Si, de ces lettres, il y a bien matière à faire le livre qu’est devenu Fixer le ciel au mur, c’est que Tieri Briet choisit rapidement de faire confiance à la littérature et à la puissance des histoires pour transmettre à sa fille le goût de vivre. Il cherche, dans la vie de l’écrivaine albanaise Musine Kokalari (1917-1983), et dans la correspondance qu’elle a entretenue avec la philosophe allemande Hannah Arendt (1906-1975), les modèles de courage et d’insoumission à transmettre à Leán. « Arriver jusqu’à toi dans cette chambre d’hôpital, écrit-il, en t’apportant une infime partie des forces qu’elles ont pu déceler en s’obstinant à écrire. Je crois dur comme fer à ce qu’elles ont pu approcher. Oui, je crois que le récit d’une vie entière peut nous servir à s’inventer une autre vie. Une destinée qu’on se bâtit seul, en écrivant, pour y puiser une vie bien plus intense et plus ancrée. »
Première femme albanaise à publier dans son pays, Musine Kokalari a été condamnée par le régime communiste d’Enver Hoxha pour avoir écrit, pendant la seconde guerre mondiale, dans le journal La Voix de la liberté, et pour avoir créé le Parti social-démocrate. Emprisonnée pendant dix-huit ans, puis envoyée en relégation dans le nord du pays où elle travaillait comme balayeuse de rue, l’écrivaine est peu connue en France, et ses livres ne sont toujours pas réédités en Albanie, comme si le pouvoir en place, avance l’écrivain, « ne voulait pas faire l’histoire de cette période-là ». C’est d’ailleurs par le plus grand des hasards que Tieri Briet a découvert les textes de Musine Kokalari. En vacances à Rimini avec ses parents, au début des années 1980, le jeune homme voit débarquer sur la plage « des réfugiés albanais, qui avaient traversé l’Adriatique et terminé à la nage. Ils s’échappaient de l’Albanie communiste, j’ai commencé à leur parler. L’un d’eux était un poète, qui m’a fait connaître les écrivains de son pays. Depuis, l’Albanie, son histoire et ses écrivains me fascinent. »
« UN PASSAGE, UNE ÉCHAPPÉE »
Durant l’hospitalisation de Leán, Tieri Briet accomplit le voyage, prévu de longue date, sur les traces de l’écrivaine. Il y rencontre sa nièce, qui lui donne ses manuscrits, pour qu’il les traduise et les fasse éditer en France. « Si on peut la faire exister en France, explique-t-il, et que, par ricochet, elle est publiée dans son propre pays, j’aurai accompli la mission qui m’a été confiée. » Mais surtout, comme il l’écrit dans Fixer le ciel au mur, il aura partagé avec chacun et chacune ces phrases qui ouvrent « un passage, une échappée vers une histoire qui conservait dans ses entrailles le pouvoir de sauver. Une histoire d’obstination lente. Une histoire ramenée à l’air libre pour l’aînée de mes filles. »
Ces lettres, avec leurs histoires de femmes insoumises, écrivains ou philosophes, sont donc devenues un livre, qu’il a fallu quelque peu recomposer, et dont certains passages ont dû être explicités. En treize chapitres, s’ouvrant chacun sur l’extrait d’une chanson (du Sud, de Nino Ferrer, à Poems, de Tricky, en passant par Ta douleur, de Camille), en lieu et place des photos qui accompagnaient à l’origine les lettres, Tieri Briet transforme son drame familial en récit à valeur collective, réflexion sur les origines d’une maladie qu’il considère comme une « pandémie, provoquée par la place de l’image dans une société proposant une maladie comme modèle de la beauté absolue », et exploration de la force que donne la littérature, à travers la lecture comme l’écriture.
Au carnet d’environ 110 pages que lui a offert son père, Leán a répondu par une longue lettre de 50 pages, dans laquelle elle dit notamment que ce texte l’aide « às’orienter ». C’est elle qui a souhaité qu’il puisse être lu par d’autres, par ses amis d’enfance, ses amis connus à l’hôpital, par tout un chacun, et que les noms de personnes et de lieux soient conservés. Elle confirme ainsi l’intuition de son père, pour qui « les histoires peuvent nous conseiller, nous guider, les histoires sont puissantes, elles peuvent même nous guérir ». Aujourd’hui, Leán va mieux, et a choisi… de devenir écrivaine.
