lundi 28 décembre 2015

Lettre d'Elsa Triolet à Louis Aragon

photo du Net







Il n’est pas facile de te parler. Tu sembles oublier que nous vivons l’épilogue de notre vie, qu’ensuite il n’y aura plus rien à dire et que l’index lui-même d’autres le liront — pas nous.

Je te reproche de vivre depuis trente-cinq ans comme si tu avais à courir pour éteindre un feu. Dans ta course, il ne faut surtout pas déranger, ni te devancer, ni t’emboîter le pas, ni te suivre — quel que soit l’ouvrage — aussi bien couper des branches sèches, il ne faut surtout pas s’aviser de faire quoi que ce soit avec toi, ensemble. Cette dernière entreprise est bien ce que j’avais vécu de plus affreusement triste. Tu es là à trembler devant mes initiatives, jamais tu ne discutes, tu ne fais que crier ou tu « prends sur toi ». Le plaisir normal de faire quelque chose ensemble, tu ne le connais pas. Un mot anodin à ce sujet et tu te mets à m’expliquer la montagne de choses que tu as à faire. Comme au téléphone, tu racontes toutes tes activités, à n’importe qui, pour expliquer que tu ne peux pas voir ce quelqu’un justement maintenant. En somme, rien de changé depuis l’exposition anti-coloniale.

Pourtant, il serait peut-être aussi urgent de parfois nous rencontrer. Il nous reste extrêmement peu de temps, et tu le sais mieux que quiconque. Mon Dieu, ce que la sérénité me manque, toute une vie comme dans la voiture où je ne peux jamais te dire « regarde ! » puisque toujours tu lis ou tu écris, et qu’il ne faut pas te déranger.

J’étouffe de toutes les choses pas dites, sans importance, mais qui auraient valu la vie simple, sans interdits. Avoir constamment à tourner la langue sept fois avant d’oser dire quelque chose, de peur de provoquer un cyclone — et lorsque cela m’échappe, cela ne rate jamais ! J’y ai droit.

Pourquoi je te le dis ? Pour rien. Comme on crie, bien que cela ne soulage pas. La solitude n’est pas le grand thème de mes livres, elle l’est — de ma vie. J’y suis habituée, je m’y plais après tout. À l’heure qu’il est, le contraire me dérangerait. Ce que je veux ? Rien. Le dire. Que tu t’en rendes compte. Mais j’ai déjà essayé, je sais que c’est impossible. Et si tu me dis encore une fois combien juste maintenant tu tiens tout à bout de bras — je casse tout dans la maison ! Je ne mendie pas, rien, ni ton temps, ni ton assistance, ce que je ne supporte pas c’est la manière dont tu te tiens sur la défensive, les barbelés et les fossés. Ma peine te dérange, il ne faut pas que j’aie mal, juste quand tu as tant à faire. Moi aussi je prends sur moi, et même je ne fais que cela. À en éclater, à sauter au plafond. Même ma mort, c’est à toi que cela arriverait.

Et puis — zut ! Je suppose que quand on n’a pas de larmes, il vous faut une autre soupape. Allons mettons que ce que je ressens soit pathologique, et consolons-nous avec ça. Autrement tu vas encore me sortir que « tu as encore commis un péché… » Et si c’était vrai ? Un péché contre un semblant de bonheur. Je te rappelle seulement l’heure : nous en sommes à moins cinq. Ne me dis pas à mois six et demi, parce que c’est la même chose.

Elsa Triolet


Deslettres.fr

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