Faute de retours, la traduction de la plaidoirie d'ASLI ERDOGAN, telle que Ricardo Montserrat l'a mise en musique et en mots, et qui sera lue par une belle actrice parisienne, dans un beau théâtre parisien, accompagnée par un magnifique musicien méditerranéen, devant le TOUT-MONDE, qui peut faire bouger le monde. Devant le beau monde qui a le pouvoir de libérer.
Les droits ne sont pas libres. Les droits leur appartiennent.
« IL DOIT Y AVOIR UNE ERREUR ! »
Plaidoirie Aslı Erdoğan. Traduction Naz Oke. Adaptation Ricardo Montserrat
Au Tribunal Pénal n°23 de la République de Turquie,
Messieurs les Juges, Vénérables représentants de la Justice,
Je viens, ici, devant vous, présenter ma défense au nom du Droit
Comme si, ici, le Droit existait
Comme si, ici, le Droit existait encore.
Mais, ce que j'ai vécu, ici,
depuis cinq mois,
m’a fait comprendre,
et vous fera comprendre,
j’en suis certaine,
que, désormais,
ici,
la politique étouffe tout processus légal,
la politique intimide le Droit,
en fait un instrument de punition,
pire : de punition « pour l’exemple »
Et peu importe qu'il n'y ait pas de « crime »
Peu importe qu’il il n’y ait pas eu « crime »
Expliquer le Droit aux éminents juristes que vous êtes
outre-passe mes capacités
mais je suis en droit de vous rappeler que défendre le Droit,
pas seulement mon droit,
mais le Droit
est le devoir de tout juge et juriste.
Le Droit a pour tâche
non de défendre l’Etat,
ou le pouvoir politique,
mais de protéger la société et les citoyens.
L’indépendance de la Justice est un droit essentiel
L’indépendance de la Justice est la garantie d’un jugement équitable
pour chaque individu
conformément aux lois.
POURQUOI M’A-T’ON ARRÊTÉE ?
Parce que mon nom figurait dans la liste
du Conseil de consultants du journal « Özgür Gündem ».
Conseil purement symbolique,
n’ayant d’autre existence que sur le papier,
n'ayant aucune prérogative sur les décisions d’un journal
qui, je le rappelle, était légal,
et, dont chaque exemplaire,
chaque carte de journaliste,
étaient contrôlés par les Procureurs,
un journal distribué dans toute la Turquie,
par la principale entreprise de distribution « Turkuaz ».
Pendant ces années où j'étais conseillère,
des procès semblables avaient été ouverts contre le KCK,
mais jamais on ne m’avait appelée à témoigner.
La qualité de conseillère d'Özgür Gündem n'avait jamais été invoquée
comme preuve pouvant m’incriminer de quoi que ce soit.
Durant ma carrière d'auteure,
entamée, il y a 18 ans, au journal Radikal,
aucun procès n’a jamais été engagé,
aucune enquête n'a jamais été ouverte.
Pas une seule plainte n'a été déposée
à l'encontre d’une seule de mes chroniques,
Pas même pour les textes que vous avez ajoutés à l'acte d'accusation.
Jamais je n'ai été citée dans un procès pénal.
Et vous voudriez que j’entre dans l’Histoire de ce siècle,
comme la première et la seule femme de lettres
à être jugée,
bien que n’ayant commis aucun crime contre la loi ?
La première et la seule femme de lettres
à encourir une condamnation à la « perpétuité réelle »,
susceptible d’être commuée en peine de mort ?
Ce n’est qu’une fois en prison
que j’ai appris que je relevais de l’article 302.
Je cite : « Atteinte à l'union et l'unité de l’Etat,
constitution d'organisation armée,
appartenance à une organisation armée,
propagande en faveur d’une organisation armée… »
Pourquoi ces accusations parmi les plus graves,
figurant dans le Code Pénal ,
ont-elles été liées à ma présence dans un organigramme
pour un motif qui n’est ni prévu ni puni par la loi ?
