ministre est parti. En partant il a semé ses graines de Turquie en paraphant un décret qui tue l’indépendance de la justice. C’est le signe s’il en fallait un que la gangrène totalitaire qui ronge ton pays est ici aussi à l’état latent.
Elle n’attend que la baisse de notre vigilance pour jaillir au grand jour et museler pour longtemps toute revendication de dignité.

Je voudrais ne pas avoir à t’écrire, la semaine prochaine. Je voudrais apprendre que tu aurais enfin franchi les portes de cet enfer, libre et lavée de ces soupçons sans fondement qui t’accablent.
Je voudrais pouvoir revenir au silence qui est mon habitude pour te laisser poursuivre ton oeuvre bien plus palpitante que mes maigres propos.
Je voudrais, cependant, au moins une fois te rencontrer, lorsque tu seras libre, et t’emmener contempler les cimes qui dominent mon pays et qui sont le ferment d’une pensée libre.
Nous nous assiérons sur un rocher pour regarder le soleil couchant dorer rocs et neiges. C’est dans cette beauté que nous tremperons encore nos plumes pour révéler à nos semblables la nécessité de préserver la vie.

Dans l’espoir de ta libération, je t’écris mes plus amicales pensées.


Xavier Lainé, Manosque, 10 décembre 2016



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Lettre 5


Chère Asli,

Je plonge ma plume en ce silence étouffant. La clameur sera-t-elle assez forte, la flamme des mots assez puissantes pour forcer les portes de cet enfer ?
C’est un rêve encore : mais je t’imagine libre nous rejoignant sur la place.
Je n’y serai pas. J’aurais pourtant aimé.
Parfois nous nous mettons nous-même en prison. C’est un peu comme ça que je suis. Seuls mes mots s’évadent. Moi, j’y reste et y demeure, avec la volonté farouche que nul autre ne vive cet enfer sans volonté, cet univers où rien ne parvient sinon l’ombre et le désespoir.

Je rêve depuis toujours d’abolir tous les univers concentrationnaires. Je sais des pays où les cellules demeurent vides, tandis qu’ici, comme chez toi, on manie la condamnation sans frein.
Et à écrire ce que vivent les exclus, nous voici sur la ligne de mire des pouvoirs.
Ils n’aiment pas qu’on dise à quoi ils condamnent nos semblables.
Ils n’aiment pas.
Et pourtant, nous n’avons que nos pages pour dénoncer cette déchéance de toute humanité où l’enfer libéral moderne voudrait nous enfermer.
Huxley frappe à notre porte et la perspective de se trouver sous les feux des projecteurs médiatiques, non pour cultiver notre ego mais pour dire ce que l’écran de fumée cache est déjà ouverture sur le gouffre béant des oubliettes.

On me demande souvent comment je vais. Lorsque je dis que je vais bien mais que j’en ai honte quand tout se détraque autour de moi, je vois bien dans les regards une désapprobation.
Parfois on ose m’affirmer assez crûment qu’il vaudrait mieux faire abstraction.
Mais comment faire abstraction des guerres : de la première, ce conflit social qui vise à marginaliser toujours plus les plus faibles, à toutes les autres qui se traduisent en génocides sans cesse perpétrés tandis qu’à chaque fois nous courrons par les rues en criant « plus jamais ça » !

Il me vient à l’esprit, alors, ces mots de Jean Ferrat :
« On me dit à présent que ces mots n’ont plus court
Qu’il vaut mieux ne chanter que des chansons d’amour
Que le sang sèche vite en entrant dans l’histoire
Et qu’il ne sert à rien de prendre une guitare »
C’est la sempiternelle rengaine qui nous mène toujours plus loin de notre nécessaire humanité.
Ce refrain si commun qu’il finit par engendrer toutes les indifférences on peut passer avec son panier plein devant la misère assise sur le sol glacé sans un soupir.
Moi, je ne peux pas. Tes personnages décrits dans « La ville dont la cape est rouge » ne sont désormais pas cantonnés à ce que les bien-pensant nommèrent le tiers monde. Ils hantent mes jours et mes nuits. Ils sont là à me vriller leur misère au coeur, avec la vrille de mes sentiments d’impuissance.
Alors je poursuis ma route encore avec Ferrat, même s’il n’est plus de mode d’entonner ses chansons :
« Mais qui donc est de taille à pouvoir m’arrêter
L’ombre s’est faite humaine aujourd’hui c’est l’été
Je twisterais les mots s’il fallait les twister
Pour qu’un jour vos enfants sachent qui vous étiez »

