mardi 8 novembre 2016

Un livre, un auteur : "Une mère, le cri retenu" de Pierre Perrin (Le cherche midi éditeur)




Pierre Perrin habite le pays de Courbet. Il a créé la revue Possibles, 22 numéros de 1975 à 1980, dont les n° spéciaux Jean Breton, Éroticothèque et Yves Martin. Il a publié une vingtaine d’ouvrages depuis 1972, notamment Manque à vivre, un choix de poèmes en 1985, un autre avec La Vie crépusculaire, chez Cheyne [prix Kowalski de la ville de Lyon en 1996]. Il a donné au Rocher un bref essai critique : Les Caresses de l’absence chez Françoise Lefèvre. Ces trois ouvrages sont épuisés. Mais on peut encore trouver, au Cherche Midi, Une mère, le Cri retenu en 2001, un récit sans concessions.
Il a aussi publié de courts essais et des nouvelles ainsi qu’une bonne centaine de notes de lecture dans Autre Sud, Lire, Poésie1/Vagabondages, dont une trentaine, entre 1999 et 2008, dans La Nouvelle Revue Française.
Il publie désormais essentiellement sur le net où il tient à jour son propre site qui donne aussi à lire, à l’occasion, quelques invités
Site de la revue Possibles

Après l'avoir lu deux fois, j'ai eu envie d'écrire à Pierre une sorte de lettre ouverte, de ressenti de lecture.


Cher Pierre,

Voilà déjà un moment que je veux vous envoyer ces quelques lignes sur "Une mère, le cri retenu". Et puis, je voulais le reprendre, le compléter, citer quelques passages qui m'avaient retenue, et puis et puis...le temps se déroule.
A chaque fois que je vous vois passer, je me dis que décidément je dois vous l'envoyer. Voilà donc !


Votre livre Pierre, " Une mère, le cri retenu " m'a bouleversée et souvent émue aux larmes.
Un cri retenu pendant tant d'années. Un cri enfermé depuis si longtemps en vous. Un cri pour dire la relation difficile, voire absente, entre une mère et son fils.
Tant d'années pour oser mettre des mots sur un amour né si tard. Ou plutôt ressenti si tard. Quand la mère disparaît définitivement, après avoir été cette presque petite fille, rongée par la maladie.
Toujours digne et fière cependant.
Ce livre m'a accompagnée près de l'Océan, où je découvrais votre écriture et la profonde émotion qu'elle suscite. Votre talent, votre « engagement », votre quête/recherche de souvenirs, témoignages,ressentis d'enfant, puis d'adolescent, enfin d'homme.
Je l'ai relu ici, sur mes terres bourguignonnes. J'aurais voulu recopier tant de passages, des fulgurances inouïes à certains moments.
J'avais l'impression de connaître cet univers campagnard rude et taiseux. Comme vous, j'ai passé mes dix premières années près de la ferme de mes grands-parents maternels. J'y fus heureuse car choyée par eux, surtout par ma grand-tante (soeur de mon grand-père), veuve inconsolée de 14-18.
Mes parents absents jusqu'à mes dix ans.
Je connais aussi cette froideur relationnelle avec ma mère. Notre mésentente jusqu'à la rupture. Puis elle est morte en 2015. Comme vous, le poids du remords, de la culpabilité.

Françoise

Quelques Extraits ICI :


"Les premiers temps, elle avait parlé sans fin, à faire accroire son bonheur. Son travail, son mari, son enfant : sa vie regorgeait de plaisirs. Cet enchantement sonnait le tocsin. Petite, menue, souvent un rire au bord des larmes, d’abord elle avait dit non. Le désordre l’épouvantait. Pourtant quelqu’un enfin la comprenait. Depuis sa jeunesse, elle s’était tant dévouée. Sa réserve avait fondu et son cœur éclaté. Entre eux, c’était des rires, des fous rires. Tout les emportait. Les heures passaient comme des oiseaux. Elle lui trouvait un art de la mettre en valeur qui la faisait rougir. Elle protestait sans cesse de son peu d’attrait, qu’il fallait la laisser. En même temps elle avait pressé contre son épaule l’attente secrète qu’enfin il la porte, il l’emporte où il voudrait. Elle se coulait le long de son torse. Au froid de la rue, elle emmitouflait leurs deux cous dans la même longue écharpe écrue. Mais lui, comme s’il contemplait la sœur qu’il n’avait jamais eue, ne voulait que son bonheur, sa plénitude à elle. Il ne se retenait pas, il l’adorait. Et ses prévenances sans calculs les émerveillaient tous deux. Il existait pour elle, elle existait pour lui. Cette navette rare tissait l’exigence, chaque jour plus forte, qu’ils ne se séparent plus jamais. Car loin d’elle, perdus l’appétit, le sommeil, il tremblait. Elle le hissait vers des sommets. Ils les gravissaient ensemble, allègrement. Toujours en avant de sa propre ascension, elle lui faisait gagner des années d’existence. Il brûlait, avec le sentiment de s’engendrer à travers elle, de se multiplier, tellement ce qu’on donne nous augmente, disait-il. Et, passé le supplice de s’éloigner de son enfant, elle tombait la robe de laine violine qui, la neige venue, et le vent, et le froid, l’emmitouflait jusqu’au cou. Sous ses boucles châtain clair, ses seins de plein vent odoraient le lys et le lilas mêlés. Elle creusait le ventre, elle s’imprimait contre son torse. Elle le happait, il grandissait sans fin. Jamais il n’avait cueilli de la sorte le bonheur en train de sourdre dans des pupilles dilatées. Au cours de la nuit toujours plus blanche, l’amour dansait comme la mer. Ils se défaisaient, c’était pour mieux se reprendre. La langue tel un chiot suivait des veines, des chevilles jusqu’au front. Les framboises amenées sous les lèvres rameutaient leurs racines. C’était bon, comme tant d’autres attentions, devant la longue chevauchée par tous les sens, tellement l’un et l’autre voulaient se prodiguer comment la tête leur tournait.

Cependant les arrachements au petit matin les dépeçaient, à retrouver l’enfant et les doutes. Le téléphone plusieurs fois par jour leur tirait des larmes. Ils devenaient l’un pour l’autre la cheville sans quoi le meuble se défait. Le désordre à la fin devait s’effacer, la raison ressusciter, la parenthèse fermer le tombeau. Il vacillait, s’enfonçait, s’enterrait à bout de forces. Il ne réussissait plus à la ranimer, la ramener à lui. Des ondes les faisaient encore trembler, loin l’un de l’autre. Elle connaissait de son côté la démesure du sacrifice, le féroce égoïsme dont l’enfant dès le berceau connaît l’énigme et les rouages. Et lui tournait tel l’épervier sur sa douleur. Pendant des mois, il n’avait plus regardé ni touché le monde qu’avec ses yeux et ses mains à elle. Telle une voile sous le vent tendue, son existence avait exploré des contrées inconnues. Tout à coup chaviré, amputé, aveugle, il lui fallait réapprendre la relativité des choses, sa propre pesanteur, le silence hostile. Il n’acceptait pas le désastre. Bien que sans rien tenter qui la mît en péril, il espérait un miracle. Il croyait la croiser partout. La nuit même elle surgissait peut-être. Son rire ne pouvait pas s’éteindre. Un jour elle voulut une ultime fois sa semence. Elle lui fit l’amour avec une rage qu’ils n’avaient jamais connue. Ils rirent même, comme au premier jour. Et puis elle avait emporté leur secret, pour toujours."




"Mariée tard, elle était repartie vers la liberté. L’appartement dans l’Allemagne occupée faisait d’elle à son tour une maîtresse de maison, et l’argenterie rentrait chez elle, au marché noir, et la belle vaisselle, contre du sucre, du café. Ce n’était pas pour s’enrichir, c’était pour être belle, pour vivre à son rang, à la force du poignet. À vouloir, tout au contraire, abandonner ce rang et l’uniforme, mon père a violé pour jamais son bonheur. Il l’a brisée comme un fagot sur le genou, l’a piétinée. Enfant, je ne comprenais pas qu’elle récurât le soir jusqu’à minuit parfois, dans une rage insensée, partout. Les pivoines, les lupins, les rosiers, l’été, cachaient le fumier. Mais la cuisine communiquait avec la rue et l’écurie, sans sas, sans vestibule. L’évier restait de fonte – impossible de le faire briller ! Sous l’escalier, il fallait souvent réamorcer la pompe. Dans le plafond nichaient des rats qu’on entendait courir et couiner en mangeant la soupe. Et je soutenais mon père contre les rares reproches qu’elle lui adressait. À mon tour j’élevais la voix contre sa tristesse. Elle, au lieu de me tirer vers elle, reculait, vaincue, toute son innocence persécutée. Ce qui m’éclaire, à ce jour, hier m’aveuglait. Maman, mes mots se perdent, comme de l’eau dans la terre trop sèche. Ils ne te trouveront plus."




"Son visage était ravagé, l’œil droit perdu sans retour. Elle se recroquevillait de douleur sur sa chaise. D’une main elle tenait sa joue penchée qui n’était qu’une plaie ; de l’autre, elle ramenait les pans de sa robe sur ses membres décharnés. Bien qu’elle m’accueillît encore avec un sourire qui cachait de son mieux la souffrance, je ne pouvais pas poser la question. Elle touchait à sa fin. Elle avait parlé de son cercueil, sans que sa voix tremble. Elle allait rejoindre son aimé, parti le premier. Je ne distinguais aucun chemin. Je voyais une borne et la tombe ouverte, et la tombe ensevelir le cadavre, et la borne s’effacer avec les années. Je vacillais. J’étais si près de son souffle que j’escomptais parfois la part d’inconnu qui m’était réservé. Je tenais la main de ma mère, la peau sur les os. La pitié m’étreignait. Je concevais la délivrance, dont elle ne faisait plus guère état. Je ne pouvais réaliser son abandon, le renoncement à vivre. Elle avait embrassé à sa façon le monde et les êtres qui avaient croisé son destin. Elle avait parié sur le ciel, comme on lui avait appris à le faire. Elle ne jouait plus. Et peu lui importait qu’il restât quelque chose ou non de ce qu’elle avait gagné à la sueur de son front. Elle s’en allait, son être s’en allait. Ce n’était pas un drame. Les bilans dépassés, l’enfant élevé, le silence l’envahissait, comme s’il avait neigé sur son jardin. Un cri, un seul, lui échapperait, qu’elle entendrait à peine. Seule – il ne viendrait plus maintenant –, à l’ultime instant."


Pierre Perrin, Une mère, Le Cri retenu, Cherche Midi, 2001

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