Pourquoi ceux qui ont accepté de figurer
au Conseil de consultants d'un journal légal,
– Bilge Contepe, fondatrice du Parti des Verts,
Ragıp Zarakolu, nommée au Prix Nobel de la Paix,
Necmiye Alpay, linguiste mondialement connue,
et moi-même –
avons-nous été mis dans le même sac
que les militants du PKK-KCK que vous persécutez ?
Notre Conseil, dans sa courte histoire,
ne s'est jamais réuni et n'a pris aucune décision.
« Consultant » signifie, comme son nom l’indique,
que l’on peut nous consulter.
Mais accepter ou non nos conseils
relève de la seule responsabilité de la rédaction.
Le conseiller de Hürriyet, M. Doğan Hızlan,
n’est par exemple responsable
que de ses propres articles dans le journal de votre gouvernement.
Votre acte d’accusation bafoue le Droit
et la légalité des peines.
Je ne peux être condamnée
qu'en vertu d'un texte pénal précis et clair
Où est-il ?
L'individualisation des peines,
existe depuis Babylone et Hammourabi.
La base du Code Pénal est
l'universalité de la loi,
La base du Code Pénal est
la présomption d’innocence,
la différence entre acte et intention,
la nécessité de preuves concrètes confirmant les allégations,
la collecte de preuves à charge et à décharge.
Comment avez-vous pu,
afin de tenter d’y trouver des preuves
d’une supposée appartenance à une organisation terroriste,
extraire,
chirurgicalement,
charcuter,
quatre ou cinq phrases des textes
d'une auteure
qui a écrit durant 26 ans
huit livres et des centaines d'articles,
et a été traduite en une trentaine de langues ?
C'est digne d’un procès en sorcellerie du Moyen-âge
digne de l’Inquisition.
Il y a trois cents ans, m’a-t-on enseigné dans une école turque,
Voltaire dénonçait l’iniquité d’un régime despotique
avec ces mots prophétiques :
« Qui ne pense comme l’autorité
est coupable
et doit être condamné
avant même qu’il ne prouve qu’il est innocent. »
En 2013-2014,
le gouvernement AKP
s'est assis à la table des négociations avec le PKK,
processus de paix interrompu,
suite aux exactions commises par l'armée dans le Kurdistan,
et dont j’ai rendu compte dans des articles
qui, jamais, non jamais, n’ont été attaqués.
Les dirigeants du PKK ont été interviewés par tous les journaux turcs
Leurs déclarations relayées par tous les médias turcs.
Alors comment comprendre, sous l'angle de la logique,
qu’elle soit juridique ou morale,
que, malgré la jurisprudence de la Cour suprême,
ce gouvernement cherche avec insistance des preuves de crimes inexistants ?
Comment comprendre qu’il découvre tout à coup
que Besê Hozat, co-présidente du Conseil d'administration du KCK
a écrit dans Özgür Gündem,
comme s’il ne l’avait jamais su
comme s’il n’avait jamais su qui elle est,
auteure et responsable de ce qu'elle écrit
et, à l'ère d’Internet,
de ce qu’elle diffuse sur les réseaux sociaux ?
Quant à moi ?
Moi. Rien. Rien de tel.
Rien que vous ne sachiez déjà.
Je n'étais pas,
je ne suis pas,
je ne suis pas au courant des chroniques écrites sous pseudo.
je n'ai jamais croisé le nom d'Ali Fırat…
Je sais, je sais :
Chaque auteur peut prendre un pseudo,
peut le changer, s’il le veut.
Plusieurs auteurs peuvent partager un seul pseudo.
Mais comment déterminer d'une façon exacte,
qui est derrière un pseudo
sans avoir vu le texte écrit de façon manuscrite ?
Certes, je suis écrivaine
Mais, avant tout, je suis physicienne
Et, en tant que physicienne, je ne produis pas d’hypothèses
je ne prends pas position sur des choses
dont je ne suis pas sûre
Je ne suis pas une agence de renseignements,
une agence de com… de communication
Je suis encore moins censeure.
Je serais incapable de me censurer moi-même
Et quand je relis ce que j’ai écrit,
je me demande d’où sont venus ces mots
que je lis.
Peu de temps après avoir commencé à écrire,
dans Özgür Gündem,
au printemps 2011,
on m'a proposé de faire partie du Conseil de consultants
Les magazines littéraires ont tous des consultants
des personnalités qui ont atteint une certaine respectabilité.
J'ai accepté…
Quelques mois plus tard,
Zurich m’a nommée « Auteure de la Ville »
J'y suis allée
Puis il y a eu Paris, la bourse Yourcenar
puis l’Autriche.
Fin 2012, grave hémorragie, j’ai arrêté d’écrire.
2013, le prix, « Les Mots sans frontières », m’a été remis en Norvège,
La presse turque, d’ordinaire silencieuse devant mes réussites littéraires,
relaie pour une fois l’information.
Özgür Gündem aurait resté sans réaction.
J’aurais aimé savoir pourquoi mais
c’était contraire à mon éthique.
Oui, mon éthique !
Vous savez, ma vie durant, jamais je n'ai adhéré à une structure politique,
jamais je n'ai dirigé d'organisation, ni d'institution
jamais je n’ai eu de subalternes, ni de patron, ni de chef,
jamais je n’ai fait miennes des idées qui n’étaient pas les miennes.
Jamais je n'ai pris d'ordres de qui que ce soit,
donné d'ordres à qui que ce soit.
Je vous le répète :
je ne suis qu’une auteure,
tout simplement une auteure
juridiquement et moralement responsable de ce qu’elle écrit
et de rien d’autre.
C’est la raison pour laquelle vous ne pouvez me condamner.
Oui, oui, j’ai écrit des choses qui vous déplaisent.
Dans ma chronique intitulée, « 65, 66 », « Yetmiş beş, yetmiş altı »
j’ai parlé de la mort d'un membre du KCK, qui s'était immolé par le feu.
La violence de cet acte m’avait bouleversée.
Mais vouloir croire qu’ainsi je « faisais mienne » la cause du KCK,
qu’ainsi je m’engageai dans le KCK,
serait une interprétation irrationnelle
et paranoïaque,
une distorsion malveillante.
Ce que j’ai écrit, vous vous en moquez
Vous ne l’avez pas lu.
Les chroniques, que j’ai écrites durant 18 ans,
qui m’ont fait connaître internationalement
comme défenseure des droits humains,
vous ne les avez pas lues.
C’est pourtant cette Asli-là que vous voulez taire
Parce que cette Asli-là parle dans le monde entier,
Elle est écoutée davantage que les bourreaux en chef de la démocrature,
Et ça il n’en est pas question !
Logique implacable des dictatures !
Selon cette même logique,
sont membres du KCK,
sont des terroristes,
ceux et celles qui m’ont montré leur solidarité :
écrivains, artistes, musiciens, avocats, éditeurs, universitaires,
hommes politiques des partis HDP, CHP et même de l’AKP,
prix Nobel de littérature, tels Orhan Pamuk et Coetzee,
écrivains prestigieux du PEN international,
Martin Schultz, président du Parlement Européen,
Euro-députés de droite comme de gauche
élus de grandes villes françaises
suisses, italiennes, allemandes
dizaines de milliers de personnes,
citoyens néo-zélandais ou saoudiens.
Tous terroristes
tout simplement parce que solidaires
d'une simple auteure
Membres du KCK
parce que choqués par injustice et l'absence de Droit ?
Quelle farce !
Je n’ai jamais fait que critiquer les atteintes à la liberté d’expression,
les atteintes au droit de s'informer,
je n’ai jamais fait que dénoncer l'arrestation de journalistes et d’écrivains.
Lorsqu'une personne est assassinée,
je ne veux pas savoir,
je ne peux pas le savoir,
si elle était membre du PKK ou non,
auteure d'une attaque terroriste ou non,
et encore moins faire de commentaires.
Ni les policiers ni moi n'avons de ligne directe avec Dieu.
Mais je sais, et vous le savez,
que le fait de condamner une personne morte,
qui ne peut se défendre,
le fait de la déclarer coupable sans aucun jugement,
n'est ni légal, ni humain, ni moral.
C’est « péché » selon les valeurs de l’Islam.
Je sais, et vous le savez, que la torture est un crime.
« La vie ressemble à une blessure
dont on ressent la douleur quand elle refroidit…»
Qui ne peut voir que cette phrase
que le procureur a extraite de mon Journal du Fascisme
n’est que littérature,
n’est que monologue intérieur ?
« Seul l'éclatement du monde intérieur
Provoque la violence du monde extérieur… »
Est-ce que je parle de Turquie ?
Non, je parle de l’univers.
Je parle de ce qui se passe aussi bien dans le ghetto de Varsovie qu'à Paris.
Monsieur le Procureur déduit d’une seule phrase
que je parle de Lice.
Lice ? Vraiment ?
Monsieur le Procureur arrache cette phrase
« Vivre les jours où, des gens, dans des sous-sols, sont brûlés vifs… »
Et la relie aux événements de Lice
Pure poésie !
À la date où je l’avais écrite,
Lice n'avait pas commencé.
Je n’avais aucune information concernant Lice.
Dans mes textes antérieurs, j'avais écrit sur Cizre et Sur,
à partir de rapports d’organisations nationales et internationales,
de témoignages et rapports d’autopsie,
affirmant et confirmant que des enfants avaient été tués à Cizre et Sur.
Oui, des enfants ont été tués à Cizre et à Sur !
Est-ce de ma faute ?
Où est mon erreur ?
IL DOIT POURTANT Y AVOIR UNE ERREUR
J’ai dit, j’ai crié aux forces spéciales
qui ont fait une descente à mon domicile :
« IL DOIT Y AVOIR UNE ERREUR… »
J'ai pensé des jours et des jours,
en relisant le dossier préparé par des policiers maladroits,
qui manquaient certainement de notions de Droit fondamental,
qui avaient lu à la hâte mes textes,
et en avaient extrait des phrases,
qu’il serait immédiatement recalé au regard du Droit, par le Procureur.
« IL DOIT POURTANT Y AVOIR UNE ERREUR ! »
A l'instant où je suis entrée au Tribunal,
j'ai saisi
que ma peine était prévue
que mon crime était inexistant
qu’au seul prétexte que j’étais membre du Conseil de consultants,
je serais définitivement mise dans le même sac que le K.C.K
Pourquoi moi ?
Pourquoi m’avoir choisie, moi, comme cible d'un lynchage politique ?
Pourquoi s’acharner ainsi de toutes ses forces
sur une femme qui n'existe que par sa plume,
si ce n’est parce que le Pouvoir veut instaurer
un rituel de chasse aux sorcières !
Comment ne se rend-il pas compte que la Turquie,
en emprisonnant plus de 150 écrivains,
ampute sa propre langue ?
Comment n’a-t-il pas pas honte de voir dans le monde entier
ma photo et celle de Necmiye
deux des auteures qui défendent le mieux notre littérature,
entre deux gendarmes ?
Si je meurs, si l’un ou l’une de nous meurt,
comment ce gouvernement pourra-t-il jamais se regarder dans la glace ?
J’en ai assez dit.
C’est à vous de parler.
Au nom du Droit.
À vous de dire le Droit.
Cela fait des mois qu’un non-lieu aurait dû être prononcé.
Aujourd'hui, je vous demande de lever les charges
et chefs d'accusation à mon encontre,
Je demande et j’attends d’être acquittée et libérée.
Merci de m'avoir écoutée.
Cordialement,
Aslı Erdoğan
Istanbul, 29.1
Paru dans Free Asli Erdogan
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