Il y a très peu de temps, j'ignorais tout d'Umberto Cresci. Jusqu'à un échange avec Marie-Flore, sa petite-fille.
Nous bavardions à propos de l'écrivaine Asli Erdogan actuellement emprisonnée pour ses engagements et ses écrits.( De nombreux articles sur ce blog depuis août 2016. ). Nous évoquions notamment son livre Le bâtiment de pierre (Actes Sud).
"Quand on veut faire taire, les dictateurs trouvent toujours de bons arguments . Mon grand père (intellectuel anarchiste) avait été accusé d'avoir fait dérailler le train où se trouvait Mussolini. Il a été incarcéré dans les geôles du duce pendant 12 ans. Seul dans une cellule, avec interdiction de lire ou d'écrire. Il ne sortait de sa cellule (son "mur de pierre") que pour aller à la torture . A l'isolement pendant tant d'années pour le rendre fou !" MFZ
Ensuite Marie-Flore m'envoya ce texte de son grand-père.
L’oiseau
Ce fut entre ma 30è année et ma 41è année le seul événement heureux. Le bonheur avait alors une jauge inhabituelle. Il me suffisait de voir un nuage qui ressemblât à Mussolini se transformer, comme je l’avais parié, en une potence. Les nuages satisfaisaient toutes mes fantaisies. Puis je n’eus plus de fantaisie, et il m’était indifférent que le ciel fut bleu et vide.
C’est alors que tout glissa en moi, se déplaça. Je n’oubliais pas mes camarades morts sous la torture, et je pensais à ma famille réduite à une vie misérable, mais ces souvenirs n’étaient plus une émanation de moi-même. J’étais comme une matière malléable où s’inscrivaient, s’effaçaient sans cesse toutes les choses, toutes scènes qui avaient pu être mon passé. Etrange sensation d’avoir hors de moi-même tout ce qui m’avait constitué. Je la sentais comme la terre peut percevoir une couche de grés sous une couche d’argile.
Cette dépossession de soi par soi-même ne me causait aucun souci. Je m’y étais fait, elle était allée de pair avec la sous alimentation chaque jours aggravée, tout s’était appauvri, le sang, les nerfs et le cerveau. Des images bizarres naissaient mais cet univers là m’était étranger. Je me comparais à une gare désaffectée.
Pendant longtemps, j’avais un seul plaisir : l’air. Je le prenais. Mes poumons avaient appris à le prendre. Je me couchais sur lui comme, adolescent, sur le sable de Petruccia, une soie fraîche puis tendrement tiède se déroulait tout au long de mes veines, étrange caresse intérieure.
Je rythmais ma respiration sur les battements de mon cœur, et eux qui avaient été si longtemps angoisse étaient devenus compagnons de jeux. Dès lors il n’y eut plus de temps. J’étais suspendu dans la vie comme une goutte d’huile dans l’eau. Puis l’air, à son tour était devenu mon bourreau : une toux labourant mes poumons vint me secouer à vider un estomac vide, et quand elle surgissait au petit matin je croyais qu’on allait m’emmener de nouveau à la torture. Pourtant il y avait longtemps qu’on ne me torturait plus. Et j’en avais déduit que le fascisme durerait encore longtemps en Italie. Mais ce n’était pas ces déchirures de poitrine, cette menace sur le cœur, cette certitude de mort qui m’épouvantait. Mon état physique, les jeux de l’air et des poumons m’avaient mis hors du temps. La toux bouleversait cet hypnose, cette extase et elle m’obligeait à attendre. J’étais de nouveau soumis à une horloge d’accès et de quintes, irrégulière, détraquée, mais inexorable. L’horloge de la toux, son lourd balancier déchirant, m’avait remis dans le temps. Alors la prison fut lourde. J’étais bien prisonnier. Ce devait être vers ma septième année. Tout espoir était perdu. Je n’avais renoncé ni à mes idées, ni à la défaite de l’ennemi. Ma volonté était intacte, sorte de donjon dominant cette planète morte qu’était mon corps. J’avais perdu le ciel et ses nuages ; j’avais perdu l’air ; j’avais perdu l’immobilité pétrifiante du froid et celle déliquescente de l’été torride des Apennins. Plus rien ne se marquait plus sur l’argile informe de mon moi-même. Aucun objet dans ma cellule, aucun travail n’était possible. Y aurait-il eu quelques possibilités, je n’aurais pu m’en saisir. Dès que je pressais le pouce contre l’index, la sueur coulait. Au début des poèmes, des textes de Lénine, des chants, fusaient dans ma cervelle et c’était comme un jet d’eau aux mille paraboles. La mémoire elle aussi s’était tarie. Les cordes vocales qui, dans le monde, vibrent avant même qu’existe le désir de parler, renâclaient comme un moteur gelé et des lambeaux de phrases, sons, notes se traînaient misérablement. Tout espoir était perdu.
J’étais debout tournant le dos à la lucarne lorsque je l’entendis. C’était un silence, mais un silence supplémentaire et j’eus peur de le rompre. Je savais qu’au moindre bruit le silence ne serait plus que silence et linceul. J’étais sûr qu’en tournant la tête mes tendons craqueraient. Je me donnai trente battements de cœur, la tête tourne silencieusement dans ses gonds rouillés, mais je percevais les flocs alourdis du sang. Soudain redevenait comme avant. Ma prudence s’avérait inutile. Je continuai- quelqu’un piquait vite, un crayon sur une feuille pour faire des pointillés. Au trentième battement de cœur, je le vis. C’était un moineau. Il picorait le bord de la lucarne en sautillant, passant et repassant à travers les barreaux. Je sanglotais et riais tout à la fois. C’étaient mes premières larmes et mon premier rire depuis des années.
Il s’enfuit en se laissant tomber, mais quelque chose était changé en moi. Je chantai une chanson enfantine que j’avais oubliée, une ronde. Et chaque jour, le moineau, en échange de quelques miettes de pain noir, m’apportait un souvenir de ma vie et peu à peu mon esprit et mon corps reprirent possession de moi-même. Un jour il manqua. Le lendemain il était encore absent. Le troisième jour la porte s’ouvrit, deux gardiens m’emmenèrent. Dehors le grand air, la lumière, l’espace libre m’étourdirent. Des milliers de moineaux picoraient ma tête et mes jambes. Je m’évanouis.
Quand je revins à moi, ma femme me dit doucement « onze ans Umberto, douze ans « et elle pleure. Puis elle dit « tu n’as pas changé » - « si c’est vrai, c’est à cause d’un moineau. Ecoute……….
récit d'Umberto Cresci
récit d'Umberto Cresci
Umberto Cresci né à Arcola ) en 1887
Décédé à la Seyne sur mer en 1965
Après avoir lu ce beau texte écrit par Umberto dans sa cellule, j'ai eu envie d'en savoir plus sur cet homme. Marie-Flore me fit parvenir quelques notes rédigées par elle-même, dont je ne cite que quelques extraits.
"Quelle serait la conservation des souvenirs sans la possibilité de les rappeler ? Aussi, ce sont des souvenirs que maman a bien voulu me transmettre au cours de sa vie, que je retranscris aujourd’hui. Quand j’étais jeune, j’interrogeais aussi ma grand-mère Silfide sur l’enfance et la jeunesse de maman pour qu’elle me précise certains éléments de sa vie, ce qu’elle faisait avec joie. Bien entendu il n’y a pas d’ordre chronologique, tout comme il n’y a pas d’opération qui consisterait à replacer ces souvenirs dans l’histoire intérieure, de les situer les uns par rapport aux autres. Il s’agit uniquement de la mémoire affective, de celle (la mémoire) qui a permis à ma maman de revivre des émotions de son passé et ressenties à nouveau au moment présent où elle se racontait à nous.
Flora, vécut sa première enfance privée de la présence de son père Umberto, emprisonné pour raison politique, mais elle reçut quand même tout l’amour maternel dont a besoin un enfant. Elle nous parlait quelquefois de cette enfance italienne et bien entendu, c’étaient les moments difficiles et traumatisants dont elle se souvenait. Mais il y eu aussi de beaux moments dans le tissu de sa vie.
Les perquisitions dans la maison
Les « carabinieri » investissaient régulièrement leur logement, mettant sans dessus dessous leur environnement mobilier, fouillant les armoires, soulevant les lits, jetant à terre les documents et les livres. Ma mère était souvent seule à la maison, ma grand-mère pas très loin, occupée dans son atelier de couture avec les apprentis qu’elle formait. C’est donc elle qui voyait arriver ces hommes « méchants » qui « faisaient pleurer » sa maman. (...)"
Pendant mes années lycée, je ne revis mon grand père que de loin. Il venait souvent à la sortie du lycée et quelquefois attendait, immobile, plus d’une heure pour m’apercevoir. Mais je le fuyais d’autant plus qu’il me cherchait. Il se renseignait sur mon niveau scolaire : la fille d’un camarade communiste était dans ma classe et l’informait semaine après semaine. Il mourut à mon entrée en terminale sans que nous ayons repris contact. Il emporte le secret de ce 16 aout 1962.
Ma détresse est grande, je suis tourmentée, maman est aussi en souffrance. Et devant mon texte de la Divine Comédie que j’étudie l’année de terminale (l’italien est ma langue principale au bac) je pense à Umberto, mon grand père. C’est une leçon de vie impitoyable et ce que je dois porter est lourd : pourquoi n’ai je pas répondu à son appel à la sortie du lycée ?
Car le passé nous suit, pèse sur nous, toujours, comme une marque indélébile et comme le disait Sartre « Nous sommes aussi responsable de notre passé ».
Je suis allée plus tard visiter le blog de René Merle, agrégé d'histoire, docteur ès lettres, chroniqueur, romancier.
Petit extrait :
"Et quand je suis revenu vivre dans cette ville de La Seyne, avec la courte vue de la jeunesse, je remettais à plus tard des entretiens qui m’auraient permis d’éclairer cette vie que je ressentais comme extra-terrestre, tant elle me paraissait magnifiquement en décalage, sinon en distorsion, avec ce que je connaissais de la vie et des gens, de leurs intérêts, de leur philosophie de l’existence... Courte vue disais-je, car la mort est venue le frapper presque aussitôt, trois ans après, alors que j’étais en voyage lointain.
Donc, pas de renseignements biographiques de première mains. Car ce dont nous parlions dans mon adolescence, c’était déjà et avant tout… de Dante ! Car Umberto, qui détestait être enfermé (il l’avait suffisamment été, hélas , dans les prisons fascistes puis dans celles de Pétain ! [2]), avait souhaité que, sauf très mauvais temps, nous nous entretenions au grand air, en marchant par les rues de La Seyne, et particulièrement sur les larges trottoirs de cet alors calme boulevard presque extra-muros où j’habitais. Et c’est ainsi que, à la grande surprise de mes copains, je faisais la « passeggiata » aux côtés d’un vieux monsieur à la veste immuable soigneusement boutonnée, et à la casquette à l’ancienne résolument enfoncée sur le front (je comprenais, sans que cela soit formulé, que ce soin vestimentaire tenait à la fois au respect de soi, et au refus de ce qu’il estimait être le laisser-aller contemporain). Ce vieux monsieur, du moins m’apparaissait-il ainsi (Umberto Cresci était né en 1887), tenait grande ouverte une édition ancienne de La Divina Commedia, que nous lisions à haute voix, à forte voix ! Il me disait que, solitaire dans la campagne, et au grand dam des parents paysans pour lesquels ceci était paresse et temps perdu, il lisait déjà ce poème …" (...)
[2] Arrêté en décembre 1922 avec d’autres anarchistes, sous l’inculpation de hold-up destinés à financer l’organisation, et de projet d’attaque d’un train. Condamné à 18 ans de prison, il sera mis en liberté surveillé en 1933 et pourra en 1935 rejoindre sa famille qui avait fui la privation de ressources, les brutalités et les humiliations sordides, perpétrées par les fascistes à Arcola, où elle résidait.
Umberto Cresci par René Merle ICI
Combien me touche ton initiative, Françoise , de publier sur ton blog ce récit dicté par Umberto à sa sortie de prison . (dicté car il n’avait plus la force physique d’écrire suite aux tortures subies ) Oui c’est la situation d’Asli Erdogan qui a permis cette rencontre de mémoire . Aujourd’hui s’ouvre à Istanbul, son procès, et tous ceux qui s’impliquent pour sa défense nous rapprochent encore plus de tous les persécutés et les minorités dont le seul crime est de réclamer la liberté de conscience et le droit à l’expression.
RépondreSupprimerEst-ce que le ciel redeviendra bleu pour elle. Umberto aurait, sans aucune doute, participé à sa défense avec toute la foi combative et non violente qui l’a animé toute sa vie. Je suis plongée dans un océan d’émotion !!! MFZ le 29/12/2016
Marie-Flore, je viens de relire ce beau et émouvant récit de ton grand-père, suite à notre petite discussion à propos des mots de René Char:
Supprimer"Au plus fort de l'orage, il y a toujours un oiseau pour nous rassurer. C'est l'oiseau inconnu. Il chante avant de s'envoler"
René Char ,Les Matinaux
Oui, tu as raison, un oiseau peut sauver une vie !
le 27 juillet 2017