mardi 1 juillet 2014

RENÉ CHAR, Commune présence et autres


René Char dit par Laurent Terzieff











Commune présence

Tu es pressé d’écrire
Comme si tu étais en retard sur la vie.
S’il en est ainsi fais cortège à tes sources.
Hâte-toi
Hâte-toi de transmettre
Ta part de merveilleux de rébellion de bienfaisance.
Effectivement tu es en retard sur la vie
La vie inexprimable
La seule en fin de compte à laquelle tu acceptes de t’unir.
Celle qui t’est refusée chaque jour par les êtres et par les choses
Dont tu obtiens péniblement de-ci de-là quelques fragments décharnés
Au bout de combats sans merci.
Hors d’elle tout n’est qu’agonie soumise fin grossière.
Si tu rencontres la mort durant ton labeur
Reçois-la comme la nuque en sueur trouve bon le mouchoir aride
En t’inclinant.
Si tu veux rire
Offre ta soumission
Jamais tes armes.
Tu as été créé pour des moments peu communs.
Modifie-toi, disparais sans regret
Au gré de la rigueur suave.
Quartier suivant quartier la liquidation du monde se poursuit
Sans interruption
Sans égarement.

Essaime la poussière
Nul ne décèlera votre union.

In Moulin premier (1936), Gallimard 1996, p. 250-251



Allégeance                         Allégeance


Dans les rues de la ville il y a mon amour. Peu importe où il va dans le temps divisé. Il n'est plus mon amour, chacun peut lui parler. Il ne se souvient plus; qui au juste l'aima?

Il cherche son pareil dans le voeu des regards. L'espace qu'il parcourt est ma fidélité. Il dessine l'espoir et léger l'éconduit. Il est prépondérant sans qu'il y prenne part.

Je vis au fond de lui comme une épave heureuse. A son insu, ma solitude est son trésor. Dans le grand méridien où s'inscrit son essor, ma liberté le creuse.

Dans les rues de la ville il y a mon amour. Peu importe où il va dans le temps divisé. Il n'est plus mon amour, chacun peut lui parler. Il ne se souvient plus; qui au juste l'aima et l'éclaire de loin pour qu'il ne tombe pas?


Extrait de Eloge d'une soupçonnée 
Poésie / Gallimard 





                                


La Sorgue

Chan­son pour Yvonne
Rivière trop tôt par­tie, d’une traite, sans com­pa­gnon,
Donne aux enfants de mon pays le visage de ta passion.
Rivière où l’éclair finit et où com­mence ma mai­son,
Qui roule aux marches d’oubli la rocaille de ma raison.
Rivière, en toi terre est fris­son, soleil anxiété.
Que chaque pauvre dans sa nuit fasse son pain de ta moisson.
Rivière sou­vent punie, rivière à l’abandon.
Rivière des appren­tis à la cal­leuse condi­tion,
Il n’est vent qui ne flé­chisse à la crête de tes sillons.
Rivière de l’âme vide, de la gue­nille et du soup­çon,
Du vieux mal­heur qui se dévide, de l’ormeau, de la compassion.
Rivière des far­fe­lus, des fié­vreux, des équar­ris­seurs,
Du soleil lâchant sa char­rue pour s’acoquiner au menteur.
Rivière des meilleurs que soi, rivière des brouillards éclos,
De la lampe qui désal­tère l’angoisse autour de son chapeau.
Rivière des égards au songe, rivière qui rouille le fer,
Où les étoiles ont cette ombre qu’elles refusent à la mer.
Rivière des pou­voirs trans­mis et du cri embou­quant les eaux,
De l’ouragan qui mord la vigne et annonce le vin nouveau.
Rivière au coeur jamais détruit dans ce monde fou de pri­son,
Garde-nous violent et ami des abeilles de l’horizon.

René Char, extrait de Fureur et mys­tère, 1948, © Édi­tions Gallimard

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire