Frédéric Baal
« La troupe du grand opéra se produit sur la scène des campagnes dépeuplées… où les fermiers endettés sont aussi fatigués que leurs terres… la diva n’était pas plus tôt montée sur un tracteur qu’elle en est descendue… le rideau se lève sur un décor d’arbres décharnés, de champs arides et de lacs naguère poissonneux… parées d’un collier et de bracelets en verroterie, les sopranotes chantent faux dans les quartiers périphériques où les prima donneuses se vendent au plus offrant… un agriculteur qui se trouvait sous le coup d’une saisie s’est pendu à une poutre... la suie a souillé les masques de carton des marchands de pétrole et des politiciens à leur solde… les sinistrés d’une inondation se hasardent sur une passerelle branlante… d’une trappe aménagée dans le plateau s’échappent les flots d’une marée noire… un pélican mazouté frissonne au fond de la fosse d’orchestre… les intempéries ont dégradé l’édifice… les pluies qui durent plusieurs jours arrosent le magasin des accessoires, transpercent les robes longues, cinglent les tuniques à brandebourgs, fouettent les manches effilochées et les dentelles aux mailles rompues… dans une loge tapissée de photos jaunies, on distingue mal un désordre de petits pots de fard restés ouverts... une perruque est accrochée au mur par un clou... une épée n’a plus ni garde ni fourreau, tandis que les fleurs artificielles d’un chapeau à larges bords traînent dans la poussière... d’autres fois, le sable qu’ont transporté les tempêtes se met sous les ongles d’un fantôme de ténor, remplit les rainures des planchers rongés par des champignons… le soleil qui pénètre le bâtiment a terni les velours et les torchères, fané les rideaux à franges et les embrasses en torsade... les parois suintent, les panneaux travaillent, l’humidité fait jouer les boiseries et les planches des parquets se désassemblent et se soulèvent assez pour qu’elles découvrent des lambourdes vermoulues... une tringle a roulé jusqu’au bas du grand escalier... les bustes s’écaillent sur leur socle de marbre… d’un balcon dépassent des branches d’arbrisseau... les chambranles des portes sont endommagés et les cuivres du bar mangés par le vert-de-gris… un miroir que distinguent des fêlures en étoile reflète des trumeaux pourrissants et des lambris disjoints où se voient des raccords de peinture… un placage de bois gît sur le sol... bêches et fourches rouillent dans les galeries… au parterre, quelques moutons broutent une herbe rare entre les rangs de fauteuils, sous les facettes du lustre qui n’étincellent plus depuis belle muette… à la fin de quel spectacle ses lampes se rallumeraient-elles encore ?... et le vent coulis ne balance-t-il pas ses pendeloques ?... quand les rats font salle comble, il n’y a plus de spectaculaires que les machines rouillées du cintre où moisissent de vieux décors et s’empilent des carcasses de meubles... devant le guichet de location, des billets de faveur jonchent le tapis troué aux mites… la cantatrice apte à doubler n’importe quel rôle a disparu sans laisser d’adresse... l’ombre de Falstaffres se profile sur le mur du vestiaire vide… on ne devait plus jamais revoir le paysan égaré dans les dessous du théâtre... le grand opéra des campagnes a mis la clé sous le paillasson des régions déshéritées… »
Extrait de Chronique de l'ère mortifère, Editions de la Différence, Paris, 2014.
« La troupe du grand opéra se produit sur la scène des campagnes dépeuplées… où les fermiers endettés sont aussi fatigués que leurs terres… la diva n’était pas plus tôt montée sur un tracteur qu’elle en est descendue… le rideau se lève sur un décor d’arbres décharnés, de champs arides et de lacs naguère poissonneux… parées d’un collier et de bracelets en verroterie, les sopranotes chantent faux dans les quartiers périphériques où les prima donneuses se vendent au plus offrant… un agriculteur qui se trouvait sous le coup d’une saisie s’est pendu à une poutre... la suie a souillé les masques de carton des marchands de pétrole et des politiciens à leur solde… les sinistrés d’une inondation se hasardent sur une passerelle branlante… d’une trappe aménagée dans le plateau s’échappent les flots d’une marée noire… un pélican mazouté frissonne au fond de la fosse d’orchestre… les intempéries ont dégradé l’édifice… les pluies qui durent plusieurs jours arrosent le magasin des accessoires, transpercent les robes longues, cinglent les tuniques à brandebourgs, fouettent les manches effilochées et les dentelles aux mailles rompues… dans une loge tapissée de photos jaunies, on distingue mal un désordre de petits pots de fard restés ouverts... une perruque est accrochée au mur par un clou... une épée n’a plus ni garde ni fourreau, tandis que les fleurs artificielles d’un chapeau à larges bords traînent dans la poussière... d’autres fois, le sable qu’ont transporté les tempêtes se met sous les ongles d’un fantôme de ténor, remplit les rainures des planchers rongés par des champignons… le soleil qui pénètre le bâtiment a terni les velours et les torchères, fané les rideaux à franges et les embrasses en torsade... les parois suintent, les panneaux travaillent, l’humidité fait jouer les boiseries et les planches des parquets se désassemblent et se soulèvent assez pour qu’elles découvrent des lambourdes vermoulues... une tringle a roulé jusqu’au bas du grand escalier... les bustes s’écaillent sur leur socle de marbre… d’un balcon dépassent des branches d’arbrisseau... les chambranles des portes sont endommagés et les cuivres du bar mangés par le vert-de-gris… un miroir que distinguent des fêlures en étoile reflète des trumeaux pourrissants et des lambris disjoints où se voient des raccords de peinture… un placage de bois gît sur le sol... bêches et fourches rouillent dans les galeries… au parterre, quelques moutons broutent une herbe rare entre les rangs de fauteuils, sous les facettes du lustre qui n’étincellent plus depuis belle muette… à la fin de quel spectacle ses lampes se rallumeraient-elles encore ?... et le vent coulis ne balance-t-il pas ses pendeloques ?... quand les rats font salle comble, il n’y a plus de spectaculaires que les machines rouillées du cintre où moisissent de vieux décors et s’empilent des carcasses de meubles... devant le guichet de location, des billets de faveur jonchent le tapis troué aux mites… la cantatrice apte à doubler n’importe quel rôle a disparu sans laisser d’adresse... l’ombre de Falstaffres se profile sur le mur du vestiaire vide… on ne devait plus jamais revoir le paysan égaré dans les dessous du théâtre... le grand opéra des campagnes a mis la clé sous le paillasson des régions déshéritées… »
Extrait de Chronique de l'ère mortifère, Editions de la Différence, Paris, 2014.
Alors là, je suis saisi et muet de sidération. En même temps je suis très heureux pour mon vieil ami Frédéric Baal. Merci Françoise. Mille merci. Il faut vraiment le lire ce livre. Moi j'y replonge souvent.
RépondreSupprimerBises
Cristian
J'avais envie de le lire, oui ! Ce que tu en dis, les extraits... me tentent de plus en plus.
SupprimerContinue à nous faire partager tes coups de coeur et des coups de colère, avec cette plume qui n'appartient qu'à toi !
Je continuerai bien évidemment de te faire profiter de mes coups de coeur sur ce blog dédié. Et j'espère que tu me tiendras au courant de la lecture de Chronique de l'ère mortifère. Bises
SupprimerCristian