mercredi 20 juillet 2016

Après Nice, de Christiane Taubira (16 juillet 2016)








Vallée de larmes….

Nos cœurs portent leur deuil. Sous la mélancolie de ce qu’ils avaient de nous en eux et qu’ils ont emporté. Nous savions leur existence comme ils savaient la nôtre. Telle est notre commune intuition. Nous saurons un peu de leurs vies, ce qui nous sera offert, quand leurs proches commenceront à partager. Nous en saurons alors assez pour leur faire place durable dans nos mémoires. Ils continueront ainsi à être. Par-delà les cris et l’effroi, malgré ce désarroi sans cordages qui nous encorde, plus vibrants encore que cet émoi qui nous fend en dedans et nous laisse cois. Nous les tiendrons au chaud dans nos plis d’âme, bien que pour l’heure, nous soyons saisis de froid.

L’absence…

Une petite-fille vive, parfois rêveuse, qui ne reviendra pas à l’école. Sa meilleure amie qui n’en reviendra pas, comme ça fait mal au fond, là, dans cet endroit qui a plusieurs noms, cœur, poitrine, plexus, torse, poumon, et qui fait suffoquer, qui essouffle, épuise.
Un petit garçon qui ne retrouvera pas la crèche. La crèche ne le retrouve pas. Il y a ces photos, prises à Noël, à l’entrée, sur le panneau en bois. Même sans image, son sourire est là, ses gestes de désir. Il grandissait si vite.
Une adolescente délurée, déjà sûre de vouloir embrasser le monde, et qui manquera à son amoureux. Les premières amours ont cette saveur singulière et ineffable du défi mêlé de douceur. Un charme qui jamais nulle part ne sait se répéter.
Un adolescent dont la voix commençait à se rythmer et à se frotter à la rocaille, le menton s’assombrissant de quelques poils épars et fiers, ne dissimulera plus sa timidité derrière des airs de crooner taciturne.
Une maman qui ne rentrera plus, ces chants qui ne seront plus fredonnés, sous la douche, sur le balcon en arrosant des bégonias gourmands, en remuant la terre sous de récalcitrants asters de Tartarie, après une journée professionnelle pourtant harassante. Une femme, sentimentale et soucieuse, qui ne méditera plus en contemplant les stries des reines d’argent côtoyant de pulpeux aloès, les reflets des aeonium dont les pétales oblongs, offerts comme un soleil, font perler l’eau avant de la laisser rouler dans une chorégraphie de lenteur. Une femme aux reins usés par le labeur, qui n’avait rien perdu de sa joyeuse humeur, ne pestera plus contre sa fille aînée pour la mettre en garde : c’est toujours la trajectoire de la fille qui s’interrompt quand on veut se glisser trop tôt dans les lacets affriolants de la vie, souvent scélérate envers les pauvres. Une femme d’ardeur, qui a déjà dit son fait à la vie pour ses croche-pieds et ses chausse-trappe, et qui, tandis que le jour baisse pavillon, ne rira plus ne lira plus dans une berceuse pour se laver la tête des petitesses du boulot, du brouhaha des transports.
Un père, un amant, un homme qui sifflotait entre les lèvres ou dans la gorge rêvant de brillants chemins de vie pour ses fils, tout en réfléchissant à cette épargne qui préserve l’avenir, ne sonnera plus parce qu’il a oublié ses clés.
Ils ont des prénoms qui résonnent de toutes les contrées du monde, ramenant des senteurs, des sons, des clichés et des clichés, et engendrant un même chagrin, une même désolation qui rappellent que, par-delà terres et mers, les larmes sont sœurs.
Ainsi les pensons-nous, pour leur redonner vie, en attendant que ceux qui les connaissent nous les racontent. Try a little tenderness, la voix d’Aretha Franklin nous obsède.
L’aveuglement qui frappe avec une froideur de robot d’acier n’a jamais eu ni de raison ni raison. Quelles fêlures faut-il à l’esprit pour faire éclore cette démence démentielle, chez l’homo sapiens sapiens, homme qui pourtant sait qu’il sait. De quelles fureurs anciennes et nouvelles, familières ou inédites, matées ou rétives, gronde ce monde où l’hystérie nourrit l’hystérie!
Même de loin, mais si près de la souffrance, nous savons que notre seule offrande, celle qui nous sauve ensemble des étendues et profondeurs de la désespérance, ne peut venir que des signes de la vie qui vainc.
I’ve got dreams to remember (Otis Redding).
Pendant qu’un semeur de mort et d’affliction, exilé en méta-humanité, brisait tant de promesses et de sagesses, le dernier mot n’était pas dit.
Des enfants sont nés cette nuit-là. Je n’ai pas vérifié mais je sais. Car ainsi va la vie qui vainc. Ces bonheurs n’ont pas la vertu de verser une goutte de fraîcheur sur les cœurs en malheur.
Mais ils signent la défaite des semeurs de mort, qui qu’ils soient.

Christiane Taubira

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