lundi 14 novembre 2016

Autoportrait d'Asli Erdogan, poète turque emprisonnée







Je suis née à Istanbul en 1967. J'ai grandi à la campagne, dans un climat de tension et de violence. Le sentiment d'oppression est profondément enraciné en moi.
L'un de mes souvenirs, c'est à quatre ans et demi, lorsqu'est venu chez nous un camion rempli de soldats en armes. Ma mère pleure. Les soldats emmènent mon père. Ils le relâchent, plusieurs heures après, parce qu'ils recherchaient quelqu'un d'autre. Mon père avait été un dirigeant important du principal syndicat étudiant de gauche. Mes parents ont planté en moi leurs idéaux de gauche, mais ils les ont ensuite abandonnés. Mon père est devenu un homme violent. Aujourd'hui il est nationaliste.
J'étais une enfant très solitaire qui n'allait pas facilement vers les autres. Très jeune j'ai commencé à lire, sans avoir l'intention d'en faire mon métier. Je passais des journées entières dans les livres. La littérature a été mon premier asile. J'ai écrit un poème, et une petite histoire que ma grand-mère a envoyés à une revue d'Istanbul. Mes textes ont été publiés, mais ça ne m'a pas plus du tout : j'étais bien trop timide pour pouvoir me réjouir.
Plusieurs années plus tard, à 22 ans, j'ai écrit ma première nouvelle, qui m'a valu un prix dans un journal. Je n'ai pas voulu que mon texte soit publié. J'étais alors étudiante en physique. Je suis partie faire des recherches sur les particules de haute énergie au Centre Européen de Recherche Nucléaire de Genève. Je préparais mon diplôme le jour et j'écrivais la nuit. Je buvais et je fumais du haschich pour trouver le sommeil. J'étais terriblement malheureuse. En arrivant à Genève, j'avais pensé naïvement que nous allions discuter d'Einstein, de Higgs et de la formation de l'univers. En fait je me suis retrouvée entourée de gens qui étaient uniquement préoccupés par leur carrière. Nous étions tous considérés comme de potentiels prix Nobel, sur lesquels l'industrie misait des millions de dollars. Nous n'étions pas là pour devenir amis. C'est là que j'ai écrit "Le Mandarin miraculeux". Au départ j'ai écrit cette nouvelle pour moi seule, sans l'intention de la faire lire aux autres. Elle a finalement été publiée plusieurs années plus tard.
Je suis retournée en Turquie, où j'ai rencontré Sokuna dans un bar reggae. Il faisait partie de la première vague d'immigrés africains en Turquie. Très rapidement je suis tombée amoureuse de lui.
Ensemble, nous avons vécu tous les problèmes possibles et imaginables. Perquisitions de la police, racisme ordinaire : on se tenait la main dans la rue, les gens nous crachaient dessus, m'insultaient ou essayaient même de nous frapper. La situation des immigrés était alors terrible. La plupart étaient parqués dans un camp, à la frontière entre la Syrie et la Turquie. Plusieurs fois, j'ai essayé d'alerter le Haut Commissariat aux Réfugiés de l'ONU sur leur sort. Mais c'était peine perdue. Je ne faisais que nous mettre davantage en danger Sokuna et moi. Puis Sokuna a été impliqué dans une histoire de drogue et il nous a fallu partir. Des amis m'ont trouvé une place dans une équipe de scientifiques au Brésil, qui travaillaient sur ma spécialité. Je pouvais y terminer mon
doctorat, mais Sokuna n'a pas pu me suivre. Il a disparu, un an après. Je suis restée seule avec mes remords. Rio n'est pas une ville facile à vivre pour les migrants. J'ai alors décidé de renoncer à la physique pour me consacrer à l'écriture. Mais ce n'est qu'à mon retour en Turquie que j'ai écrit "La Ville dont la cape est rouge", dont l'intrigue se passe à Rio. L'héroïne est une étudiante turque, qui se perd dans l'enfer de la ville brésilienne. J'étais étrangère au Brésil, mais aussi étrangère en Turquie. Je ne me sens chez moi que lorsque j'écris. Vingt ans plus tard, aujourd'hui, je me sens toujours comme une sans-abri.
J'aime bien Cracovie, je pourrais y rester encore longtemps, mais je sais bien qu'il faut laisser la place à ceux qui attendent un asile. Il faudra bien que je retourne en Turquie. En attendant, chaque jour, je me dis que dans mon pays tout le monde sait bien que je suis devenue l'écrivaine turque la plus populaire. Tout le monde le sait, mais pourtant tout le monde se tait. C'est sans doute cela, aujourd'hui, l'exil le plus terrible.
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Ce texte a été lu, en septembre 2016, lors d'une émission de France Culture consacrée à Asli Erdogan.









3 commentaires:

  1. Celui qui ne se sent nulle part chez lui est chez lui partout. Il est citoyen du monde. Les gens n'aiment pas beaucoup les citoyens du monde. L'exil le plus terrible est l'exil de soit. Tant qu'on reste dans son monde, le coeur pur, on est à la fois en dehors du monde et dans le monde. Nos racines sont au fond de nous. En même temps elles plongent dans l'immensité de l'infini qui est au dessus de nous. L'exil protège de bien des fléaux qui peuvent envahir l'âme et la détruire. CR.

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  2. C'est juste cette notion de "citoyen du monde", mais peut-on dire que "l'exil protège de bien des fléaux"... il me semble que tout dépend des raisons et des circonstances de cet exil. Ceux qui le choisissent n'ont que peu à voir avec les exilés contraints de fuir. Pour Asli Erdogan, les deux ont existé. "Je ne me sens chez moi que lorsque j'écris" dit-elle. Etrangère au Brésil, étrangère en Turquie. On rejoint un peu cette notion d'exil intérieur, étranger à soi-même. Ecrivain populaire, mais "tout le monde se tait". Nous savons maintenant ce que lui coûte son retour en Turquie...
    Merci de tes mots cher Cristian !

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  3. Quand je parle de fléaux liés à la sédentarité, je pense essentiellement au repli sur soi, au repli identitaire qui fait le lit du nationalisme. Apparemment, faute de pouvoir ou vouloir s'exiler, même en lui-même, le père d'Asli est tombé du mauvais côté. C'en est un malheureux exemple dont elle eut à souffrir bien plus qu'elle ne laisse voir. Je parle de l'exil en connaissance cause. Moi qui fut un exilé en France, toujours accueilli avec chaleur, je me sens aujourd'hui encore plus exilé dans mon propre pays où l'on me traite de "fransquillon" ce qui n'est pas une amabilité. Mais peu importe, je porte mon exil en moi, dans mes lectures, mes écrits et souvent c'est la pays que j'ai quitté, le tien, Françoise qui me manque le plus et fut finalement ma vraie patrie. Parole de bruxellois!

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