Fixer le ciel au mur, de Tieri Briet, Rouergue, 138 p., 15,30 €
crédit photo F.Ruban |
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Dans Terres de Femmes
http://terresdefemmes.blogs.com/mon_weblog/2014/07/lettre-%C3%A0-tieri-briet-apr%C3%A8s-lecture-du-livre-quil-a-adress%C3%A9-%C3%A0-sa-fille-fixer-le-ciel-au-mur-par-sabine-huynh.html
LETTRE À TIERI BRIET
[APRÈS LECTURE DU LIVRE QU’IL A ADRESSÉ À SA FILLE : FIXER LE CIEL AU MUR]
Tieri
Briet, compagnon de route bienveillant de beaucoup d’entre nous ces
dernières années : tu nous as enfin livré l’opus sur lequel tu as
travaillé si longtemps, ton récit Fixer le ciel au mur
(éditions Le Rouergue, 2014). Je dis « opus » parce que c’est de musique
qu’il s’agit, de la musique des vies. Ton ouvrage, soutenu par un
échafaudage de chansons qui t’ont nourri, est une déclaration d’amour à
la vie, à son chant, à l’insoumission et à la littérature engagée. Ces
mots de Joseph Brodsky à propos de la poésie de Mandelstam, pour toi :
« Un chant est une forme d’insoumission linguistique, et son écho jette
le discrédit sur bien autre chose que sur un système politique donné :
il remet en question l’ordre existentiel tout entier. » (Brodsky,
« L’enfant de la civilisation » (1977), in Loin de Byzance, Paris, Fayard, 1988, pp. 108-125).
Fixer le ciel au mur ne
ressemble à aucun des livres que j’ai pu lire. Il a trouvé son chemin
jusqu’à mon cœur, où il a frappé, fort. J’avais peur mais j’ai ouvert le
livre, après beaucoup d’hésitation, et j’ai bien fait. Au départ, ce
texte, que tu lis maintenant, devait constituer une chronique de ton
livre, et c’en est une, sans doute, puisqu’elle lui est consacrée, mais
elle est un peu particulière, car elle a endossé malgré moi la forme
d’une lettre adressée à son auteur, une lettre qui t’avoue ma
reconnaissance, à la fois pour et dans ton texte – une communion
d’esprits, de vies. Tes propos dans Fixer le ciel au mur sont
tellement personnels qu’on ne peut, à mon avis, leur rendre justice
autrement que par une chronique écrite sur le mode de l’intime. Ceci, en
fait, est la moindre des choses, puisque toi, en te confiant au
lecteur, tu lui as donné la parole en retour, en le poussant à se
confier lui-même, et c’est le plus beau cadeau qu’un être humain puisse
faire à son semblable. Pour te remercier, voici un commentaire un peu
bancal, mais sincère, qui tient de la confession, et montre que ce qu’il
y a de plus personnel peut nous propulser vers l’universel, en
instaurant une compréhension mutuelle et immédiate entre les êtres
(enfin je l’espère).
Les chansons que tu nous donnes à
entendre dans ton livre sont celles qui ont traversé l’existence de tous
ceux qui ont grandi en France ou qui y ont vécu assez longtemps pour
s’en imprégner, pour en reconnaître l’air et pour savoir en fredonner
les refrains. Même une apatride comme moi les a (re)connues, mais il est
vrai que je suis francophone avant tout, ayant grandi dans la banlieue
lyonnaise. « Les chansons sont partout dans nos vies », nous
dis-tu, oui, elles nous ont accompagnés dans les moments les plus
intenses, difficiles ou heureux. Sais-tu que j’ai aimé, chez mon père,
sa passion pour les chansons grand public ? Peut-être que, comme sa
fille, il se fredonnait constamment un air dans la tête, histoire d’en
bannir les chagrins. Lui, il était porté par des chansons anglophones.
La radio des soldats américains au Viêtnam diffusait les voix qui l’ont
accompagné (et qui en sont venues à nous accompagner par la suite, mes
trois frères et moi) : celles de Diana Ross, d’Otis Redding, d’Elvis
Presley, de Bob Marley, de David Bowie... Tu dis très justement que « les chansons peuvent servir d’antidote au malheur et aux deuils ».
