mardi 17 juin 2014

Fixer le ciel au mur ( Tieri Briet )

Lorsque sa fille est hospitalisée, en août 2010, Tieri Briet se retrouve seul et démuni face au processus thérapeutique qui s’engage. Ne pouvant plus la voir, il décide de lui écrire. « Mon travail à moi,lui dit-il, maintenant je commence à comprendre, c’est d’écrire ce qui vient de surgir dans nos vies. Devenir la main d’un père qui écrit à sa fille, en essayant de retrouver les filaments de ton histoire. » Il lui fait part de son désarroi face à cette maladie dont il s’aperçoit ne rien savoir, lui relate les épisodes de son enfance qui lui reviennent en mémoire, lui donne des nouvelles de la famille. Mais, assez rapidement, l’équipe médicale n’autorise plus la correspondance. Tieri Briet continue donc d’écrire à sa fille, dans un carnet, qu’il lui offrira à sa sortie d’hôpital.
Si, de ces lettres, il y a bien matière à faire le livre qu’est devenu Fixer le ciel au mur, c’est que Tieri Briet choisit rapidement de faire confiance à la littérature et à la puissance des histoires pour transmettre à sa fille le goût de vivre. Il cherche, dans la vie de l’écrivaine albanaise Musine Kokalari (1917-1983), et dans la correspondance qu’elle a entretenue avec la philosophe allemande Hannah Arendt (1906-1975), les modèles de courage et d’insoumission à transmettre à Leán. « Arriver jusqu’à toi dans cette chambre d’hôpital, écrit-il, en t’apportant une infime partie des forces qu’elles ont pu déceler en s’obstinant à écrire. Je crois dur comme fer à ce qu’elles ont pu approcher. Oui, je crois que le récit d’une vie entière peut nous servir à s’inventer une autre vie. Une destinée qu’on se bâtit seul, en écrivant, pour y puiser une vie bien plus intense et plus ancrée. »
Première femme albanaise à publier dans son pays, Musine Kokalari a été condamnée par le régime communiste d’Enver Hoxha pour avoir écrit, pendant la seconde guerre mondiale, dans le journal La Voix de la liberté, et pour avoir créé le Parti social-démocrate. Emprisonnée pendant dix-huit ans, puis envoyée en relégation dans le nord du pays où elle travaillait comme balayeuse de rue, l’écrivaine est peu connue en France, et ses livres ne sont toujours pas réédités en Albanie, comme si le pouvoir en place, avance l’écrivain, « ne voulait pas faire l’histoire de cette période-là ». C’est d’ailleurs par le plus grand des hasards que Tieri Briet a découvert les textes de Musine Kokalari. En vacances à Rimini avec ses parents, au début des années 1980, le jeune homme voit débarquer sur la plage «  des réfugiés albanais, qui avaient traversé l’Adriatique et terminé à la nage. Ils s’échappaient de l’Albanie communiste, j’ai commencé à leur parler. L’un d’eux était un poète, qui m’a fait connaître les écrivains de son pays. Depuis, l’Albanie, son histoire et ses écrivains me fascinent. »
« UN PASSAGE, UNE ÉCHAPPÉE »
Durant l’hospitalisation de Leán, Tieri Briet accomplit le voyage, prévu de longue date, sur les traces de l’écrivaine. Il y rencontre sa nièce, qui lui donne ses manuscrits, pour qu’il les traduise et les fasse éditer en France. « Si on peut la faire exister en France, explique-t-il, et que, par ricochet, elle est publiée dans son propre pays, j’aurai accompli la mission qui m’a été confiée. » Mais surtout, comme il l’écrit dans Fixer le ciel au mur, il aura partagé avec chacun et chacune ces phrases qui ouvrent « un passage, une échappée vers une histoire qui conservait dans ses entrailles le pouvoir de sauver. Une histoire d’obstination lente. Une histoire ramenée à l’air libre pour l’aînée de mes filles. »
Ces lettres, avec leurs histoires de femmes insoumises, écrivains ou philosophes, sont donc devenues un livre, qu’il a fallu quelque peu recomposer, et dont certains passages ont dû être explicités. En treize chapitres, s’ouvrant chacun sur l’extrait d’une chanson (du Sud, de Nino Ferrer, à Poems, de Tricky, en passant par Ta douleur, de Camille), en lieu et place des photos qui accompagnaient à l’origine les lettres, Tieri Briet transforme son drame familial en récit à valeur collective, réflexion sur les origines d’une maladie qu’il considère comme une « pandémie, provoquée par la place de l’image dans une société proposant une maladie comme modèle de la beauté absolue », et exploration de la force que donne la littérature, à travers la lecture comme l’écriture.
Au carnet d’environ 110 pages que lui a offert son père, Leán a ­répondu par une longue lettre de 50 pages, dans laquelle elle dit­ ­notamment que ce texte l’aide « às’orienter ». C’est elle qui a souhaité qu’il puisse être lu par d’autres, par ses amis d’enfance, ses amis connus à l’hôpital, par tout un chacun, et que les noms de personnes et de lieux soient conservés. Elle confirme ainsi l’intuition de son père, pour qui « les histoires peuvent nous conseiller, nous guider, les histoires sont puissantes, elles peuvent même nous guérir ». Aujourd’hui, Leán va mieux, et a choisi… de devenir écrivaine.
Fixer le ciel au mur, de Tieri Briet, Rouergue, 138 p., 15,30 €

crédit photo F.Ruban
.http://www.lemonde.fr/livres/article/2014/04/30/tieri-briet-ecrire-pour-sauver-ma-fille_4409574_3260.html


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Dans Terres de Femmes



http://terresdefemmes.blogs.com/mon_weblog/2014/07/lettre-%C3%A0-tieri-briet-apr%C3%A8s-lecture-du-livre-quil-a-adress%C3%A9-%C3%A0-sa-fille-fixer-le-ciel-au-mur-par-sabine-huynh.html
LETTRE À TIERI BRIET

[APRÈS LECTURE DU LIVRE QU’IL A ADRESSÉ À SA FILLE :
FIXER LE CIEL AU MUR]





Tieri Briet, compagnon de route bienveillant de beaucoup d’entre nous ces dernières années : tu nous as enfin livré l’opus sur lequel tu as travaillé si longtemps, ton récit Fixer le ciel au mur (éditions Le Rouergue, 2014). Je dis « opus » parce que c’est de musique qu’il s’agit, de la musique des vies. Ton ouvrage, soutenu par un échafaudage de chansons qui t’ont nourri, est une déclaration d’amour à la vie, à son chant, à l’insoumission et à la littérature engagée. Ces mots de Joseph Brodsky à propos de la poésie de Mandelstam, pour toi : « Un chant est une forme d’insoumission linguistique, et son écho jette le discrédit sur bien autre chose que sur un système politique donné : il remet en question l’ordre existentiel tout entier. » (Brodsky, « L’enfant de la civilisation » (1977), in Loin de Byzance, Paris, Fayard, 1988, pp. 108-125).

Fixer le ciel au mur ne ressemble à aucun des livres que j’ai pu lire. Il a trouvé son chemin jusqu’à mon cœur, où il a frappé, fort. J’avais peur mais j’ai ouvert le livre, après beaucoup d’hésitation, et j’ai bien fait. Au départ, ce texte, que tu lis maintenant, devait constituer une chronique de ton livre, et c’en est une, sans doute, puisqu’elle lui est consacrée, mais elle est un peu particulière, car elle a endossé malgré moi la forme d’une lettre adressée à son auteur, une lettre qui t’avoue ma reconnaissance, à la fois pour et dans ton texte – une communion d’esprits, de vies. Tes propos dans Fixer le ciel au mur sont tellement personnels qu’on ne peut, à mon avis, leur rendre justice autrement que par une chronique écrite sur le mode de l’intime. Ceci, en fait, est la moindre des choses, puisque toi, en te confiant au lecteur, tu lui as donné la parole en retour, en le poussant à se confier lui-même, et c’est le plus beau cadeau qu’un être humain puisse faire à son semblable. Pour te remercier, voici un commentaire un peu bancal, mais sincère, qui tient de la confession, et montre que ce qu’il y a de plus personnel peut nous propulser vers l’universel, en instaurant une compréhension mutuelle et immédiate entre les êtres (enfin je l’espère).

Les chansons que tu nous donnes à entendre dans ton livre sont celles qui ont traversé l’existence de tous ceux qui ont grandi en France ou qui y ont vécu assez longtemps pour s’en imprégner, pour en reconnaître l’air et pour savoir en fredonner les refrains. Même une apatride comme moi les a (re)connues, mais il est vrai que je suis francophone avant tout, ayant grandi dans la banlieue lyonnaise. « Les chansons sont partout dans nos vies », nous dis-tu, oui, elles nous ont accompagnés dans les moments les plus intenses, difficiles ou heureux. Sais-tu que j’ai aimé, chez mon père, sa passion pour les chansons grand public ? Peut-être que, comme sa fille, il se fredonnait constamment un air dans la tête, histoire d’en bannir les chagrins. Lui, il était porté par des chansons anglophones. La radio des soldats américains au Viêtnam diffusait les voix qui l’ont accompagné (et qui en sont venues à nous accompagner par la suite, mes trois frères et moi) : celles de Diana Ross, d’Otis Redding, d’Elvis Presley, de Bob Marley, de David Bowie... Tu dis très justement que « les chansons peuvent servir d’antidote au malheur et aux deuils ». Sais-tu que quand j’étais petite, je ne vivais pratiquement que pour arriver à mon lit le soir, car m’attendaient sous la couette une lampe de poche verte, un livre emprunté à la bibliothèque municipale et une petite radio portable à piles en forme de bouteille d’Orangina que mon père m’avait rapportée de l’usine où il travaillait comme ouvrier spécialisé (lui qui, au Viêtnam avant la guerre, avait été directeur des ressources humaines dans une grosse boîte américaine) ? Je me souviens qu’une nuit, sur la radio NRJ, j’ai écouté ainsi et en direct un concert d’Étienne Daho. J’en pleurais de joie, tellement j’avais conscience du miracle qui se produisait alors : « j’assistais » au concert d’un chanteur qui faisait alors partie de mes préférés et je réagissais totalement, physiquement, à sa musique, à sa voix, à sa poésie. J’en avais la chair de poule, je sanglotais, je riais d’extase. J’ai compris cette nuit-là l’immense pouvoir à la fois rédempteur et salvateur de l’art, des mots, de la musique. Puis il y eut ce mange-disque blanc qu’un jour mon père m’a offert, une pure merveille. Chaque samedi, nous allions chercher le dernier tube du Top-50 au supermarché. Faute de moyens, nous mangions mal – combien de fois avons-nous partagé une petite boîte de sardines à cinq, avec un peu de pain ? –, nous ne nous soignions pas, nous n’avions pas d’argent pour les fournitures et les sorties scolaires, mais le dimanche venu, la platine distillait des chansons sur lesquelles nous dansions et chantions à tue-tête. Ces souvenirs heureux, un peu fous, je les dois à mon père. Sans eux, je crois que je ne serais plus là aujourd’hui. Comme toi, « je crois qu’avec des chansons, on peut bâtir un nid à son enfant », c’est ce qu’a tenté de faire mon père, avec les moyens du bord (est-il encore temps de le remercier pour cela ?).

Ton livre, Fixer le ciel au mur, s’ouvre donc sur une chanson : « Le Sud », de Nino Ferrer. J’ai su d’emblée qu’en le lisant j’allais être enveloppée de ce « quelque chose » que j’ai cherché toute ma vie en France et dont je n’ai pu saisir que fugacement le goût, ce « quelque chose » qu’au fond de soi chacun connaît bien, sans pourtant parvenir à s’en souvenir ; ce « quelque chose » pour lequel la langue française n’a pas de mot, ce « quelque chose » qui est peut-être de l’ordre de cette consolation qu’apportent les chansons qu’on aime, car elles ont les mots directs, les mots vrais, les mots pour dire ce que seul le corps peut dire mieux, quand la bouche, asséchée ou ensanglantée, ne peut plus parler ; « les mots bleus », ceux des chansons sur lesquelles on danse le dimanche même quand on a faim. Nous sommes probablement, comme tu le soulignes, « de la même matière que les chansons d’amour, un mélange d’aveuglement et de souffrances indélébiles. »

« L’histoire commence maintenant », nous apprend ton livre : le jour où Leán, ta fille, a décidé de guérir. Parce que Leán était malade, son corps de jeune fille, en refusant tout aliment, ne voulait plus... s’endormir. Ici j’aimerais ouvrir une parenthèse, pour te raconter une histoire. Elle n’est pas de moi, je l’ai lue quelque part, il y a longtemps, je ne l’ai plus oubliée, malgré ma mémoire fort défaillante.

Un jour, on a dit à l’enfant de cinq ans qui voulait savoir ce qu’était la mort, qu’on s’endormait pour ne plus jamais se réveiller. Alors l’enfant n’a pas dormi pendant plusieurs nuits d’affilée : il ne voulait pas quitter ses parents bien aimés. On a essayé de rectifier le tir, en lui disant que s’endormir n’était pas mourir, que seul dormir pour toujours était mourir, mais que dormir un peu, quand on se sentait fatigué... « C’est mourir un peu ? », a demandé l’enfant, en ouvrant grand ses yeux. Et ses parents ont secoué la tête, ne sachant plus comment faire sortir de la tête de leur petit ange si perspicace cette image mentale terrible.

