mardi 22 novembre 2016

Asli Erdogan, entretiens sur BabelMed


photo du Net




  Aslı Erdoğan: Portrait insaisissable d’une jeune écrivaine tourmentée


Elle a commencé à écrire très jeune. C’était vers dix ans, se souvient-elle. Puis elle s’arrêta net. En tout cas, elle n’écrivit rien durant son adolescence, contrairement à beaucoup qui le font au moment des premiers chagrins d’amour. Le vrai désir lui est venu plus tard, quand elle était étudiante à la faculté des sciences. Après ses cours de physique, elle s’enfermait dans sa chambre pour écrire frénétiquement, nuit après nuit, souvent jusqu’au petit matin. Il fallait que les tourments qui l’habitent s’évacuent…

L’étudiante disciplinée devint rapidement une écrivaine enflammée. Une nécessité intérieure pas forcément narcissique et de moins en moins contrôlable, la portait… Elle a mis plusieurs années avant de se décider à publier ses textes. Pourtant, ses premières œuvres, nouvelles et essais d’une forme inhabituelle, étaient d’emblée primées. Elle fut donc lauréate des prix littéraires bien avant d’être exposée aux vitrines des libraires…

Aujourd’hui, Aslı Erdoğan n’enseigne plus à l’université ; elle a également abandonné la recherche en physique quantique… L’infiniment petit des quarks que l’on traque dans la collision des faisceaux de particules de très haute énergie, s’écoulant de plus en plus vite à l’intérieur des longs canaux enterrés du puissant accélérateur du Centre Européen de Recherches Nucléaires (CERN) près de Genève, où elle poursuivit un temps, ses recherches, ne la passionne plus...
Sa quête est désormais toute autre, plus délicate, plus folle et aussi plus dangereuse : l’insondable des tourments humains…
Elle travaille avec obstination sur des textes plutôt inclassables; ce ne sont pas des nouvelles, pas vraiment des essais non plus ; un peu tout cela et autre chose à la fois, œuvres atypiques, denses et riches.

Elle aime aussi s’aventurer, depuis quelques temps, dans les allées croisées d’autres expressions artistiques qui la conduisent jusqu’aux arts plastiques, en passant par le théâtre et le cinéma.

Aslı Erdoğan se trouvait à Paris en ce début d’année 2004, pour assister entre autres, à l’inauguration d’une exposition d’un ami plasticien français. Elle a préparé un texte pour accompagner cette exposition. Plus qu’un texte de simple présentation, sa prose s’intègre dans l’espace artistique, elle le complète plus qu’elle ne l’éclaire. En automne 2003, à l’exposition alternative d’art contemporain organisé en même temps que la quasi institutionnelle Biennale d’Istanbul, elle avait signé plusieurs textes, surprenants, pour accompagner et présenter quelques unes des installations de jeunes artistes.

Il est aussi probable que nous la retrouvions comme scénariste d’un film turc. En effet, l’un des vainqueurs du dernier Festival de Cannes, son ami de longue date, le cinéaste Nuri Bilge Ceylan, vient de lui proposer de réfléchir à l’écriture d’un scénario avec lui, autour d’une histoire de couple qui se défait. Elle ne sait pas si leurs univers, fort différents, pourront trouver un point d’équilibre dans la création, ni si le projet cinématographique verra vraiment le jour, mais l’idée est désormais lancée.




BabelMed

Entretien avec Aslı Erdoğan

Rencontre avec Asli Erdogan dans un café parisien pour parler de son écriture et de ses projets. Elle était également venue à Paris au printemps dernier, à l’occasion de la parution en français de son roman La Ville dont la cape est rouge, le récit choisi pour faire connaître son écriture aux lecteurs français. L’une de ses nouvelles a été déjà traduite en français, dans le cadre du «Train 2000 de la littérature», une initiative de la Mission de l’an 2000 en France, pour faire connaître les jeunes écrivains et poètes européens. Aslı se trouvait alors parmi les trois noms représentant la jeune littérature turque.

Ayant suivi une formation scientifique poussée, une maîtrise en poche et des activités de recherche en physique des particules, comment êtes vous venue à la littérature?
Lors de mon enfance, je n’avais aucunement l’intention de devenir une écrivaine, mais je lisais énormément. Puis, un jour, quand j’avais dix ans, j’ai écrit un poème et une courte histoire. Ce qui est extraordinaire c’est qu’une revue, éditée à Istanbul, les a publiés à l’initiative de ma grande mère. En fait, cela m’avait profondément déplu; j’étais un enfant timide. Puis, plus rien! Même quand j’étais adolescente, à l’âge où les jeunes gribouillent généralement quelques lignes, je n’avais plus envie d’écrire.

Je n’ai repris la plume qu’à l’âge de 22 ans pour écrire ma première nouvelle que j’ai envoyée à un concours réservé aux œuvres inédites. Il s’agissait du prix institué au nom de Yunus Nadi -fondateur en 1923 du sérieux quotidien kémaliste, Cumhuriyet (République). Cette première œuvre, je l’avais d’abord intitulée Son Elveda (Dernier adieu) puis Veda Notu (Note d’adieu). Finalement, j’ai eu le troisième prix de ce concours. C’était en 1990. Je n’ai pas voulu par la suite que cette nouvelle soit publiée. Je n’avais pas tellement de relations avec les gens du monde littéraire. Je me mettais à l’écart de ce microcosme. En vérité, je ne voulais pas appartenir à un quelconque groupe de ce milieu organisé en clan.

L’année suivante, je suis partie poursuivre mes études à l’étranger. J’étais étudiante en master de physique et menais des activités de recherche dans le domaine des particules de haute énergie, au CERN (Centre Européen de Recherches Nucléaires) près de Genève. C’est là que j’ai écrit mon premier recueil de nouvelles, Mucizevi Mandarin (Mandarin miraculeux). Tout en préparant mon diplôme, j’écrivais la nuit jusqu’au petit matin. Il fallait que j’écrive, sinon je serai devenue folle... En fait, j’ai écrit ce livre pour moi-même, pas du tout dans le but de le publier. C’est pourquoi, Mucizevi Mandarin n’a été publié que cinq ans plus tard en Turquie.

J’ai écrit mon premier roman, Kabuk Adam (L’Homme croûte) en 1993, à Istanbul, en deux mois. J’étais assistante à l’université. Ma double vie continuait de plus belle. Mes soirées, je les passais avec des africains immigrés. Il y avait en fait peu de noirs africains en Turquie et ils vivaient sous d’énormes pressions. J’ai raconté dans ce livre qui est totalement une fiction, une relation passionnée, l’histoire d’un désir irrépressible entre un assassin caribéen et une femme blanche qui a été victime, auparavant, d’un viol. Kabuk Adam introduisait un thème nouveau où le désir de la femme se trouvait placé au premier plan. En fait, cet homme dur et endurci parce que torturé et assassin, devenait l’objet du désir de la femme. Je définis ce roman comme un jeu d’échec entre les deux protagonistes. Je regrette de l’avoir écrit trop vite. J’ai l’impression d’avoir gâché un très bon sujet; parce que je devais partir au Brésil, à Rio, afin d’y préparer ma thèse de doctorat, toujours en physique. Mais en réalité je me suis de plus en plus éloignée de la vie universitaire et de la recherche scientifique. J’ai tout laissé tomber un an plus tard, pour m’adonner totalement à la littérature.