C’était à la mémoire des camps de la Shoah, mais, aujourd’hui, ils prennent une dimension planétaire, les barbelés ont le piquant de la misère noire et de l’éviction de toute vie digne possible, les miradors circulent sur la toile, laissant croire qui veut bien se prêter au jeu que nous serions libres.
Et lorsque nous dénonçons ou décrivons cet enfer moderne, nous voici avec toi devant leurs tribunaux à devoir justifier notre bonne foi.
La tyrannie commence dès lors que la présomption d’innocence est écrasée.

Je t’imagine libre franchissant les portes du prétoire. J’aurais aimé être là, n’y serai qu’à la force des mots. Et si, enfin libre, tu passais par ici, je serais ravi de t’accueillir et d’aller voir en ta compagnie le ciel rougissant de nos aubes d’hiver, et la liberté diaphane des cimes dressées comme un défi à l’horizon de nos rêves.

Cinq semaines que je t’écris sans savoir si mes mots te parviennent vraiment. Je les garde précieusement pour te les offrir lorsque la porte de ta geôle s’ouvrira, par la seule force de notre mobilisation grandissante.

Avec ma plus profonde amitié.


Xavier Lainé, Manosque, 17 décembre 2016


Blog de Xavier Lainé




Lettre 6




J’aurais préféré ne pas, chère Asli Erdogan. Comme Bartleby, comme toutes celles et tous ceux qui vaquent à leurs affaires sans un regard sur vos noms qui disent l’extension du domaine des geôles.
J’aurais préféré ne pas avoir à écrire cette sixième lettre ou, du moins, j’aurais aimé te l’écrire et te la faire parvenir chez toi. Que tu puisses la lire depuis ta table de travail, avec un regard sans barreaux vers le ciel.

Voici qu’ici la folie mercantile frise à l’indécence. On passe les bras chargés d’achats et de victuailles sans voir les mains tremblantes et les moignons rongés par le froid.
Il en est un ici qui saurait entrer dans tes écrits sans difficulté. Il hante de son rire l’esplanade de la poste. Il fut debout, puis avec l’aide de cannes et, pour finir, il est dans un fauteuil. Mais il a toujours gardé son rire, et dit toujours bonjour à tout le monde, sans attendre aucune réponse.
D’autres, chaque samedi, s’alignent dans la rue Grande. Ils tendent leurs mains, suppliant quelque obole au milieu de la foule qui passe…

Viendra-t-on demain nous reprocher de parler de ceux-là qui sont comme un doigt tendu vers l’infâmie de vivre ce temps qui traîne le mot « égalité » dans la boue des démocraties malades ?
Peut-être, puisqu’il semble que dans ton pays, l’Europe regarde mais ne voit pas qu’elle tire déjà le linceul sur nos espérances (ou peut-être voit-elle, consentante…).
D’ailleurs, chez tes voisins grecs, il suffit qu’un gouvernement veuille alléger un tout petit peu son peuple à la peine pour que déjà les oligarques non élus tiennent propos vengeurs.
Il leur faut cette misère, celle qui est lisible dans tes livres, qu’on peut voir désormais partout, sauf à être atteint d’une cécité sélective.

Autrefois il suffisait d’envoyer l’armée ou la police. Désormais c’est devenu inutile : il suffit de montrer à bon escient les morts dans la rue pour ramener les quidams à leur prison sans barreaux.
La misère est un geôlier plus âpre et plus sournois. Et tandis qu’elle parade et mue certains en sombres assassins, ce sont celles et ceux qui dénoncent l’usage et l’abus qui se trouvent enfermés.
La peur est le ferment de toutes les indifférences. Que je dise que lentement nous glissons vers notre négation, voici que les regards changent.
Nous oublions que nul dans l’histoire n’a grandi sans lutter, sans réfléchir ensemble, sans construire hors de toutes les monarchies et autres dictatures, hors les sentiers d’aveugles croyances.
Rien n’a jamais été obtenu en niant le nécessaire apprentissage de devenir toujours plus humains, sans trop savoir ce que ce mot pourrait signifier.

Votre emprisonnement, s’il devait, la semaine prochaine, se traduire par une scandaleuse condamnation à vie, serait le signe, après Alep, que les droits universels de l’homme, dont nos pays sont pourtant signataires, seraient réduits à néant.
Nous entrerions alors dans une longue période de barbarie aveugle comme les homo sapiens savent en entreprendre lorsqu’ils perdent le sens de leur existence.
J’aurais aimé partir, comme d’autres vont le faire, et me tenir debout devant le tribunal où tu seras jugée pour des fautes non commises. Seuls mes mots circuleront qui disent ceci : « Nos mots bout à bout se feront corde de drap blanc ; d’autres seront lime érodant les barreaux ; nos voix, lumières sur le chemin des libertés. »
Quoiqu’il advienne, nous aurons toujours cette nécessaire mission de dire et dénoncer ce qui doit être dit et dénoncé, et nul ne pourra arrêter la circulation de tes livres.
C’est là notre plus intime liberté qu’aucune geôle ne saurait contraindre.

Je garde l’espoir que ma prochaine lettre sera teintée de lumière. Et puisque nous arrivons au solstice d’hiver, je glisse entre mes mots la flamme qui ouvrira les portes et rompra les chaines.

Bien à toi et avec l’assurance de pouvoir t’accueillir un jour, ici.


Xavier Lainé, Manosque, 24 décembre 2016




mardi 22 novembre 2016

Asli Erdogan, entretiens sur BabelMed


photo du Net




  Aslı Erdoğan: Portrait insaisissable d’une jeune écrivaine tourmentée


Elle a commencé à écrire très jeune. C’était vers dix ans, se souvient-elle. Puis elle s’arrêta net. En tout cas, elle n’écrivit rien durant son adolescence, contrairement à beaucoup qui le font au moment des premiers chagrins d’amour. Le vrai désir lui est venu plus tard, quand elle était étudiante à la faculté des sciences. Après ses cours de physique, elle s’enfermait dans sa chambre pour écrire frénétiquement, nuit après nuit, souvent jusqu’au petit matin. Il fallait que les tourments qui l’habitent s’évacuent…

L’étudiante disciplinée devint rapidement une écrivaine enflammée. Une nécessité intérieure pas forcément narcissique et de moins en moins contrôlable, la portait… Elle a mis plusieurs années avant de se décider à publier ses textes. Pourtant, ses premières œuvres, nouvelles et essais d’une forme inhabituelle, étaient d’emblée primées. Elle fut donc lauréate des prix littéraires bien avant d’être exposée aux vitrines des libraires…

Aujourd’hui, Aslı Erdoğan n’enseigne plus à l’université ; elle a également abandonné la recherche en physique quantique… L’infiniment petit des quarks que l’on traque dans la collision des faisceaux de particules de très haute énergie, s’écoulant de plus en plus vite à l’intérieur des longs canaux enterrés du puissant accélérateur du Centre Européen de Recherches Nucléaires (CERN) près de Genève, où elle poursuivit un temps, ses recherches, ne la passionne plus...
Sa quête est désormais toute autre, plus délicate, plus folle et aussi plus dangereuse : l’insondable des tourments humains…
Elle travaille avec obstination sur des textes plutôt inclassables; ce ne sont pas des nouvelles, pas vraiment des essais non plus ; un peu tout cela et autre chose à la fois, œuvres atypiques, denses et riches.

Elle aime aussi s’aventurer, depuis quelques temps, dans les allées croisées d’autres expressions artistiques qui la conduisent jusqu’aux arts plastiques, en passant par le théâtre et le cinéma.

Aslı Erdoğan se trouvait à Paris en ce début d’année 2004, pour assister entre autres, à l’inauguration d’une exposition d’un ami plasticien français. Elle a préparé un texte pour accompagner cette exposition. Plus qu’un texte de simple présentation, sa prose s’intègre dans l’espace artistique, elle le complète plus qu’elle ne l’éclaire. En automne 2003, à l’exposition alternative d’art contemporain organisé en même temps que la quasi institutionnelle Biennale d’Istanbul, elle avait signé plusieurs textes, surprenants, pour accompagner et présenter quelques unes des installations de jeunes artistes.