Sais-tu que quand j’étais petite, je ne vivais pratiquement que pour
arriver à mon lit le soir, car m’attendaient sous la couette une lampe
de poche verte, un livre emprunté à la bibliothèque municipale et une
petite radio portable à piles en forme de bouteille d’Orangina que mon
père m’avait rapportée de l’usine où il travaillait comme ouvrier
spécialisé (lui qui, au Viêtnam avant la guerre, avait été directeur des
ressources humaines dans une grosse boîte américaine) ? Je me souviens
qu’une nuit, sur la radio NRJ, j’ai écouté ainsi et en direct un concert
d’Étienne Daho. J’en pleurais de joie, tellement j’avais conscience du
miracle qui se produisait alors : « j’assistais » au concert d’un
chanteur qui faisait alors partie de mes préférés et je réagissais
totalement, physiquement, à sa musique, à sa voix, à sa poésie. J’en
avais la chair de poule, je sanglotais, je riais d’extase. J’ai compris
cette nuit-là l’immense pouvoir à la fois rédempteur et salvateur de
l’art, des mots, de la musique. Puis il y eut ce mange-disque blanc
qu’un jour mon père m’a offert, une pure merveille. Chaque samedi, nous
allions chercher le dernier tube du Top-50 au supermarché. Faute de
moyens, nous mangions mal – combien de fois avons-nous partagé une
petite boîte de sardines à cinq, avec un peu de pain ? –, nous ne nous
soignions pas, nous n’avions pas d’argent pour les fournitures et les
sorties scolaires, mais le dimanche venu, la platine distillait des
chansons sur lesquelles nous dansions et chantions à tue-tête. Ces
souvenirs heureux, un peu fous, je les dois à mon père. Sans eux, je
crois que je ne serais plus là aujourd’hui. Comme toi, « je crois qu’avec des chansons, on peut bâtir un nid à son enfant », c’est ce qu’a tenté de faire mon père, avec les moyens du bord (est-il encore temps de le remercier pour cela ?).
Ton livre, Fixer le ciel au mur,
s’ouvre donc sur une chanson : « Le Sud », de Nino Ferrer. J’ai su
d’emblée qu’en le lisant j’allais être enveloppée de ce « quelque
chose » que j’ai cherché toute ma vie en France et dont je n’ai pu
saisir que fugacement le goût, ce « quelque chose » qu’au fond de soi
chacun connaît bien, sans pourtant parvenir à s’en souvenir ; ce
« quelque chose » pour lequel la langue française n’a pas de mot, ce
« quelque chose » qui est peut-être de l’ordre de cette consolation
qu’apportent les chansons qu’on aime, car elles ont les mots directs,
les mots vrais, les mots pour dire ce que seul le corps peut dire mieux,
quand la bouche, asséchée ou ensanglantée, ne peut plus parler ; « les
mots bleus », ceux des chansons sur lesquelles on danse le dimanche même
quand on a faim. Nous sommes probablement, comme tu le soulignes, « de la même matière que les chansons d’amour, un mélange d’aveuglement et de souffrances indélébiles. »
« L’histoire commence maintenant »,
nous apprend ton livre : le jour où Leán, ta fille, a décidé de guérir.
Parce que Leán était malade, son corps de jeune fille, en refusant tout
aliment, ne voulait plus... s’endormir. Ici j’aimerais ouvrir une
parenthèse, pour te raconter une histoire. Elle n’est pas de moi, je
l’ai lue quelque part, il y a longtemps, je ne l’ai plus oubliée, malgré
ma mémoire fort défaillante.
Un jour, on a dit à l’enfant de
cinq ans qui voulait savoir ce qu’était la mort, qu’on s’endormait pour
ne plus jamais se réveiller. Alors l’enfant n’a pas dormi pendant
plusieurs nuits d’affilée : il ne voulait pas quitter ses parents bien
aimés. On a essayé de rectifier le tir, en lui disant que s’endormir
n’était pas mourir, que seul dormir pour toujours était mourir, mais que
dormir un peu, quand on se sentait fatigué... « C’est mourir un
peu ? », a demandé l’enfant, en ouvrant grand ses yeux. Et ses parents
ont secoué la tête, ne sachant plus comment faire sortir de la tête de
leur petit ange si perspicace cette image mentale terrible.
Je crois que le corps de Leán
– comme celui de tant de jeunes filles, ou de personnes plus âgées, peu
importe leur âge et leur sexe (j’ai connu des personnes d’âge divers
souffrant d’anorexie) – voulait en réalité rester leste, elfique, libre
et libéré de toute emprise ; et puis ce trop-plein de légèreté vous
monte à la tête, aiguisant vos pensées, votre lucidité, votre
créativité. Il a fallu désintoxiquer Leán de cet opium d’immatérialité ;
le cœur, fragile, pouvant lâcher. Aux différentes époques de ma vie où
j’ai souffert du même mal mortel que Leán, je me répétais constamment ce
mantra dans la tête : « l’esprit est plus fort que le corps, l’esprit
est plus fort que le corps ». On aurait pu me prendre et me rompre comme
une éprouvette, mais mon apparence de roseau malade abritait une
volonté d’acier. Paradoxalement, c’est peut-être elle qui m’a maintenue
en vie, je ne sais pas.
