jeudi 23 novembre 2017

Asli Erdogan, Rencontres d'Averroès (Marseille), article L'Humanité

© Photo : Basso Cannarsa/Opale/Leemage





Asli Erdogan :
 "Tout au long de ma vie, je me suis demandé comment faire de la littérature avec la violence "

La romancière et journaliste turque Asli Erdogan a été mise en liberté conditionnelle en avril dernier, après avoir passé 136 jours en prison. Son procès a repris à Istanbul le 31 octobre. Depuis septembre, elle peut à nouveau voyager. Elle était, dimanche, l'invitée exceptionnelle des 24e Rencontres d'Averroès, au théâtre de la Criée, à Marseille.

Comment allez-vous et quelle est votre situation aujourd'hui ? Avez-vous posé vos valises à Francfort ? 

Asli Erdogan : J'ai quitté la Turquie à la fin du mois de septembre après un long combat pour récupérer mon passeport. Je ne suis pas vraiment installée à Francfort, je vis dans un no man's land, je voyage beaucoup. J'ai l'intention de revenir dès que la situation sera moins dangereuse, mais j'ai très peur de l'état d'urgence. Si je rentre en Turquie, on peut me reprendre mon passeport et je risque de ne jamais en ressortir. Bien sûr, mon procès n'est pas terminé. Le procureur avait requis une peine de prison à vie, plus dix-sept ans. La requête de la perpétuité a été suspendue, ainsi que dix ans de sûreté, mais je risque encore une peine de sept ans et demi. La plupart des avocats pensent que je serai acquittée, mais la Turquie est totalement imprévisible.

  Ce caractère imprévisible de la répression rend-il la situation actuelle différente d'autres périodes de l'histoire de la Turquie ? 

  Asli Erdogan : J'ai vécu à plusieurs reprises sous des régimes de dictature militaire. C'était simple, tout noir ou tout blanc : la junte éliminait tous les opposants. Le régime actuel est complètement hors-la-loi, on ne peut plus prédire qui sera arrêté et pour quel motif. L'un de mes meilleurs amis a été arrêté pour complicité avec le mouvement Gülen (Fetö). J'ai été arrêtée pour complicité avec le PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan). Un journalisté a été arrêté pour complicité avec le DHKP-C (organisation d'extrême gauche), Fetö et le PKK. Comment peut-on être membre de trois organisations différentes, à moins d'être schizophrène ? Ce caractère arbitraire de la répression terrorise la population. Un juge a été arrêté en plein tribunal simplement parce qu'il avait posé trop de questions à un membre des services secrets. Cet exemple montre que la loi n'existe plus.

  Le thème de la prison revient régulièrement dans vos textes de fiction, notamment dans Le Bâtiment de pierre, inspiré d'un centre de détention d'Istanbul où sont incarcérés et torturés des prisonniers politiques et des enfants des rues. Pourquoi avoir choisi une forme élégiaque, une approche onirique, pour dire une réalité insoutenable ? 

  Asli Erdogan : Je me suis posé cette question tout au long de ma vie d'écrivain : comment dire l'indicible, comment faire de la littérature avec la violence, la torture ? Fait-il le faire ? Dans ce livre, je voulais trouver le langage du traumatisme. Je n'étais jamais allée en prison mais mes proches y étaient allés, j'avais beaucoup lu sur la torture. En Turquie, certains critiques m'ont reproché d'avoir écrit un livre trop poétique. Mais quand je me suis retrouvée en prison, j'ai ressenti exactement ce que j'avais écrit dans mon roman : le traumatisme s'incarnait par des images très fortes, en noir et blanc, nimbées d'un gros nuage. Le narrateur du livre est multiple, c'est une sorte de chœur. Il y a une femme, un traître, quelqu'un qui va être trahi, une personne qui va se suicider, un ange et un fou qui ont tous deux le visage séparé en deux par une cicatrice. A la fin, je deviens la narratrice et j'endosse la responsabilité de tous ces personnages. Je suis à la fois le traître et celui qui est trahi, celui qui meurt d'un traumatisme et celui qui parvient à s'échapper. Une partie de moi est restée en prison et l'autre, Asli la survivante, est ici devant vous. J'essaie de réconcilier toutes ces parties de moi qui ne s'écoutent pas et sont inconciliables. Ce livre est une élégie pour une personne disparue depuis 1998, dont on n'a appris la mort qu'en 2002. Je me sens comme une traîtresse car j'ai survécu. C'est la culpabilité du survivant, très bien décrite par Primo Levi.