Je crois que le corps de Leán – comme celui de tant de jeunes filles, ou de personnes plus âgées, peu importe leur âge et leur sexe (j’ai connu des personnes d’âge divers souffrant d’anorexie) – voulait en réalité rester leste, elfique, libre et libéré de toute emprise ; et puis ce trop-plein de légèreté vous monte à la tête, aiguisant vos pensées, votre lucidité, votre créativité. Il a fallu désintoxiquer Leán de cet opium d’immatérialité ; le cœur, fragile, pouvant lâcher. Aux différentes époques de ma vie où j’ai souffert du même mal mortel que Leán, je me répétais constamment ce mantra dans la tête : « l’esprit est plus fort que le corps, l’esprit est plus fort que le corps ». On aurait pu me prendre et me rompre comme une éprouvette, mais mon apparence de roseau malade abritait une volonté d’acier. Paradoxalement, c’est peut-être elle qui m’a maintenue en vie, je ne sais pas.

Cette maladie, c’est la maladie de ceux qui viennent d’ailleurs et se sont toujours sentis étrangers, la maladie du décalage, de l’impossibilité de se reconnaître dans l’environnement qui nous entoure. C’est la maladie du corps étranger, de la greffe qui ne prend pas, celle que le « parasite cosmopolite » s’impose (rappelons-nous les grèves de la faim des dissidents en URSS, et ailleurs, au Viêtnam...). Tu en as déduit que « l’image des corps n’est plus qu’une chose mentale qu’on laisse en soi imposer sa froideur », oui sans doute puisque, même anorexique, j’avais été engagée comme modèle pour peintres et photographes, comme mannequin aussi (je n’ai jamais compris comment un corps ammaigri pouvait faire rêver... le fantasme des corps de filles à peine pubères...). Mon corps, je ne le voyais plus qu’avec les yeux des autres, c’est-à-dire que je n’avais plus vraiment conscience qu’il était mien. J’en sortais, je m’en détachais, on pouvait s’en saisir, le manipuler, l’entacher, je ne le sentais plus, je ne ressentais plus rien par rapport à cette enveloppe, peu m’importait ce qu’on en faisait. Heureusement, je travaillais dans de bonnes conditions et personne n’a jamais essayé de m’avilir ou de me violenter.

Je l’ai connue, donc, cette maladie de l’étranger, du vivre et du manger, qui est aussi la maladie du désir fougueux de fuite, celle qui nous confère cet « instinct d’une perpétuelle évadée » dont tu parles au sujet de Hannah Arendt. Cette maladie qui fait que l’on veut à la fois disparaître corporellement et vivre plus intensément spirituellement (il arrive au corps de gêner). « L’âme est ce qui refuse le corps », a dit le philosophe Alain. Je crois que jusqu’à aujourd’hui, Tieri, hormis l’homme avec qui je vis depuis dix-sept ans et l’un de mes frères (sûrement parce qu’il est le seul à m’avoir confié sa dépendance à la drogue et sa volonté d’y échapper), je n’ai jamais confié à personne que j’ai souffert d’anorexie mentale, même si cela se voyait (« Sabine, faim ? Tu lui donnes un noyau d’olive et elle est rassasiée rien qu’en le regardant », ha ha). J’ai été tentée de t’en parler, à toi, qui as eu assez confiance en moi pour me confier d’abord que tu écrivais sur ce sujet difficile, puis pour m’envoyer le manuscrit de ton livre. Mais je me suis rétractée, parce que ce que j’avais à en dire ne correspondait pas vraiment à ce que j’avais lu ou entendu dessus, dans la mesure où je me suis « soignée » toute seule (d’où m’est venue la force ?). J’ai vécu ce mal à l’écart, en solitaire, comme beaucoup d’autres choses d’ailleurs, comme l’écriture. C’était mon secret, mon inconnue, il était donc normal que j’eusse peu de choses à dire dessus. Je suis une enfant du silence, une enfant du mutisme et du secret, c’est enfoncée dans le silence que je me meurs et retrouve mes forces, tout à la fois. L’éloignement (géographique, de la source des maux – un leurre de taille, oui, mais parfois les placebos marchent), la solitude, m’ont sauvée plus d’une fois, m’ayant aidée à me reconstruire. Tu nous rappelles l’histoire de Victor, l’enfant sauvage sourd-muet de l’Aveyron, que j’ai lue enfant, grâce à la bibliothèque municipale ou à un instituteur. Sa vie fut misérable, surtout aux mains des hommes, sauf peut-être ces dix-sept années vécues auprès de Mme Guérin. Tu sais, je n’ai pu m’empêcher d’avoir été impressionnée par sa survie, car survivre quarante ans au silence causé par l’abandon d’une mère, ce n’est pas rien, et j’en sais quelque chose.