Cette maladie, c’est la maladie de
ceux qui viennent d’ailleurs et se sont toujours sentis étrangers, la
maladie du décalage, de l’impossibilité de se reconnaître dans
l’environnement qui nous entoure. C’est la maladie du corps étranger, de
la greffe qui ne prend pas, celle que le « parasite cosmopolite » s’impose (rappelons-nous les grèves de la faim des dissidents en URSS, et ailleurs, au Viêtnam...). Tu en as déduit que « l’image des corps n’est plus qu’une chose mentale qu’on laisse en soi imposer sa froideur »,
oui sans doute puisque, même anorexique, j’avais été engagée comme
modèle pour peintres et photographes, comme mannequin aussi (je n’ai
jamais compris comment un corps ammaigri pouvait faire rêver... le
fantasme des corps de filles à peine pubères...). Mon corps, je ne le
voyais plus qu’avec les yeux des autres, c’est-à-dire que je n’avais
plus vraiment conscience qu’il était mien. J’en sortais, je m’en
détachais, on pouvait s’en saisir, le manipuler, l’entacher, je ne le
sentais plus, je ne ressentais plus rien par rapport à cette enveloppe,
peu m’importait ce qu’on en faisait. Heureusement, je travaillais dans
de bonnes conditions et personne n’a jamais essayé de m’avilir ou de me
violenter.
Je l’ai connue, donc, cette maladie
de l’étranger, du vivre et du manger, qui est aussi la maladie du désir
fougueux de fuite, celle qui nous confère cet « instinct d’une perpétuelle évadée »
dont tu parles au sujet de Hannah Arendt. Cette maladie qui fait que
l’on veut à la fois disparaître corporellement et vivre plus intensément
spirituellement (il arrive au corps de gêner). « L’âme est ce qui
refuse le corps », a dit le philosophe Alain. Je crois que jusqu’à
aujourd’hui, Tieri, hormis l’homme avec qui je vis depuis dix-sept ans
et l’un de mes frères (sûrement parce qu’il est le seul à m’avoir confié
sa dépendance à la drogue et sa volonté d’y échapper), je n’ai jamais
confié à personne que j’ai souffert d’anorexie mentale, même si cela se
voyait (« Sabine, faim ? Tu lui donnes un noyau d’olive et elle est
rassasiée rien qu’en le regardant », ha ha). J’ai été tentée de t’en
parler, à toi, qui as eu assez confiance en moi pour me confier d’abord
que tu écrivais sur ce sujet difficile, puis pour m’envoyer le manuscrit
de ton livre. Mais je me suis rétractée, parce que ce que j’avais à en
dire ne correspondait pas vraiment à ce que j’avais lu ou entendu
dessus, dans la mesure où je me suis « soignée » toute seule (d’où m’est
venue la force ?). J’ai vécu ce mal à l’écart, en solitaire, comme
beaucoup d’autres choses d’ailleurs, comme l’écriture. C’était mon
secret, mon inconnue, il était donc normal que j’eusse peu de choses à
dire dessus. Je suis une enfant du silence, une enfant du mutisme et du
secret, c’est enfoncée dans le silence que je me meurs et retrouve mes
forces, tout à la fois. L’éloignement (géographique, de la source des
maux – un leurre de taille, oui, mais parfois les placebos marchent), la
solitude, m’ont sauvée plus d’une fois, m’ayant aidée à me
reconstruire. Tu nous rappelles l’histoire de Victor, l’enfant sauvage
sourd-muet de l’Aveyron, que j’ai lue enfant, grâce à la bibliothèque
municipale ou à un instituteur. Sa vie fut misérable, surtout aux mains
des hommes, sauf peut-être ces dix-sept années vécues auprès de Mme
Guérin. Tu sais, je n’ai pu m’empêcher d’avoir été impressionnée par sa
survie, car survivre quarante ans au silence causé par l’abandon d’une
mère, ce n’est pas rien, et j’en sais quelque chose.
Pour en revenir à l’anorexie,
durant certaines périodes de ma vie, je me suis à peine nourrie, mais
cela ne me « dérangeait » (dans tous les sens du terme) pas tant que ça,
car j’avais grandi maigre et sous-alimentée, et puis j’avais mon mantra
puissant. Absorber une quantité infinitésimale de nourriture était de
l’ordre du familier. L’appétit ne m’accompagnait pas, tout simplement.