  Comment avez-vous commencé à écrire de la fiction ? Vous étiez une enfant surdouée ? 

  Asli Erdogan : J'ai appris à lire et à écrire seule à l'âge de 4 ans. On a découvert que j'avais cette intelligence hors normes, mais, sur d'autres plans, j'étais plutôt en retard : j'étais très timide, je ne pouvais pas lacer mes chaussures seule. La lecture était mon refuge, dans un contexte de grande violence. J'ai connu l'arrivée au pouvoir de la junte militaire en 1971-72 ; la police a fait irruption dans l'appartement de mes parents. J'ai écrit mon premier poème à l'âge de 10 ans, en secret. Mais ma grand-mère, qui était poétesse, l'a fait publier. Je me suis sentie très humiliée et j'ai tout arrêté jusqu'à mes 20 ans. J'ai recommencé à écrire sérieusement quand j'étais au CERN, l'organisation européenne pour la recherche nucléaire à Genève. Je travaillais 14 heures par jour, comme physicienne, et j'écrivais la nuit, Le Mandarin miraculeux, un livre très nocturne. C'était un acte de survie et une confession précoce. La narratrice est borgne : à travers elle, je dis au lecteur que je ne vois qu'une moitié de la réalité. Je parle de la pénombre, du vide, il ne faut pas attendre de moi que je parle des couleurs car je suis à moitié aveugle. Cette division est en moi. Je suis un écrivain très sombre.

  Quand avez-vous compris que vous vouliez ne faire qu'écrire ? Votre roman La Ville dont la cape est rouge, écrit après un séjour au Brésil, a-t-il été décisif ? 

  Asli Erdogan : En 1994, j'ai dû fuir la Turquie. J'avais écrit des lettres sur la situation de 157 Africains arrêtés et internés dans des camps. J'avais parlé d'un camp de concentration car ces gens n'avaient pas été jugés. J'ai utilisé mon CV de physicienne pour me mettre à l'abri au Brésil. Rio était, à l'époque, la ville la plus dangereuse du monde. Ce fut un énorme choc, je n'avais jamais eu une expérience si profonde de la mort, de la mortalité. La Ville dont la cape est rouge, que j'ai écrit à 30 ans, est mon livre préféré. Le personnage et la ville se font face, comme un jeu de miroirs ou d'échecs. Quand j'ai commencé le livre, j'étais très malade. Je pesais 43 kilos, tout le monde pensait que j'étais devenue folle. J'ai presque été soulagée quand on m'a diagnostiqué une tumeur. Quand j'ai terminé le roman, j'étais guérie. Mais je n'avais plus de personnalité, j'avais arrêté la physique, je n'avais pas de ressources. Puis Radikal, un nouveau journal de gauche, m'a demandé d'être chroniqueuse. J'ai accepté, d'abord pour gagner ma vie. Encore aujourd'hui, je ne sais pas si j'ai fait le bon choix, mais j'ai adoré le journalisme. Je l'ai fait en tant qu'écrivain, avec une langue très littéraire. Je me sentais responsable de la vie des gens : à la manière d'un médecin, je vérifiais tout. Dans les années 1990, j'ai abordé des tabous de la société turque comme le viol, la torture et, bien sûr, la question kurde. Parfois, en écrivant, on pouvait réussir à faire sortir quelqu'un de prison. J'ai écrit sur une prisonnière kurde atteinte d'un cancer, à qui on n'accordait pas le droit de mourir chez elle, en violation de la loi. Elle a finalement été libérée. C'était une victoire, mais quand elle est morte, j'ai eu honte de m'être sentie victorieuse. J'ai compris la mort d'une manière bien plus profonde que dans mon travail de romancière.

  Quelle a été l'influence de vos parents, militants de gauche, dans votre construction intellectuelle ? 

  Asli Erdogan : J'ai tout appris seule, même la lecture. Je viens d'une famille de la classe moyenne. Mon père était ingénieur et ma mère économiste, ils étaient très à gauche. Ils avaient une importante bibliothèque d'ouvrages d'extrême gauche, de littérature réaliste. J'ai eu la chance de réussir l'examen d'entrée au Robert College, une école américaine prestigieuse. J'ai lu Shakespeare, Euripide, Kafka à l'âge de 14 ans... des auteurs auxquels je n'aurais jamais eu accès dans ma famille. Ma relation avec mon père est compliquée : j'admirais son activisme politique, mais il prenait trop de place. Il voulait toujours être le chef, même dans un groupuscule. Probablement en réaction, je suis très passive, solitaire. Dans mes articles ou dans mes lettres, j'ai toujours mené seule mon combat politique. Je ne suis pas une activiste, même si au cours des dernières années, j'ai appris à m'organiser. Il y a trois ans, j'ai mis en place une chaîne pacifique à la frontière de Kobané pour faire passer les blessés et l'aide médicale. La semaine suivante, l'armée a ouvert le feu et une étudiante de 28 ans est morte. J'ai écrit un texte sur elle, en référence à Rilke : Ce pays qu'on appelle la vie. 