Kabuk Adam a été publié en Turquie quand j’étais au Brésil, en 1994. J’en ai reçu cinq exemplaires par la poste. J’en gardais toujours un dans mon sac, sans jamais l’ouvrir. Je n’ai d’ailleurs plus jamais lu ce livre jusqu’à ce jour. C’est peut-être parce que mon père a cessé de me parler pendant 2 ans, à cause d’une seule phrase que j’avais laissé s’y glisser.
Je me promenais dans cette ville inconnue avec mon livre dans le sac, tel un gri-gri. J’ai en effet une double vie. Celle que l’on aperçoit de l’extérieur, celle des réussites; puis celle, dramatique, de mes relations avec les hommes en général et en particulier avec mon père. Ce dernier a longtemps subi une surveillance policière du fait de ses engagements politiques de gauche. Ce sont des traumatismes qui vous marquent à jamais. La violence qui est dans La Ville dont la cape est rouge, est le reflet de cette violence vécue. Au fond, je décris un univers noir dans une prose extrême, morbide et étouffante. J’écris toujours à la main. Je suis une scientifique qui écrit à la main. Dans la journée, au laboratoire, je tapais sur mon ordinateur mais pour écrire mes livres je prenais le stylo. J’ai l’impression que l’ordinateur a quelque chose de bien trop «métallique» pour la littérature...

Je suis finalement restée deux ans à Rio. Après avoir abandonné l’université, j’ai vécu dans des conditions matérielles très difficiles. Je donnais des cours d’anglais pour subsister. Je n’ai écrit La Ville dont la cape est rouge qu’à mon retour en Turquie. A Rio, pas la moindre ligne ! Je n’ai même pas pris une seule note. J’ai tout écrit et reconstruit de mémoire. D’ailleurs, c’est ennuyeux d’écrire à chaud sur la réalité; il faut que tout cela se décante pour qu’il n’en reste que quelques métaphores. C’est cette vision distanciée que je dois proposer au lecteur, cette forme de subjectivité qui finalement se distille à partir de la réalité vécue. Il faut toujours regarder la forêt à distance, plutôt que de se noyer dans le détail ennuyeux de la réalité objective d’un arbre. A mon retour en Turquie, je ne suis plus retournée à l’université. J’ai définitivement abandonné ma carrière académique. J’ai d’abord écrit Tahta Kuşlar (Les Oiseaux de bois), une nouvelle qui fut primée en Allemagne. C’est après que j’ai entrepris d’écrire La Ville dont la cape est rouge.

Qu’est ce que cela signifie d’être une femme écrivaine dans la Turquie d’aujourd’hui?
Ce n’est déjà pas facile d’être une femme en Turquie. Alors, être une femme écrivaine, ce n’est pas évident du tout! Au début, les médias manifestent un intérêt plus marqué pour les femmes. Nous avons droit, par exemple, à plus de reportages publiés dans les journaux et magazines. Ce qui veut dire que l’on peut facilement devenir connue. Mais en règle générale tout est stéréotypé. Pour peu que vous sortiez des sentiers battus, de ce que les médias attendent de vous, alors là, soudain, personne ne s’intéresse plus à ce que vous dites. Même les intellectuels les plus sérieux ne vous lisent pas. Au fond, ils ne pensent pas qu’une femme puisse leur apprendre quelque chose de nouveau ! En fait, les femmes écrivaines ne sont, hélas encore, perçues qu’à travers l’image traditionnelle que la société leur renvoie. Ce regard à deux dimensions, leur colle à la peau. Souvent, elles ne sont pas identifiées par rapport au contenu et la forme de ce qu’elles écrivent, mais d’une façon générale par leur physique. Par exemple, il n’est pas rare que l’on me confonde avec une vedette de cinéma ou de la scène, tout simplement parce que j’ai des yeux bleus..."