Avoir faim ou envie de quelque chose, n’est-ce pas pouvoir en prédire la
saveur, en avoir déjà le goût dans la bouche ? Or, mon palais avait
oublié depuis longtemps le goût des bonnes choses de la vie, faute
d’avoir pu y goûter assez souvent. C’est vrai qu’il y eut ces tartes aux
pommes, dont je vais te parler. À ces mots, mes narines frémissent,
croyant en sentir le fumet dans la pièce. Je n’avais peut-être plus
envie que de ça, d’une part de tarte aux pommes bien sucrée, luisante de
beurre fondu, mais où en trouver alors, à part dans les livres...
En lisant ton récit, Tieri, j’ai eu
envie, pour la première fois de ma vie, d’essayer d’écrire sur ma
relation avec mon corps et avec la nourriture. Ce qu’il y a à la fois de
merveilleux et de terrible avec Fixer le ciel au mur, c’est
qu’il te pousse à la confidence : c’est merveilleux parce que ça
instaure le désir de partage et de dialogue, mais terrible aussi parce
que ça remue tellement, et réveille tant de démons endormis. Écrire,
c’est ça pour moi, un mal merveilleux, nécessaire, consenti. Tes mots
ont réactivé en moi une mémoire sourde, une douleur tellement constante
que j’en étais venue à l’oublier. Se souvenir ne fait pas toujours du
bien. Mais tu nous racontes ta vie imbriquée à celle de ta fille avec
une voix tellement douce qu’on ne peut qu’avancer avec confiance dans
ton livre. Dans Fixer le ciel au mur, les choses essentielles
sur l’amour d’un père pour sa fille sont dites, simplement, clairement,
et la sincérité qui porte tes paroles remplies de silences qui doutent
est bouleversante, car elle ne peut que nous parler (à nous, parents
soucieux). Tu sais, mes propres troubles de l’alimentation, je les ai
traversés sans aide parentale, sans aide tout court en fait, c’est
pourquoi dans certaines des histoires que je raconte ici et là, on
retrouve souvent un enfant en souffrance que ses parents effondrés
confient à un hôpital. Réinventer le monde m’aide à y vivre. Je sais que
mon père serait touché par ton livre s’il le lisait, parce que le jour
où j’ai failli mourir d’une crise d’asthme que je m’étais provoquée (et
je ne pesais déjà pas lourd alors, j’étais faite d’air, et même l’air à
un moment je n’en ai plus voulu), il s’est effondré en larmes et m’a
fait promettre de prendre soin de moi (il m’aimait donc).
Fixer le ciel au mur
ressemble à la lettre que j’ai toujours rêvé que mon père m’écrive. Mon
père ne m’a jamais écrit. Par contre, mon grand-père, son père, m’a
envoyé deux ou trois lettres peu de temps avant sa mort, alors que je
vivais en Angleterre, en réponse aux miennes. Je crois que je les ai
égarées, dans les déménagements successifs, sûrement parce que je les
avais trop bien rangées. J’en revois encore l’écriture aux lettres
droites mais tremblantes me disant la fierté qu’il avait éprouvée en
apprenant que j’avais été admise à l’université de Cambridge. Tu sais,
j’ai « eu » des parents, des grands-parents, mais je ne suis pas en
mesure de dire d’où je viens. Leán sait d’où elle vient, elle sait
pourquoi elle porte les prénoms qu’elle porte, parce que tu as veillé
sur son destin depuis la minute où elle a été annoncée. J’ignore
pourquoi je porte le prénom de Sabine. La légende familiale dit que
c’est mon grand-père, Augustin, le père de mon père, qui me l’a donné.
Je me suis plu à imaginer qu’il avait aimé une femme portant ce prénom,
mais il se peut tout simplement qu’il l’ait choisi parce que la Sainte
Sabine se fête le 29 août, le lendemain de la Saint Augustin. Mon
grand-père, un ancien colonel, était une figure autoritaire dans la
famille. Ne supportant pas d’être contredit, il lui arrivait de gifler
ses fils déjà adultes et pères de famille, lors d’altercations durant
des repas de fêtes. Je crois que mon lien avec lui a été fort, j’ai
toujours voulu être sa petite fille préférée, être la préférée de
quelqu’un. Mes efforts soutenus pour rester la première de la classe
durant ma scolarité provenaient de ce souhait, lié au manque d’amour
maternel.
Ton récit touchant, Tieri, est
tissé d’histoires de vie, de musiques de vies : la tienne, celle de ta
fille, celles de tes proches, celle de vos amis tsiganes, mais aussi
celles de Hannah Arendt (1906-1975) et de Musine Kokalari (1917-1983)
– Musine écrivit, d’Albanie, à Hannah, à New York, des lettres restées
sans réponse, faute d’adresse : ce détail m’a bouleversée –, la musique
des vies de tous les membres de ta famille recomposée, dont les
histoires n’ont pas cessé « de se charger jusqu’à la gueule d’exils et de prisons ».
Musine Kokalari avait été condamnée par les communistes albanais à
balayer jusqu’à ce qu’elle en crève. L’un de mes oncles a été incarcéré
pendant deux ans dans un camp de « rééducation » du Viêtnam communiste
d’après-guerre. Et, sans vouloir passer du coq à l’âne, je dois te dire
qu’à la lecture des Misérables, j’ai sangloté, ayant reconnu
dans l’existence navrante de Cosette la mienne. La faim, les brimades,
les insultes, les coups, le travail forcé du matin au soir durant les
périodes de vacances scolaires (ma mère était couturière au noir pour un
employeur chinois)... J’ai écrit dans mon journal intime : « Cosette,
c’est moi », et j’ai compris que la littérature pouvait sublimer les
plus affreux cauchemars, et que lire et écrire seraient mes armes à moi
pour survivre. J’ai aimé Hugo de façon inconditionnelle. En classe de
seconde, on avait étudié sa pièce Ruy Blas, un chef-d’œuvre à
mes yeux. Je ne m’en souviens plus aujourd’hui, à part la musique des
vers et ces magnifiques mots : « vers de terre amoureux d’une étoile »,
que j’ai cités dans un poème d’adolescence.
Tieri Briet, tu es un écrivain à
l’affût de vies à la fois fragiles, brisées, et presque invincibles :
des vies de rescapés. Je crois que je partage cette lubie-là également.
Nous cherchons à savoir, à mettre la main, ou des mots, sur ce qui sauve
une personne du malheur, sur ce qui fait qu’on se relève, qu’on
continue malgré tout. Nous cherchons la source, les sources, les puits
d’espoir, de la vie en somme. Où se niche la lumière chez les êtres que
la vie a tenté de briser sans y parvenir tout à fait ? Telle est la
question qui nous taraude et nous fait écrire. Tu expliques que « le récit d’une vie entière peut nous servir à s’inventer une autre vie » : oui, l’écriture et l’acte de créer peuvent sauver, j’en ai presque la conviction. « Quand
je cherche à démêler le cheminement d’une existence, à mesurer le
courage et la ruse à l’intérieur d’une autre vie que la mienne, je crois
pouvoir toucher du doigt l’absolue volonté, l’obstination qu’il faut
pour écrire et demeurer encore vivant. C’est bien plus fort que tous les
raisonnements imaginables. De toute façon je n’arrive pas à faire
autrement, cette volonté m’aveugle et je voudrais apprendre à la
décrire. » Moi aussi, Tieri. Hannah Arendt et Musine Kokalari, leur « histoire de solitudes démesurées » que tu nous livres avec générosité dans Fixer le ciel au mur, « deux femmes qui ont passé leur vie à écrire, c’est-à-dire à se battre »,
à coups de mots. Leán aussi écrit, nous révèles-tu, désire devenir
écrivain, et je prends cela comme une évidence : elle l’est. Je te
confie ces mots de Marina Tsvetaeva pour elle : « J’avance, tout en me
demandant avec angoisse si c’est le bon chemin, alors qu’il n’y en a
qu’un » (Vivre dans le feu, Confessions, Éditions Robert
Laffont, 2005). Les carnets dans lesquels Leán prend ses notes ne
dépassent pas la largeur de sa paume, comme celui, tu t’en souviendras,
de mon ami écrivain Uri Orlev, rescapé du camp de concentration de
Bergen-Belsen, ce fameux Taschenbuch (« carnet de poche ») dans
lequel il a écrit des poèmes d’une extrême poignance et maturité durant
ses années de captivité, à l’âge de douze-treize ans (relire les Poèmes écrits à Bergen-Belsen en 1944 en sa treizième année, d’Uri Orlev, publiés à Paris aux éditions de l’éclat, en 2011).