Il est aussi probable que nous la retrouvions comme scénariste d’un film turc. En effet, l’un des vainqueurs du dernier Festival de Cannes, son ami de longue date, le cinéaste Nuri Bilge Ceylan, vient de lui proposer de réfléchir à l’écriture d’un scénario avec lui, autour d’une histoire de couple qui se défait. Elle ne sait pas si leurs univers, fort différents, pourront trouver un point d’équilibre dans la création, ni si le projet cinématographique verra vraiment le jour, mais l’idée est désormais lancée.




BabelMed

Entretien avec Aslı Erdoğan

Rencontre avec Asli Erdogan dans un café parisien pour parler de son écriture et de ses projets. Elle était également venue à Paris au printemps dernier, à l’occasion de la parution en français de son roman La Ville dont la cape est rouge, le récit choisi pour faire connaître son écriture aux lecteurs français. L’une de ses nouvelles a été déjà traduite en français, dans le cadre du «Train 2000 de la littérature», une initiative de la Mission de l’an 2000 en France, pour faire connaître les jeunes écrivains et poètes européens. Aslı se trouvait alors parmi les trois noms représentant la jeune littérature turque.

Ayant suivi une formation scientifique poussée, une maîtrise en poche et des activités de recherche en physique des particules, comment êtes vous venue à la littérature?
Lors de mon enfance, je n’avais aucunement l’intention de devenir une écrivaine, mais je lisais énormément. Puis, un jour, quand j’avais dix ans, j’ai écrit un poème et une courte histoire. Ce qui est extraordinaire c’est qu’une revue, éditée à Istanbul, les a publiés à l’initiative de ma grande mère. En fait, cela m’avait profondément déplu; j’étais un enfant timide. Puis, plus rien! Même quand j’étais adolescente, à l’âge où les jeunes gribouillent généralement quelques lignes, je n’avais plus envie d’écrire.

Je n’ai repris la plume qu’à l’âge de 22 ans pour écrire ma première nouvelle que j’ai envoyée à un concours réservé aux œuvres inédites. Il s’agissait du prix institué au nom de Yunus Nadi -fondateur en 1923 du sérieux quotidien kémaliste, Cumhuriyet (République). Cette première œuvre, je l’avais d’abord intitulée Son Elveda (Dernier adieu) puis Veda Notu (Note d’adieu). Finalement, j’ai eu le troisième prix de ce concours. C’était en 1990. Je n’ai pas voulu par la suite que cette nouvelle soit publiée. Je n’avais pas tellement de relations avec les gens du monde littéraire. Je me mettais à l’écart de ce microcosme. En vérité, je ne voulais pas appartenir à un quelconque groupe de ce milieu organisé en clan.

L’année suivante, je suis partie poursuivre mes études à l’étranger. J’étais étudiante en master de physique et menais des activités de recherche dans le domaine des particules de haute énergie, au CERN (Centre Européen de Recherches Nucléaires) près de Genève. C’est là que j’ai écrit mon premier recueil de nouvelles, Mucizevi Mandarin (Mandarin miraculeux). Tout en préparant mon diplôme, j’écrivais la nuit jusqu’au petit matin. Il fallait que j’écrive, sinon je serai devenue folle... En fait, j’ai écrit ce livre pour moi-même, pas du tout dans le but de le publier. C’est pourquoi, Mucizevi Mandarin n’a été publié que cinq ans plus tard en Turquie.

J’ai écrit mon premier roman, Kabuk Adam (L’Homme croûte) en 1993, à Istanbul, en deux mois. J’étais assistante à l’université. Ma double vie continuait de plus belle. Mes soirées, je les passais avec des africains immigrés. Il y avait en fait peu de noirs africains en Turquie et ils vivaient sous d’énormes pressions. J’ai raconté dans ce livre qui est totalement une fiction, une relation passionnée, l’histoire d’un désir irrépressible entre un assassin caribéen et une femme blanche qui a été victime, auparavant, d’un viol. Kabuk Adam introduisait un thème nouveau où le désir de la femme se trouvait placé au premier plan. En fait, cet homme dur et endurci parce que torturé et assassin, devenait l’objet du désir de la femme. Je définis ce roman comme un jeu d’échec entre les deux protagonistes. Je regrette de l’avoir écrit trop vite. J’ai l’impression d’avoir gâché un très bon sujet; parce que je devais partir au Brésil, à Rio, afin d’y préparer ma thèse de doctorat, toujours en physique. Mais en réalité je me suis de plus en plus éloignée de la vie universitaire et de la recherche scientifique. J’ai tout laissé tomber un an plus tard, pour m’adonner totalement à la littérature.

Kabuk Adam a été publié en Turquie quand j’étais au Brésil, en 1994. J’en ai reçu cinq exemplaires par la poste. J’en gardais toujours un dans mon sac, sans jamais l’ouvrir. Je n’ai d’ailleurs plus jamais lu ce livre jusqu’à ce jour. C’est peut-être parce que mon père a cessé de me parler pendant 2 ans, à cause d’une seule phrase que j’avais laissé s’y glisser.
Je me promenais dans cette ville inconnue avec mon livre dans le sac, tel un gri-gri. J’ai en effet une double vie. Celle que l’on aperçoit de l’extérieur, celle des réussites; puis celle, dramatique, de mes relations avec les hommes en général et en particulier avec mon père. Ce dernier a longtemps subi une surveillance policière du fait de ses engagements politiques de gauche. Ce sont des traumatismes qui vous marquent à jamais. La violence qui est dans La Ville dont la cape est rouge, est le reflet de cette violence vécue. Au fond, je décris un univers noir dans une prose extrême, morbide et étouffante. J’écris toujours à la main. Je suis une scientifique qui écrit à la main. Dans la journée, au laboratoire, je tapais sur mon ordinateur mais pour écrire mes livres je prenais le stylo. J’ai l’impression que l’ordinateur a quelque chose de bien trop «métallique» pour la littérature...

Je suis finalement restée deux ans à Rio. Après avoir abandonné l’université, j’ai vécu dans des conditions matérielles très difficiles. Je donnais des cours d’anglais pour subsister. Je n’ai écrit La Ville dont la cape est rouge qu’à mon retour en Turquie. A Rio, pas la moindre ligne ! Je n’ai même pas pris une seule note. J’ai tout écrit et reconstruit de mémoire. D’ailleurs, c’est ennuyeux d’écrire à chaud sur la réalité; il faut que tout cela se décante pour qu’il n’en reste que quelques métaphores. C’est cette vision distanciée que je dois proposer au lecteur, cette forme de subjectivité qui finalement se distille à partir de la réalité vécue. Il faut toujours regarder la forêt à distance, plutôt que de se noyer dans le détail ennuyeux de la réalité objective d’un arbre. A mon retour en Turquie, je ne suis plus retournée à l’université. J’ai définitivement abandonné ma carrière académique. J’ai d’abord écrit Tahta Kuşlar (Les Oiseaux de bois), une nouvelle qui fut primée en Allemagne. C’est après que j’ai entrepris d’écrire La Ville dont la cape est rouge.

Qu’est ce que cela signifie d’être une femme écrivaine dans la Turquie d’aujourd’hui?
Ce n’est déjà pas facile d’être une femme en Turquie. Alors, être une femme écrivaine, ce n’est pas évident du tout! Au début, les médias manifestent un intérêt plus marqué pour les femmes. Nous avons droit, par exemple, à plus de reportages publiés dans les journaux et magazines. Ce qui veut dire que l’on peut facilement devenir connue. Mais en règle générale tout est stéréotypé. Pour peu que vous sortiez des sentiers battus, de ce que les médias attendent de vous, alors là, soudain, personne ne s’intéresse plus à ce que vous dites. Même les intellectuels les plus sérieux ne vous lisent pas. Au fond, ils ne pensent pas qu’une femme puisse leur apprendre quelque chose de nouveau ! En fait, les femmes écrivaines ne sont, hélas encore, perçues qu’à travers l’image traditionnelle que la société leur renvoie. Ce regard à deux dimensions, leur colle à la peau. Souvent, elles ne sont pas identifiées par rapport au contenu et la forme de ce qu’elles écrivent, mais d’une façon générale par leur physique. Par exemple, il n’est pas rare que l’on me confonde avec une vedette de cinéma ou de la scène, tout simplement parce que j’ai des yeux bleus..."

Ses yeux bleus lui jouèrent bien des tours. Le plus désagréable et le plus récent fut la publication, l’an dernier, d’un livre écrit par l’un de ses anciens compagnons. Sans scrupules, ni éthique, il parla de leur vie de couple en prenant bien soin d’annoncer avant même la parution de son bouquin que c’était bien d’elle dont il était question et que tout était autobiographique. La quasi-totalité des femmes écrivaines et journalistes protestèrent vivement contre cette attitude odieuse et dénoncèrent le procédé publicitaire utilisé. "Ce livre m’a bien sûr dérangée et j’ai trouvé cela dégoûtant. La littérature ne peut pas être instrument de vengeance et de masturbation. Je m’y oppose. L’écriture est sacrée et il faut la protéger. Je ne lirai jamais ce livre. Hasan Öztoprak a fait cela pour rendre son bouquin populaire, mais je n’en éprouve aucune curiosité pour autant" déclara Aslı Erdoğan à la presse.

Avec courage et détermination, Aslı Erdoğan poursuit les chemins tumultueux de la création littéraire. ________________________________________________________________

A propos de «La Ville dont la cape est rouge»

«La Ville dont la cape est rouge», deuxième roman d’Aslı Erdoğan, a été le premier traduit en français. Il est paru en avril 2003 aux éditions Actes Sud. Voici comment Timour Muhidine, qui enseigne la littérature turque à l’INALCO (Institut national des langues et civilisations orientales) à Paris, analyse ce livre dans un article intitulé «Dans le jungle des villes», publié dans le mensuel Le Monde diplomatique de juillet 2003.
(…) Second roman d’une jeune romancière turque, ce livre au titre insolite se déroule au Brésil: il évoque la découverte de Rio par Özgür, une gringa qui va faire l’expérience de l’enfer sur terre. Elle projette d’écrire un roman, mais le texte va lui ravir sa propre existence au point de l’avaler comme un anaconda. La dérive existentielle de la jeune femme venue de l’Ancien Monde va d’abord trouver à s’ancrer dans l’étrangeté du métis et la confrontation de deux univers radicalement différents: proche parente de Geoffrey Firmin, le consul de Malcolm Lowry dans Au-dessous du volcan (1947), Özgür fait mine de céder à la chaleur poisseuse et aux sollicitations sensuelles de la danse; elle s’efface devant la violence mais pour mieux s’approprier le monde qui l’environne...

Malgré plusieurs tentatives de bâtir un amour qui rende le monde possible, le prix à payer reste total. Il faut mettre sa vie en jeu, car elle est désormais plongée dans une jungle - et le mot n’a rien d’excessif... La ville du tiers-monde ne laisse aucun choix ; elle est monstre et objet du désir tout à la fois: «Rio, la ville qui obligeait ses proies à jeter les dés les yeux fermés.» Özgür oscille entre la peur et l’envie de mourir, la volupté d’être broyée par cette métropole terrible, aspirant à se faire mulâtresse, aspirant à être dépossédée de son âme: «Elle avait croisé la mort à chaque coin; une mort engraissée, vorace, capricieuse s’était infiltrée dans chaque mot qu’elle avait écrit. Pourtant, ce qu’elle pourchassait dans les labyrinthes sombres, c’était autre chose. Ce qu’elle cherchait dans les favelas misérables, dans les regards voilés des sans-abri, au-delà des masques de carnaval... La passion désespérée du corps pour la vie, plus vieille et plus puissante que tous les mots.»

La langue à la fois limpide et lyrique d’Aslı Erdoğan exprime parfaitement la distance de moins en moins grande qui sépare Özgür de la cité étrangère. Si, dans ce contraste foisonnant, plusieurs observations viennent rappeler la similitude avec le monde turc, c’est néanmoins la rue brésilienne qui règne avec le romantisme sauvage du favellado, du bandido, son amour de la vie, sa rudesse, le dégoût tout comme la fascination qu’il inspire.

Née en 1967, l’auteure incarne la jeune génération des prosateurs turcs: moins soumis aux problèmes nationaux, libéré du roman à thèse, ils explorent le monde et établissent imperceptiblement des parallèles entre les Suds...
http://www.monde-diplomatique.fr/2003/07/MUHIDINE/10271

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