Pour en revenir à l’anorexie, durant certaines périodes de ma vie, je me suis à peine nourrie, mais cela ne me « dérangeait » (dans tous les sens du terme) pas tant que ça, car j’avais grandi maigre et sous-alimentée, et puis j’avais mon mantra puissant. Absorber une quantité infinitésimale de nourriture était de l’ordre du familier. L’appétit ne m’accompagnait pas, tout simplement. Avoir faim ou envie de quelque chose, n’est-ce pas pouvoir en prédire la saveur, en avoir déjà le goût dans la bouche ? Or, mon palais avait oublié depuis longtemps le goût des bonnes choses de la vie, faute d’avoir pu y goûter assez souvent. C’est vrai qu’il y eut ces tartes aux pommes, dont je vais te parler. À ces mots, mes narines frémissent, croyant en sentir le fumet dans la pièce. Je n’avais peut-être plus envie que de ça, d’une part de tarte aux pommes bien sucrée, luisante de beurre fondu, mais où en trouver alors, à part dans les livres...

En lisant ton récit, Tieri, j’ai eu envie, pour la première fois de ma vie, d’essayer d’écrire sur ma relation avec mon corps et avec la nourriture. Ce qu’il y a à la fois de merveilleux et de terrible avec Fixer le ciel au mur, c’est qu’il te pousse à la confidence : c’est merveilleux parce que ça instaure le désir de partage et de dialogue, mais terrible aussi parce que ça remue tellement, et réveille tant de démons endormis. Écrire, c’est ça pour moi, un mal merveilleux, nécessaire, consenti. Tes mots ont réactivé en moi une mémoire sourde, une douleur tellement constante que j’en étais venue à l’oublier. Se souvenir ne fait pas toujours du bien. Mais tu nous racontes ta vie imbriquée à celle de ta fille avec une voix tellement douce qu’on ne peut qu’avancer avec confiance dans ton livre. Dans Fixer le ciel au mur, les choses essentielles sur l’amour d’un père pour sa fille sont dites, simplement, clairement, et la sincérité qui porte tes paroles remplies de silences qui doutent est bouleversante, car elle ne peut que nous parler (à nous, parents soucieux). Tu sais, mes propres troubles de l’alimentation, je les ai traversés sans aide parentale, sans aide tout court en fait, c’est pourquoi dans certaines des histoires que je raconte ici et là, on retrouve souvent un enfant en souffrance que ses parents effondrés confient à un hôpital. Réinventer le monde m’aide à y vivre. Je sais que mon père serait touché par ton livre s’il le lisait, parce que le jour où j’ai failli mourir d’une crise d’asthme que je m’étais provoquée (et je ne pesais déjà pas lourd alors, j’étais faite d’air, et même l’air à un moment je n’en ai plus voulu), il s’est effondré en larmes et m’a fait promettre de prendre soin de moi (il m’aimait donc).

Fixer le ciel au mur ressemble à la lettre que j’ai toujours rêvé que mon père m’écrive. Mon père ne m’a jamais écrit. Par contre, mon grand-père, son père, m’a envoyé deux ou trois lettres peu de temps avant sa mort, alors que je vivais en Angleterre, en réponse aux miennes. Je crois que je les ai égarées, dans les déménagements successifs, sûrement parce que je les avais trop bien rangées. J’en revois encore l’écriture aux lettres droites mais tremblantes me disant la fierté qu’il avait éprouvée en apprenant que j’avais été admise à l’université de Cambridge. Tu sais, j’ai « eu » des parents, des grands-parents, mais je ne suis pas en mesure de dire d’où je viens. Leán sait d’où elle vient, elle sait pourquoi elle porte les prénoms qu’elle porte, parce que tu as veillé sur son destin depuis la minute où elle a été annoncée. J’ignore pourquoi je porte le prénom de Sabine. La légende familiale dit que c’est mon grand-père, Augustin, le père de mon père, qui me l’a donné. Je me suis plu à imaginer qu’il avait aimé une femme portant ce prénom, mais il se peut tout simplement qu’il l’ait choisi parce que la Sainte Sabine se fête le 29 août, le lendemain de la Saint Augustin. Mon grand-père, un ancien colonel, était une figure autoritaire dans la famille. Ne supportant pas d’être contredit, il lui arrivait de gifler ses fils déjà adultes et pères de famille, lors d’altercations durant des repas de fêtes. Je crois que mon lien avec lui a été fort, j’ai toujours voulu être sa petite fille préférée, être la préférée de quelqu’un. Mes efforts soutenus pour rester la première de la classe durant ma scolarité provenaient de ce souhait, lié au manque d’amour maternel.

Ton récit touchant, Tieri, est tissé d’histoires de vie, de musiques de vies : la tienne, celle de ta fille, celles de tes proches, celle de vos amis tsiganes, mais aussi celles de Hannah Arendt (1906-1975) et de Musine Kokalari (1917-1983) – Musine écrivit, d’Albanie, à Hannah, à New York, des lettres restées sans réponse, faute d’adresse : ce détail m’a bouleversée –, la musique des vies de tous les membres de ta famille recomposée, dont les histoires n’ont pas cessé « de se charger jusqu’à la gueule d’exils et de prisons ». Musine Kokalari avait été condamnée par les communistes albanais à balayer jusqu’à ce qu’elle en crève. L’un de mes oncles a été incarcéré pendant deux ans dans un camp de « rééducation » du Viêtnam communiste d’après-guerre. Et, sans vouloir passer du coq à l’âne, je dois te dire qu’à la lecture des Misérables, j’ai sangloté, ayant reconnu dans l’existence navrante de Cosette la mienne. La faim, les brimades, les insultes, les coups, le travail forcé du matin au soir durant les périodes de vacances scolaires (ma mère était couturière au noir pour un employeur chinois)... J’ai écrit dans mon journal intime : « Cosette, c’est moi », et j’ai compris que la littérature pouvait sublimer les plus affreux cauchemars, et que lire et écrire seraient mes armes à moi pour survivre. J’ai aimé Hugo de façon inconditionnelle. En classe de seconde, on avait étudié sa pièce Ruy Blas, un chef-d’œuvre à mes yeux. Je ne m’en souviens plus aujourd’hui, à part la musique des vers et ces magnifiques mots : « vers de terre amoureux d’une étoile », que j’ai cités dans un poème d’adolescence.

Tieri Briet, tu es un écrivain à l’affût de vies à la fois fragiles, brisées, et presque invincibles : des vies de rescapés. Je crois que je partage cette lubie-là également. Nous cherchons à savoir, à mettre la main, ou des mots, sur ce qui sauve une personne du malheur, sur ce qui fait qu’on se relève, qu’on continue malgré tout. Nous cherchons la source, les sources, les puits d’espoir, de la vie en somme. Où se niche la lumière chez les êtres que la vie a tenté de briser sans y parvenir tout à fait ? Telle est la question qui nous taraude et nous fait écrire. Tu expliques que « le récit d’une vie entière peut nous servir à s’inventer une autre vie » : oui, l’écriture et l’acte de créer peuvent sauver, j’en ai presque la conviction. « Quand je cherche à démêler le cheminement d’une existence, à mesurer le courage et la ruse à l’intérieur d’une autre vie que la mienne, je crois pouvoir toucher du doigt l’absolue volonté, l’obstination qu’il faut pour écrire et demeurer encore vivant. C’est bien plus fort que tous les raisonnements imaginables. De toute façon je n’arrive pas à faire autrement, cette volonté m’aveugle et je voudrais apprendre à la décrire. » Moi aussi, Tieri. Hannah Arendt et Musine Kokalari, leur «  histoire de solitudes démesurées » que tu nous livres avec générosité dans Fixer le ciel au mur, « deux femmes qui ont passé leur vie à écrire, c’est-à-dire à se battre », à coups de mots. Leán aussi écrit, nous révèles-tu, désire devenir écrivain, et je prends cela comme une évidence : elle l’est. Je te confie ces mots de Marina Tsvetaeva pour elle : « J’avance, tout en me demandant avec angoisse si c’est le bon chemin, alors qu’il n’y en a qu’un » (Vivre dans le feu, Confessions, Éditions Robert Laffont, 2005). Les carnets dans lesquels Leán prend ses notes ne dépassent pas la largeur de sa paume, comme celui, tu t’en souviendras, de mon ami écrivain Uri Orlev, rescapé du camp de concentration de Bergen-Belsen, ce fameux Taschenbuch (« carnet de poche ») dans lequel il a écrit des poèmes d’une extrême poignance et maturité durant ses années de captivité, à l’âge de douze-treize ans (relire les Poèmes écrits à Bergen-Belsen en 1944 en sa treizième année, d’Uri Orlev, publiés à Paris aux éditions de l’éclat, en 2011).

« Mon obsession, oui, c’est avant tout ces deux vies de femmes, la philosophe et la captive. La juive apatride et l’albanaise cadenassée à vie. Je veux au moins comprendre la façon dont leurs pensées ont pu s’éprouver malgré l’épaisseur du rideau de fer qui les séparait. Leurs destinées d’exilées que j’essaie juste de ramener dans la lumière où tu es venue vivre aujourd’hui, dans l’année de tes seize dix-sept ans. J’écris leurs noms devant toi, sur le papier bleu du marché, leurs noms de femmes et d’écrivains, Musine Kokalari et Hannah Arendt. Tracées à l’encre bleue, les douze lettres de leurs prénoms sont encore sous tes yeux quand tu viens étudier à ma table. » (Fixer le ciel au mur)

Tu as cité une phrase de Hannah Arendt à laquelle je me suis accrochée toutes ces années : « Ce que je veux c’est comprendre ». Je connais encore très mal ses écrits, mais je me souviens de cette phrase-là, lue pour la première fois en anglais, « What I want is to understand », dans le livre de Julia Kristeva, Hannah Arendt: Life is a narrative : « For this is what the life of the mind is for Hannah Arendt: living while always thinking, understanding. Her single passion remains: "What I want is to understand." » Quand tu parles de faire de ces mots un mot d’ordre à l’origine de tous les livres de la philosophe, je te suis, car j’en comprends la portée. « Cette phrase lui ressemble à un tel point qu’elle aurait pu l’avoir écrite chaque matin de sa vie, à Tel Aviv ou à New York », et le fait que tu aies écrit noir sur blanc le nom de la ville où je vis m’a fait chaud au cœur. Il arrive au lecteur de prendre comme un clin d’œil personnel des propos qu’il lit, c’est ce qui fait la magie de la littérature. Ainsi, j’ai cru reconnaître des mots que je t’avais envoyés un jour dans ceux d’un SMS provenant de Leán : « Trop de choses à lire, à écrire, à vivre ». C’est te dire combien je me suis reconnue dans l’histoire de ta fille. Je ne te remercierai jamais assez d’avoir « légitimé » nos expériences de vie.

La deuxième chanson de ton livre, « Ta douleur », de Camille, inaugure son deuxième chapitre, et il en va ainsi tout le long de l’ouvrage : une chanson, un chapitre. Faute de temps, je ne m’arrêterai pas sur chacune d’entre elles dans ce texte, même si je les aime toutes. « Ta douleur » évoque la souffrance nichée dans le ventre. J’apprends dans ce chapitre que tu as grandi dans une cité, dans la banlieue sud de Paris. Nos enfances se rejoignent peut-être sur ces terrains vagues et parkings : un certain dénuement, un désarroi à vaincre, un espace à conquérir, mais aussi beaucoup de confusion, de malaise, de délaissement, de détresse, de violence intériorisée : ce foutu mal au ventre qui faisait que je passais parfois mes nuits en sueur, à me tordre dans mon lit, persuadée que j’allais crever d’un ulcère. Et Le Pavillon des enfants fous de Valérie Valère, que tu évoques avec affection (« grande sœur que je n’avais pas eue »), a illustré le mal de vivre des jeunes que nous avons été. Je crois que pas un jeune révolté des années 1980 et après ne l’a pas lu. Bien sûr, ce qu’elle a vécu avec ses parents est aux antipodes de ce que nous nous efforçons toi et moi de construire avec nos enfants. Puissions-nous ne pas trop nous tromper. Notre grande sœur Valérie Valère est morte de son violent désir d’anti-conformisme. « Tu es une rescapée », dis-tu à ta fille Leán, et tu sais de quoi tu parles, puisque toi aussi, tu en es un. Leán, toi et moi nous sommes des rescapés, et c’est incroyable. À quoi avons-nous survécu ? À tant de vie ! Quelles catastrophes ont eu la clémence de nous recracher plus ou moins indemnes, du moins en apparence ? Quelles épreuves nous ont portés et nous ont apporté la force dont nous avions besoin pour continuer à faire ce que nous avons à faire ? Qu’est-ce qui nous a sauvés ? Qu’avons-nous dans le ventre, qui nous rend parfois sourds à la peur et à la douleur ? Qu’est-ce qui nourrit notre feu ? Je me dis que nous sommes frère et sœur donnant la main au chant et partageant les mêmes secrets, ceux que les livres nous ont légués, des éléments de sagesse et de folie mêlées, nos seules armes dans la vie. Ce qui équivaut non pas à nous battre contre des moulins, mais avec des moulins, en brandissant des moulins. Pas simple, mais ça marche, « dans l’expérience de ces années passées à affronter », comme tu le dis si bien.

La troisième chanson de Fixer le ciel au mur est une chanson d’amoureux rebelle que père et fille écoutent à fond dans la voiture, après la piscine. Comment te dire combien ce petit exorde m’a touchée ? Il fut un temps – fort bref cependant, une éclaircie durant de sombres années – où nous revenions aussi de la piscine, avec mon père au volant, le dimanche en fin de matinée. Sur la plage arrière de l’Audi grise, l’odeur sucrée d’une tarte aux pommes tout juste sortie du four de la boulangère nous remplissait d’expectation. Et depuis, l’amour de l’eau, je le partage avec toi et Leán, parce que non seulement l’eau (de la piscine, pas de la mer, que je ne connaissais pas), faisait partie des offrandes du dimanche, avec la tarte aux pommes et les quarante-cinq tours, mais elle constituait aussi une victoire immense : vaincre l’asthme, soit vaincre le corps, vaincre la mort, découvrir une liberté, un nouveau langage aussi, une fluidité, et ce que c’est que d’être bercée, d’être tenue, sans peur d’être lâchée.

Tieri, j’ai passé la journée à t’écrire, que dis-je, je t’ai écrit pendant des mois, mais je viens de passer la journée à remettre en forme ce que j’avais déjà rédigé (sans manger ! C’est là mon seul défaut !), et je pourrais continuer à t’écrire encore demain et après-demain, te dire encore combien ton livre compte pour moi, te raconter d’autres expériences de vie, te parler par exemple de celle où j’ai travaillé comme jeune fille au pair dans les montagnes suisses (expérience qui m’est revenue à l’esprit en te lisant au sujet d’Alina, ton ancienne jeune fille au pair à Bruxelles), discuter avec toi de Duras et de Woolf, que toi aussi tu aimes tant... mais je dois y retourner, à ma vie, à ma fille, à l’entretien du feu sacré, et du chant.

Sache que grâce à toi, je me sens fière de moi aujourd’hui. « La fierté, je crois, ne s’apprend pas d’un autre que soi », m’as-tu appris et je t’en remercie. Je suis fière car cette lettre existe maintenant, pour te dire ma profonde gratitude pour les histoires de vie que tu nous as contées avec Fixer le ciel au mur, dans un style bien à toi, à la fois humble, passionné, intimiste, grave et léger, qui (re)donne confiance et pousse à se raconter à son tour. Sache également que la prose autobiographique fait partie de mes lectures préférées (j’ai entamé Vivre dans le feu, les confessions de Marina Tsvetaeva, et je suis éblouie – la préface de Tzvetan Todorov est admirable aussi). Comme toi, je trouve l’écriture des histoires de vie captivante, peut-être parce qu’en elle s’opère la magie de la transformation d’une vie considérée comme banale par celui ou celle qui la vit, en destin, en conte, en tragédie ou miracle, bref, en littérature. Le pouvoir sacré des histoires est de nous faire comprendre que toute vie est fascinante et doit être racontée, simplement parce que le fait que chacun de nous soit en vie tient du miracle (cela est peut-être plus vrai pour certaines personnes que pour d’autres, je ne sais pas). Chaque vie est à chanter, chaque vie est un chant.

Terminons sur tes mots, qui évoquent Musine Kokalari et Hannah Arendt, et que tu adresses affectueusement à ta fille Leán, des phrases que je connais presque par cœur : « Tu vois, Leán, ce livre ne raconte rien d’autre que leurs deux vies, dans les violences et la tourmente du siècle où tu es venue naître à ton tour. Ces deux femmes sont nos ancêtres, grands-mères occultes dont les écrits nous irradient [...]. Demeurent encore leurs deux totems, impossibles à abattre dans mes pensées ; deux voix un peu anciennes que rien n’a pu bâillonner. »


(Tel Aviv, le 1er juillet 2014)



Sabine Huynh
D.R. Sabine Huynh
pour Terres de femmes






SABINE HUYNH


Portrait de sabine  huynh
Image, G.AdC



■ Sabine Huynh
sur Terres de femmes

Les Colibris à reculons (note de lecture d’Isabelle Lévesque)
Les Colibris à reculons (note de lecture de Sabine Péglion)
La Mer et l’Enfant (note de lecture d’AP) [+ Notice bio-bibliographique sur Sabine Huynh]
→ (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
Là où elle naît
Sabine Huynh | Roselyne Sibille, La Migration des papillons (extrait)



■ Voir aussi ▼

presque dire (le site de Sabine Huynh)

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