« Mon obsession, oui, c’est
avant tout ces deux vies de femmes, la philosophe et la captive. La
juive apatride et l’albanaise cadenassée à vie. Je veux au moins
comprendre la façon dont leurs pensées ont pu s’éprouver malgré
l’épaisseur du rideau de fer qui les séparait. Leurs destinées d’exilées
que j’essaie juste de ramener dans la lumière où tu es venue vivre
aujourd’hui, dans l’année de tes seize dix-sept ans. J’écris leurs noms
devant toi, sur le papier bleu du marché, leurs noms de femmes et
d’écrivains, Musine Kokalari et Hannah Arendt. Tracées à l’encre bleue,
les douze lettres de leurs prénoms sont encore sous tes yeux quand tu
viens étudier à ma table. » (Fixer le ciel au mur)
Tu as cité une phrase de Hannah Arendt à laquelle je me suis accrochée toutes ces années : « Ce que je veux c’est comprendre ».
Je connais encore très mal ses écrits, mais je me souviens de cette
phrase-là, lue pour la première fois en anglais, « What I want is to
understand », dans le livre de Julia Kristeva, Hannah Arendt: Life is a narrative
: « For this is what the life of the mind is for Hannah Arendt: living
while always thinking, understanding. Her single passion remains: "What I
want is to understand." » Quand tu parles de faire de ces mots un mot
d’ordre à l’origine de tous les livres de la philosophe, je te suis, car
j’en comprends la portée. « Cette phrase lui ressemble à un tel point qu’elle aurait pu l’avoir écrite chaque matin de sa vie, à Tel Aviv ou à New York »,
et le fait que tu aies écrit noir sur blanc le nom de la ville où je
vis m’a fait chaud au cœur. Il arrive au lecteur de prendre comme un
clin d’œil personnel des propos qu’il lit, c’est ce qui fait la magie de
la littérature. Ainsi, j’ai cru reconnaître des mots que je t’avais
envoyés un jour dans ceux d’un SMS provenant de Leán : « Trop de choses à lire, à écrire, à vivre ».
C’est te dire combien je me suis reconnue dans l’histoire de ta fille.
Je ne te remercierai jamais assez d’avoir « légitimé » nos expériences
de vie.
La deuxième chanson de ton livre,
« Ta douleur », de Camille, inaugure son deuxième chapitre, et il en va
ainsi tout le long de l’ouvrage : une chanson, un chapitre. Faute de
temps, je ne m’arrêterai pas sur chacune d’entre elles dans ce texte,
même si je les aime toutes. « Ta douleur » évoque la souffrance nichée
dans le ventre. J’apprends dans ce chapitre que tu as grandi dans une
cité, dans la banlieue sud de Paris. Nos enfances se rejoignent
peut-être sur ces terrains vagues et parkings : un certain dénuement, un
désarroi à vaincre, un espace à conquérir, mais aussi beaucoup de
confusion, de malaise, de délaissement, de détresse, de violence
intériorisée : ce foutu mal au ventre qui faisait que je passais parfois
mes nuits en sueur, à me tordre dans mon lit, persuadée que j’allais
crever d’un ulcère. Et Le Pavillon des enfants fous de Valérie Valère, que tu évoques avec affection (« grande sœur que je n’avais pas eue »),
a illustré le mal de vivre des jeunes que nous avons été. Je crois que
pas un jeune révolté des années 1980 et après ne l’a pas lu. Bien sûr,
ce qu’elle a vécu avec ses parents est aux antipodes de ce que nous nous
efforçons toi et moi de construire avec nos enfants. Puissions-nous ne
pas trop nous tromper. Notre grande sœur Valérie Valère est morte de son
violent désir d’anti-conformisme. « Tu es une rescapée »,
dis-tu à ta fille Leán, et tu sais de quoi tu parles, puisque toi aussi,
tu en es un. Leán, toi et moi nous sommes des rescapés, et c’est
incroyable. À quoi avons-nous survécu ? À tant de vie ! Quelles
catastrophes ont eu la clémence de nous recracher plus ou moins
indemnes, du moins en apparence ? Quelles épreuves nous ont portés et
nous ont apporté la force dont nous avions besoin pour continuer à faire
ce que nous avons à faire ? Qu’est-ce qui nous a sauvés ? Qu’avons-nous
dans le ventre, qui nous rend parfois sourds à la peur et à la
douleur ? Qu’est-ce qui nourrit notre feu ? Je me dis que nous sommes
frère et sœur donnant la main au chant et partageant les mêmes secrets,
ceux que les livres nous ont légués, des éléments de sagesse et de folie
mêlées, nos seules armes dans la vie. Ce qui équivaut non pas à nous
battre contre des moulins, mais avec des moulins, en brandissant des
moulins. Pas simple, mais ça marche, « dans l’expérience de ces années passées à affronter », comme tu le dis si bien.