Ses yeux bleus lui jouèrent bien des tours. Le plus désagréable et le plus récent fut la publication, l’an dernier, d’un livre écrit par l’un de ses anciens compagnons. Sans scrupules, ni éthique, il parla de leur vie de couple en prenant bien soin d’annoncer avant même la parution de son bouquin que c’était bien d’elle dont il était question et que tout était autobiographique. La quasi-totalité des femmes écrivaines et journalistes protestèrent vivement contre cette attitude odieuse et dénoncèrent le procédé publicitaire utilisé. "Ce livre m’a bien sûr dérangée et j’ai trouvé cela dégoûtant. La littérature ne peut pas être instrument de vengeance et de masturbation. Je m’y oppose. L’écriture est sacrée et il faut la protéger. Je ne lirai jamais ce livre. Hasan Öztoprak a fait cela pour rendre son bouquin populaire, mais je n’en éprouve aucune curiosité pour autant" déclara Aslı Erdoğan à la presse.

Avec courage et détermination, Aslı Erdoğan poursuit les chemins tumultueux de la création littéraire. ________________________________________________________________

A propos de «La Ville dont la cape est rouge»

«La Ville dont la cape est rouge», deuxième roman d’Aslı Erdoğan, a été le premier traduit en français. Il est paru en avril 2003 aux éditions Actes Sud. Voici comment Timour Muhidine, qui enseigne la littérature turque à l’INALCO (Institut national des langues et civilisations orientales) à Paris, analyse ce livre dans un article intitulé «Dans le jungle des villes», publié dans le mensuel Le Monde diplomatique de juillet 2003.
(…) Second roman d’une jeune romancière turque, ce livre au titre insolite se déroule au Brésil: il évoque la découverte de Rio par Özgür, une gringa qui va faire l’expérience de l’enfer sur terre. Elle projette d’écrire un roman, mais le texte va lui ravir sa propre existence au point de l’avaler comme un anaconda. La dérive existentielle de la jeune femme venue de l’Ancien Monde va d’abord trouver à s’ancrer dans l’étrangeté du métis et la confrontation de deux univers radicalement différents: proche parente de Geoffrey Firmin, le consul de Malcolm Lowry dans Au-dessous du volcan (1947), Özgür fait mine de céder à la chaleur poisseuse et aux sollicitations sensuelles de la danse; elle s’efface devant la violence mais pour mieux s’approprier le monde qui l’environne...

Malgré plusieurs tentatives de bâtir un amour qui rende le monde possible, le prix à payer reste total. Il faut mettre sa vie en jeu, car elle est désormais plongée dans une jungle - et le mot n’a rien d’excessif... La ville du tiers-monde ne laisse aucun choix ; elle est monstre et objet du désir tout à la fois: «Rio, la ville qui obligeait ses proies à jeter les dés les yeux fermés.» Özgür oscille entre la peur et l’envie de mourir, la volupté d’être broyée par cette métropole terrible, aspirant à se faire mulâtresse, aspirant à être dépossédée de son âme: «Elle avait croisé la mort à chaque coin; une mort engraissée, vorace, capricieuse s’était infiltrée dans chaque mot qu’elle avait écrit. Pourtant, ce qu’elle pourchassait dans les labyrinthes sombres, c’était autre chose. Ce qu’elle cherchait dans les favelas misérables, dans les regards voilés des sans-abri, au-delà des masques de carnaval... La passion désespérée du corps pour la vie, plus vieille et plus puissante que tous les mots.»

La langue à la fois limpide et lyrique d’Aslı Erdoğan exprime parfaitement la distance de moins en moins grande qui sépare Özgür de la cité étrangère. Si, dans ce contraste foisonnant, plusieurs observations viennent rappeler la similitude avec le monde turc, c’est néanmoins la rue brésilienne qui règne avec le romantisme sauvage du favellado, du bandido, son amour de la vie, sa rudesse, le dégoût tout comme la fascination qu’il inspire.

Née en 1967, l’auteure incarne la jeune génération des prosateurs turcs: moins soumis aux problèmes nationaux, libéré du roman à thèse, ils explorent le monde et établissent imperceptiblement des parallèles entre les Suds...
http://www.monde-diplomatique.fr/2003/07/MUHIDINE/10271

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