Paul Eluard photo du Net |
Le Château des pauvres
Venant de très bas, de très loin, nous arrivons au-delà.
Une longue chaîne d'amants
Sortit de la prison dont on prend l'habitude
Sur leur amour ils avaient tous juré
D'aller ensemble en se tenant la main
Ils étaient décidés à ne jamais céder
Un seul maillon de leur fraternité
La misère rampait encore sur les murs
La mort osait encore se montrer
Il n'y avait encore aucune loi parfaite
Aucun lien admirable
S'aimer était profane
S'unir était suspect
Ils voulaient s'enivrer d'eux-mêmes
Leurs yeux voulaient faire le miel
Leur coeur voulait couver le ciel
Ils aimaient l'eau par les chaleurs
Ils étaient nés pour adorer le feu l'hiver
Ils avaient trop longtemps vécu contradictoires
Dans le chaos de l'esclavage
Rongeant leur frein lourds de fatigue et de méfaits
Ils se heurtaient entre eux étouffant les plus faibles
Quand ils criaient au secours
Ils se croyaient punissables ou fous
Leur drame était le repoussoir
De la félicité des maîtres
Que des baisers désespérés les menottes aux lèvres
Sous le soleil fécond que de retours à rien
Que de vaincus par le trop-plein de leur candeur
Empoignant un poignard pour prouver leur vertu
Ils étaient couronnés de leurs nerfs détraqués
On entendait hurler merci
Merci pour la faim et la soif
Merci pour le désastre et pour la mort bénie
Merci pour l'injustice
Mais qu'en attendez-vous et l'écho répondait
Nous nous délecterons de la monotonie
Nous nous embellirons de vêtements de deuil
Nous allons vivre un jour de plus
Nous les rapaces nous les rongeurs de ténèbres
Notre aveugle appétit s'exalte dans la boue
On ne verra le ciel que sur notre tombeau
Il y avait bien loin de ce Château des pauvres
Noir de crasse et de sang
Aux révoltes prévues aux récoltes possibles
Mais l'amour a toujours des marges si sensibles
Que les forces d'espoir s'y sont réfugiées
Pour mieux se libérer
Je t'aime je t'adore toi
Par-dessus la ligne des toits
Aux confins des vallées fertiles
Au seuil des rires et des îles
Où nul ne se noie ni ne brûle
Dans la foule future où nul
Ne peut éteindre son plaisir
La nuit protège le désir
L'horizon s'offre à la sagesse
Le coeur aux jeux de la jeunesse
Tout monte rien ne se retire
L'univers de fleurs violentes
Protège l'herbe la plus tendre
Je peux t'enclore entre mes bras
Pour me délivrer du passé
Je peux être agité tranquille
Sans rien déranger de ton rêve
Tu me veux simplement heureux
Et nous serons la porte ouverte
A la rosée au grand soleil
Et je t'entraîne dans ma fièvre
Jusqu'au jour le plus généreux
Il n'y a pas glaces qui tiennent
Devant la foudre et l'incendie
Devant les épis enflammés
D'un vrai baiser qui dit je t'aime
Graine absorbée par le sillon
Il n'y aura pas de problèmes
Minuscules si nous voyons
Ensemble l'aube à l'horizon
Comme un tremplin pour dépasser
Tout ce que nous avons été
Quand le crépuscule régnait
Toi la plus désespérées
Des esclaves dénuées
Toi qui venais de jamais
Sur une route déserte
Moi qui venais de très loin
Par mille sentiers croisés
Où l'homme ignore son bien
Innocent je t'ai fait boire
L'eau pure du miroir
Où je m'étais perdu
Minute par minute
Ce fut à qui donna
A l'autre l'illusion
D'avoir un peu vécu
Et de vouloir durer
Ainsi nous demeurâmes
Dans le Château des pauvres
Au loin le paysage
S'aggravait d'inconnu
Et notre but notre salut
Se couvrait de nuages
Comme au jour du déluge
Château des pauvres les pauvres
Dormaient séparés d'eux-mêmes
Et vieillissaient solitaires
Dans un abîme de peines
Pauvreté les menait haut
Un peu plus haut que des bêtes
Ils pourrissaient leur château
La mousse mangeait la pierre
Et la lie dévastait l'eau
Le froid consumait les pauvres
La croix cachait le soleil
Ce n'était que sur leur fatigue
Sur leur sommeil que l'on comptait
Autour du Château des pauvres
Autour de toutes les victimes
Autour des ventres découverts
Pour enfanter et succomber
Et l'on disait donner la vie
C'est donner la mort à foison
Et l'on disait la poésie
Pour obnubiler la raison
Pour rendre aimable la prison
Pauvres dans le Château des pauvres
Nous fûmes deux et des millions
A caresser un très vieux songe
Il végétait plus bas que terre
Qu'il monte jusqu'à nos genoux
Et nous aurions étés sauvés
Notre vie nous la concevions
Sans menaces et sans oeillères
Nous pouvions adoucir les brutes
Et rayonnants nous alléger
Du fardeau même de la lutte
Les aveugles nous contemplent
Les pires sourds nous entendent
Ils parviennent à sourire
Ils ne nous en faut pas plus
Pour tamiser l'épouvante
De subsister sans défense
Ils ne nous en faut pas plus
Pour nous épouser sans crainte
Nous nous voyons nous entendons
Comme si nous donnions à tous
Le pouvoir d'être sans contrainte
Si notre amour est ce qu'il est
C'est qu'il a franchi ses limites
Il voulait passer sous la haie
Comme un serpent et gagner l'air
Comme un oiseau et gagner l'onde
Comme un poisson gagner le temps
Gagner la vie contre la mort
Et perpétuer l'univers
Tu m'as murmuré perfection
Moi je t'ai soufflé harmonie
Quand nous nous sommes embrassés
Un grand silence s'est levé
Notre nudité délirante
Nous a fait soudain tout comprendre
Quoi qu'il arrive nous rêvons
Quoi qu'il arrive nous vivons
Tu rends ton front comme une route
Où rien ne me fait trébucher
Le soleil y fond goutte à goutte
Pas à pas j'y reprends des forces
De nouvelles raisons d'aimer
Et le monde sous son écorce
M'offre sa sève conjuguée
Au long ruisseau de nos baisers
Quoi qu'il arrive nous vivrons
Et du fond du Château des pauvres
Où nous avons tant de semblables
Tant de complices tant d'amis
Monte la voile du courage
Hissons-la sans hésiter
Demain nous serons pourquoi
Quand nous aurons triomphé
Une longue chaîne d'amants
Sortit de la prison dont on prend l'habitude
La dose d'injustice et la dose de honte
Sont vraiment trop amères
Il ne faut pas de tout pour faire un monde il faut
Du bonheur et rien d'autre
Pour être heureux il faut simplement y voir clair
Et lutter sans défaut
Nos ennemis sont fous débiles maladroits
Il faut en profiter
N'attendons pas un seul instant levons la tête
Prenons d'assaut la terre
Nous le savons elle est à nous submergeons-la
Nous sommes invincibles
Une longue chaîne d'amants
Sortit de la prison dont on prend l'habitude
Au printemps ils se fortifièrent
L'été leur fut un vêtement un aliment
L'hiver ils crurent au cristal aux sommets bleus
La lumière baigna leurs yeux
De son alcool de sa jeunesse permanente
Ô ma maîtresse Dominique ma compagne
Comme la flamme qui s'attaque au mur sans paille
Nous avons manqué de patience
Nous en sommes récompensés
Tu veux la vie à l'infini moi la naissance
Tu veux le fleuve moi la source
Nul brouillard ne nous a voilés
Et simplement dans la clarté je te retrouve
Vois les ruines déjà du Château qu'on oublie
Il n'avait pas d'architecture définie
Il n'avait pas de toit
Il n'avait pas d'armure
Agonies et défaites y resplendissaient
La naissance y était obscure
Vois l'ombre transparente du Château des pauvres
Qui fut notre berceau notre vieille misère
Rions à travers elle
Rions du beau temps fixe qui nous met au monde
Il s'est fait un climat sur terre plus subtil
Que la montée du jour fertile
C'est le climat de nos amours
Et nous en jouissons car nous le comprenons
Il est la vérité sa clarté nous inonde
Nous étendons la fleur de la vie ses couleurs
Le meilleur de nous-même
Par delà toute nuit
Notre coeur nous conduit
Notre tendresse unit les heures
Ce matin un oiseau chante
Ce soir une femme espère
L'oiseau chante pour demain
La femme nous reproduit
Le vieux mensonge est absorbé
Par les plus drus rochers par la plume grasse glèbe
Par la vague par l'herbe
Les pièges sont rouillés
Sur la ligne droite qui mène
La cascade à son point de chute
Et sur la longue inclinaison
Qui torture le cours du fleuve
Se fixent mille points d'aplomb
Où la vue et la vie s'émeuvent
Éblouies ou se reposant
Fleuve et cascade du présent
Comme un seul battement de coeur
Pour l'unique réseau du sang
L'eau se mêle à l'espoir visible
Je vois une vallée peuplée
Des grands gardiens de l'ordre intime
L'exaltation jointe à la paix
L'homme courbé qui se redresse
Qui se délasse et crie victoire
Vers son prochain vers l'infini
Le jour souple qui se détend
Moulant la terre somme un gant
L'étincelle devient diamant
La vague enflammée un étang
Tout se retourne la moisson
Devient le grain de blé crispé
La fleur se retrouve bouton
Le désir et l'enfant s'abreuvent
De même chair de même lait
Et la nuit met sous les paupières
De l'homme et de l'eau la même ombre
La vie au cours du temps la vie
Le réel et l'imaginaire
Sont ses deux mains et ses deux yeux
Ma table pèse mon poème
Mon écriture l'articule
L'image l'offre à tout venant
Chacun s'y trouve ressemblant
Le réel c'est la bonne part
L'imaginaire c'est l'espoir
Confus qui m'a mené vers toi
A travers tant de bons refus
A travers tant de rages froides
Tant de puériles aventures
D'enthousiasmes de déceptions
Souviens-toi du Château des pauvres
De ces haillons que nous traînions
Et vrai nous croyons pavoiser
Nous reflétions un monde idiot
Riions quand il fallait pleurer
Voyions en rose la vie rouge
Absolvions ce qui nous ruinait
Dis-toi que je parle pour toi
Plus que pour moi puisque je t'aime
Et plus que tu te souviens pour moi
De mon passé par mes poèmes
Comment pourrais-tu m'en vouloir
Ne compte jamais sur hier
Tant l'ancien temps n'est que chimères
De même que je t'aime enfant
Et jeune fille il faut m'aimer
Comme un homme et comme un amant
Dans ton univers nouveau-né
Nous avions tous deux les mains vides
Quand nous nous sommes abordés
Et nous nous sommes pensés libres
Il ne fallait rien renoncer
Que le mal de la solitude
Il ne fallait rien abdiquer
Que l'orgueil vain d'avoir été
En dépit de la servitude
Ô disais-tu mon coeur existe
Mon coeur bat en dépit de tout
Je ne meurs jamais ni de doute
Je t'aime comme on vient au monde
Comme le ciel éclate et règne
Je suis la lettre initiale
Des mots que tu cherchas toujours
La majuscule l'idéale
Qui te commande de m'aimer
Dans le Château des pauvres je n'ai pu t'offrir
Que de dire ton coeur comme je dis mon coeur
Sans ombre de douleur sans ombre de racines
En enfant frère des enfants qui renaîtront
Toujours pour confirmer notre amour et l'amour
Le long effort des hommes vers leur cohésion
Cette chaîne qui sort de la géhenne ancienne
Est soudée à l'or pur au feu de la franchise
Elle respire elle voit clair et ses maillons
Sont tous des yeux ouverts que l'espoir égalise
La vérité fait notre joie écoute-moi
Je n'ai plus rien à te cacher tu dois me voir
Tel que je suis plus faible et plus fort que les autres
Mais j'avoue et c'est là la raison de me croire
J'avoue je viens de loin et j'en reste éprouvé
Il y a des moments où je renonce à tout
Sans raison simplement parce que la fatigue
M'entraîne jusqu'au fond des brumes du passé
Et mon soleil se cache et mon ombre s'étend
Vois-tu je ne suis pas tout à fait innocent
Et malgré moi malgré colères et refus
Je représente un monde accablant corrompu
L'eau de mes jours n'a pas toujours été changée
Je n'ai pas toujours su me soustraire à la vase
Mes mains et ma pensée ont été obligées
Trop souvent de se refermer sur le hasard
Je me suis trop souvent laissé aller et vivre
Comme un miroir éteint faute de recevoir
Suffisamment d'images et de passions
Pour accroître le poids de ma réflexion
Il me fallait rêver sans ordre sans logique
Sans savoir sans mémoire pour ne pas vieillir
Mais ce que j'ai souffert de ne pouvoir déduire
L'avenir de mon coeur fugitif dis-le toi
Toi qui sais comment j'ai tenté de m'associer
A l'esprit harmonieux d'un bonheur assuré
Dis-le-toi la raison la plus belle à mes yeux
Ma quotidienne bien-aimée ma bien-aimante
Faut-il que je ressente ou faut-il que j'invente
Le moment du printemps le cloître de l'été
Pour me sentir capable de te rendre heureuse
Au coeur fou de la foule et seule à mes cotés
Nul de nous deux n'a peur du lendemain dis-tu
Notre coeur est gonflé de graines éclatées
Et nous saurons manger le fruit de la vertu
Sa neige se dissipe en lumières sucrées
Nous le reproduirons comme il nous a conçus
Chacun sur un versant du jour vers le sommet
Oui c'est pour aujourd'hui que je t'aime ma belle
Le présent pèse sur nous deux et nous soulève
Mieux que le ciel soulève un oiseau vent debout
C'est aujourd'hui qu'est née la joie et je marie
La courbe de la vague à l'aile d'un sourire
C'est aujourd'hui que le présent est éternel
Je n'ai aucune idée de ce que tu mérites
Sauf d'être aimée et bien aimée au fond des âges
Ma limite et mon infini dans ce minuit
Qui nous a confondus pour la vie à jamais
En vous abandonnant nous étions davantage
Ce minuit-là nous fûmes les enfants d'hier
Sortant de leur enfance en se tenant la main
Nous nous étions trouvés retrouvés reconnus
Et le matin bonjour dîmes-nous à la vie
A notre vie ancienne et future et commune
A tout ce que le temps nous infuse de force.
Paul Eluard, 1952
Éluard a achevé ce poème pendant un séjour à Beynac, au bord de la Dordogne, près d'une veille ferme nommée Le Château des pauvres, en août 1952.
in Poésie ininterrompue II (1953), Oeuvres Complètes
Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Vol. I et II 1968.
Paul ÉLUARD (Saint-Denis 1895 - Charenton-le-Pont 1952)
Eluard et Dominique © photo du Net |
Même si ce poème est long, je vous conseille de le lire
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