La troisième chanson de Fixer le ciel au mur
est une chanson d’amoureux rebelle que père et fille écoutent à fond
dans la voiture, après la piscine. Comment te dire combien ce petit
exorde m’a touchée ? Il fut un temps – fort bref cependant, une
éclaircie durant de sombres années – où nous revenions aussi de la
piscine, avec mon père au volant, le dimanche en fin de matinée. Sur la
plage arrière de l’Audi grise, l’odeur sucrée d’une tarte aux pommes
tout juste sortie du four de la boulangère nous remplissait
d’expectation. Et depuis, l’amour de l’eau, je le partage avec toi et
Leán, parce que non seulement l’eau (de la piscine, pas de la mer, que
je ne connaissais pas), faisait partie des offrandes du dimanche, avec
la tarte aux pommes et les quarante-cinq tours, mais elle constituait
aussi une victoire immense : vaincre l’asthme, soit vaincre le corps,
vaincre la mort, découvrir une liberté, un nouveau langage aussi, une
fluidité, et ce que c’est que d’être bercée, d’être tenue, sans peur
d’être lâchée.
Tieri, j’ai passé la journée à
t’écrire, que dis-je, je t’ai écrit pendant des mois, mais je viens de
passer la journée à remettre en forme ce que j’avais déjà rédigé (sans
manger ! C’est là mon seul défaut !), et je pourrais continuer à
t’écrire encore demain et après-demain, te dire encore combien ton livre
compte pour moi, te raconter d’autres expériences de vie, te parler par
exemple de celle où j’ai travaillé comme jeune fille au pair dans les
montagnes suisses (expérience qui m’est revenue à l’esprit en te lisant
au sujet d’Alina, ton ancienne jeune fille au pair à Bruxelles),
discuter avec toi de Duras et de Woolf, que toi aussi tu aimes tant...
mais je dois y retourner, à ma vie, à ma fille, à l’entretien du feu
sacré, et du chant.
Sache que grâce à toi, je me sens fière de moi aujourd’hui. « La fierté, je crois, ne s’apprend pas d’un autre que soi »,
m’as-tu appris et je t’en remercie. Je suis fière car cette lettre
existe maintenant, pour te dire ma profonde gratitude pour les histoires
de vie que tu nous as contées avec Fixer le ciel au mur, dans
un style bien à toi, à la fois humble, passionné, intimiste, grave et
léger, qui (re)donne confiance et pousse à se raconter à son tour. Sache
également que la prose autobiographique fait partie de mes lectures
préférées (j’ai entamé Vivre dans le feu, les confessions de
Marina Tsvetaeva, et je suis éblouie – la préface de Tzvetan Todorov est
admirable aussi). Comme toi, je trouve l’écriture des histoires de vie
captivante, peut-être parce qu’en elle s’opère la magie de la
transformation d’une vie considérée comme banale par celui ou celle qui
la vit, en destin, en conte, en tragédie ou miracle, bref, en littérature.
Le pouvoir sacré des histoires est de nous faire comprendre que toute
vie est fascinante et doit être racontée, simplement parce que le fait
que chacun de nous soit en vie tient du miracle (cela est peut-être plus
vrai pour certaines personnes que pour d’autres, je ne sais pas).
Chaque vie est à chanter, chaque vie est un chant.
Terminons sur tes mots, qui
évoquent Musine Kokalari et Hannah Arendt, et que tu adresses
affectueusement à ta fille Leán, des phrases que je connais presque par
cœur : « Tu vois, Leán, ce livre ne raconte rien d’autre que leurs
deux vies, dans les violences et la tourmente du siècle où tu es venue
naître à ton tour. Ces deux femmes sont nos ancêtres, grands-mères
occultes dont les écrits nous irradient [...]. Demeurent encore leurs
deux totems, impossibles à abattre dans mes pensées ; deux voix un peu
anciennes que rien n’a pu bâillonner. »
(Tel Aviv, le 1er juillet 2014) Sabine Huynh D.R. Sabine Huynh pour Terres de femmes |
SABINE HUYNH Image, G.AdC ■ Sabine Huynh sur Terres de femmes ▼ → Les Colibris à reculons (note de lecture d’Isabelle Lévesque) → Les Colibris à reculons (note de lecture de Sabine Péglion) → La Mer et l’Enfant (note de lecture d’AP) [+ Notice bio-bibliographique sur Sabine Huynh] → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes) Là où elle naît → Sabine Huynh | Roselyne Sibille, La Migration des papillons (extrait) ■ Voir aussi ▼ → presque dire (le site de Sabine Huynh) |
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