De tout temps les religions monothéistes (mais uniquement) s’empressaient à défigurer ou détruire les représentations des cultes qu’elles avaient vaincues. Synonyme d’absolutisme, toute religion s’empresse ainsi à faire disparaître le souvenir des croyances qui les précédaient, de les faire disparaître avec tout ce qu’elle représentaient. Culte contre culte. Les iconoclastes byzantins, puis l’Islam tardif, qui s’opposèrent à toute représentation du sacré, allèrent même plus loin, détruisant leurs propres icones et œuvres d’art, dans un élan de pureté dogmatique. Mais il s’agissait toujours d’une affirmation, certes arrogante et utopique, de l’unicité absolue du sacré, représentée par leur propre religion.
C’est relativement récent, à peine quatre siècles, le fait que toute civilisation, qu’elle soit imbue de religiosité ou au contraire laïque voir carrément athée, donne à l’art une valeur intrinsèque, libère l’art du fait religieux et lui prévoit une place à part, hors des lieux du culte. Le musée est avant tout le symbole de l’émancipation de l’art d’un rôle exclusivement sacré, c’est aussi l’espace où défile l’Histoire, sans à priori, sans exclusives, sans hiérarchie. De son côté, le musée participe au processus diachronique du savoir : c’est un accumulateur des strates historiques, de la préhistoire au présent. C’est surtout un rappel de la futilité de l’instant et des interconnections culturelles et temporelles. C’est une invitation au voyage dans l’espace et dans le temps. En d’autres termes, si les statues étaient des produits d’une religion, elles sont désormais des œuvres d’art déconnectés de l’esprit qui les créa, et, en tant que telles, elles participent au savoir et au savoir-faire des générations futures.
Les démolisseurs des statues des musées iraquiens et syriens concèdent de la spiritualité religieuse à des objets d’art qui n’en ont plus depuis fort longtemps. Entre les civilisations mésopotamiennes et la naissance de l’islam il existe un hiatus plusieurs fois millénaire. Leur seule spiritualité consiste en leur beauté, en leur témoignage de civilisations complexes perdues à jamais. Elles sont une ode au savoir faire, une accumulation de cours magistraux sur l’art, un vestige qui transcende tous les cultes, toutes les civilisations pour glorifier l’homme technicien, l’homme artiste et, dans une certaine mesure, l’homme libre qui joue des formes et des volumes pour s’émanciper de la tyrannie du pouvoir. Peut-être que les démolisseurs de statues n’on rien à faire de l’Histoire, qu’il leur est indifférent de savoir comment vivait-on en Mésopotamie plus de trois millénaires avant Mahomet, comment on faisait la guerre, comment on construisait des maisons ou des palais. C’est en ce sens qu’ils sont des barbares. Ils ne vivent que pour l’instant, voyant du sacré partout, ayant peur de tout, idéalisant des époques et des pouvoirs, qui, en leur temps, protégeaient ces statues, tout en continuant bâtir, à peindre, à représenter le prophète, à raconter des histoires qui font partie, elles aussi - et malgré leurs efforts mortifères -, du patrimoine de l’humanité toute entière.
Si personne ne leur a jamais demandé comment ces œuvres d’art ont survécu tous ces millénaires, on devrait tout de même leur indiquer que l’aventure de ces statues vient de loin, et qu’elles existeront bien après le temps où eux-mêmes et leur stupidité ne seront même plus un affreux souvenir.
Mais c’est peut-être cette certitude qu’ils essaient de briser en assassinant des statues par définition immortelles.
Michel Koutouzis
http://blogs.mediapart.fr/blog/michel-koutouzis/280215/ces-statues-que-l-assassine
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