  Aviez-vous, tout au long de ces années, le sentiment du danger ? Savez-vous quel texte a déclenché la colère du régime ?   

  Asli Erdogan : J'ai reçu mes premiers coups de fil de menaces dans les années 1990, quand j'ai écrit sur le viol de trois jeunes filles kurdes mineures par des milices paramilitaires. En 2015, quand la guerre a repris en Turquie, j'étais en résidence d'écriture à Cracovie. J'ai fait un bref voyage à Diyarbakir (Kurdistan) et à Suruç, où j'ai donné une interview qui a mis le régime en colère. Quand je suis rentrée définitivement, j'ai écrit sur Cizre, une ville kurde assiégée, après avoir vu un documentaire. On voit la police ouvrir le feu sur des vieilles femmes, des hommes et des enfants après leur avoir dit de sortir avec un drapeau blanc. Dans cette même ville, cent cinquante ou deux cent personnes ont été brûlées vives dans une cave. En m'appuyant sur la technique développée par le poète autrichien Helmrad Bäcker pour écrire sur Auschwitz, j'ai retranscrit des documents légaux. La langue administrative, plate, désincarnée, produit un effet hypnotique et permet de faire entendre les voix des victimes. J'ai écrit un premier article intitulé Ceci est ton père, dans lequel je cite le rapport d'autopsie d'un enfant de 12 ans et un document prouvant qu'on a rendu à une femme le corps de son mari sous la forme d'un sac de cendres et d'os. Quand ma mère a lu le texte, elle m'a appelée à 1h30 du matin en pleurs, en me disant d'arrêter. La même semaine, notre président a déclaré : « Ceux qui défendent les droits des terroristes seront traités encore plus durement que les terroristes. » Evidemment, j'ai écrit un second article dans lequel je cite un rapport de l'ONU affirmant que deux mille civils avaient été tués dans cette région en 2015. Je me contente de citer des documents légaux et on m'accuse d'être une dirigeante du PKK et de faire l'apologie du terrorisme.

  Est-ce la littérature qui est attaquée ? 

  Asli Erdogan : C'est très compliqué. En Turquie, beaucoup d'écrivains sont en prison. Selon l'association PEN International, il n'y en a jamais eu autant, tous pays confondus. Mais je n'ai pas été arrêtée pour mes écrits. On me reproche d'être conseillère littéraire du journal kurde Özgür Gündem. Cependant, je crois que ce qui les a mis en colère, c'est vraiment la littérature.

  Vos livres circulent-ils en Turquie ? 

  Asli Erdogan : Dans les années 1990, j'étais la princesse des lettres turques. Mais quand j'ai commencé le journalisme, ma couronne m'a été reprise. Le silence s'est installé autour de mon travail, mais il faut dire que je n'étais pas très productive. Quand je suis allée en prison, mes livres sont devenus des best-sellers. Mon éditeur turc a gagné beaucoup d'argent grâce à moi. Je ne me plains pas, cela m'a permis d'être redécouverte par la jeune génération, par de jeunes écrivains. Mais les gens qui me soutiennent ont eu des problèmes, comme par exemple les musiciens qui se réunissaient devant la prison deux fois par semaine. Beaucoup ont perdu leur travail.

  Ecrivez-vous en ce moment ? 

  Asli Erdogan : C'est toujours une question très douloureuse. Jusqu'à une période récente, j'ai eu beaucoup de symptômes post-traumatiques : amnésie, nausées, insomnies. On ne peut pas écrire dans ces conditions. Je dois remettre mon corps en état pour reprendre le long processus de l'écriture. Mais je commence depuis peu à ressentir le manque. Je sens que le moment approche, mais je me donne du temps.

Entretien réalisé par Sophie Joubert, au théâtre de La Criée, à Marseille, le dimanche 19 novembre 2017, dans le cadre des 24e Rencontres d’Averroès. Traduit avec Valentine Leÿs

L'Humanité du mercredi 22 novembre 2017

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire