mardi 26 juillet 2016

Exil, par Angélique Ionatos, dans Le Monde diplomatique (août 2015)




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Le révélateur grec

Exil
par Angélique Ionatos


Les poètes sont en exil. Dans notre monde soumis à une nouvelle barbarie, celle de la ploutocratie, il faut les interroger pour retrouver la mémoire et l’utopie tout à la fois. Ce sont eux qui veillent sur notre humanité.

Ma « belle et étrange patrie (1) », qui a déposé une terre si fertile sur mes racines, m’a enseigné que la poésie depuis toujours nourrit le chant. Et ce chant peut devenir un cri.

C’est le hasard qui nous fait naître dans un pays plutôt que dans un autre. Et c’est l’exil qui nous fait prendre conscience de notre identité culturelle.

Je n’ai pas choisi l’exil ; je l’ai subi et j’en ai souffert. Pour m’intégrer —donc pour survivre— sur la terre « d’accueil », il m’a fallu pour quelque temps renoncer à mon identité. Et, pour commencer, il fallait apprendre la langue étrangère, sinon on n’existe pas.

Notre monde occidental est, à tort ou à raison, logocentrique. Il s’installe donc une distance (physique et mentale) entre nous, expatriés, et notre pays d’origine. C’est précisément cette distance qui nous dispensera au fil du temps des richesses insoupçonnées. Entre autres, celle de la redécouverte de notre patrie.

Ce qui m’a aidée à supporter l’exil lorsqu’il devenait trop lourd, ce fut la poésie. « Grecque me fut donnée ma langue, humble ma maison sur les sables d’Homère. Unique souci ma langue sur les sables d’Homère (2). »

Lorsque j’ai enfin commencé à bien comprendre et parler le français, j’ai pu me tourner vers le grec et le redécouvrir dans toute sa beauté, sa singularité, sa richesse et sa liberté.

En 1992, je recevais d’Odysseus Elytis un petit livre à la couverture bleue cartonnée, dont le titre était gravé en rouge. Sous le titre, il y avait le dessin d’une sirène tenant dans une main un bateau et dans l’autre un poisson. Le poème s’intitulait « Parole de juillet » (3). Ce titre a tout de suite sonné dans ma tête comme « Parole d’honneur ! ».

Et j’ai commencé à le mettre en musique. C’est devenu une élégie ; mais une élégie solaire. La couleur du deuil serait blanche. Le thrène (4) se déroulerait en plein midi avec la déloyale et stridente concurrence des cigales. « Une cigale qui a su convaincre des milliers d’autres, la conscience éblouissante comme un été (5). »

Voici les premiers vers de « Parole de juillet » : « Mesuré est le lieu des hommes, et les oiseaux ont reçu le même, mais immense ! » Et plus loin : « Le Soleil sait. Il descend en toi pour regarder. Car l’extérieur n’étant que reflet, c’est dans ton corps que la nature demeure et de là qu’elle se venge. Comme dans une sauvagerie sacrée pareille à celle du lion ou de l’Anachorète Ta propre fleur pousse que l’on nomme Pensée. »

Depuis quelques mois, mon pays se trouve au cœur de l’actualité. J’entends et je lis des commentaires qui souvent me blessent. Or je connais la situation tragique dans laquelle se trouvent mes compatriotes, pour l’avoir vue de près. Dans ma ville, Athènes, où les murs crient leur misère, mais aussi dans ma propre famille. L’humiliation est terrible ! C’est pour cela que j’ai eu le désir de parler des poètes, ces autres exilés. J’ai eu le désir de remettre leur parole au cœur de cette tourmente. Et de vous en faire cadeau.

Le premier devoir d’un artiste est de témoigner de son temps. Et de résister ! « Chacun selon ses armes », dit le poète Elytis. Pour redonner espoir et dignité.

Souvent je me sens découragée parce qu’impuissante face à tant de malheur. Parfois même je suis tentée de me taire.

Alors, je lis mes poètes. Leurs mots jamais ne s’oxydent à l’haleine du désespoir. Leur parole est politique et souvent prophétique. Et voilà que l’espoir revient comme « un chant de maquisard dans la forêt des aromates (6) ».

Angélique Ionatos
Chanteuse, guitariste et compositrice. Elle a quitté la Grèce des colonels en 1969.

(1) Titre d’un poème d’Odysseus Elytis (1911-1996), poète grec, Prix Nobel de littérature 1979.

(2) Odysseus Elytis, Axion Esti, Gallimard, Paris, 1996 (1re éd. 1987).

(3) Du recueil Les Elégies de la pierre tout-au-bout, 1991.

(4) Lamentation chantée lors des funérailles.

(5) Odysseus Elytis, poème Glorificat.

(6) Níkos Gátsos (1911-1992), Amorgos, Desmos, Paris, 2001.


Le Monde diplomatique

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