vendredi 12 janvier 2018

Adonis, poème



Tu as dit : Mon visage est navire, mon corps est une île,
et l’eau, organes désirants.
Tu as dit : Ta poitrine est une vague,
nuit qui déferle sous mes seins.

Le soleil est ma prison ancienne,
Le soleil est ma nouvelle prison,
La mort est fête et chant.

M’as-tu entendu ? Je suis autre que cette nuit, autre
Que son lit souple et lumineux.
Mon corps est ma couverture, tissu
Dont j’ai cousu les fils avec mon sang.
Je me suis égaré et dans mon corps était mon errance…

J’ai donné les vents aux feuilles,
J’ai laissé derrière moi mes cils,
De rage j’ai joué l’énigme avec la divinité
Et j’ai habité l’évangile de l’allaitement
Pour découvrir dans mes vêtements
la pierre itinérante

M’as-tu reconnu ? Mon corps est ma couverture,
La mort est mon chant et palais de mes cahiers,
L’encre m’est tombe et antichambre,
Mappemonde clivée par la désolation
En laquelle le ciel a vieilli,
Luge noire que traînent les pleurs et la souffrance.

Me suivras-tu ? Mon corps est mon ciel,
J’ai ouvert tout grand les couloirs de l’espace
J’ai dessiné derrière moi mes cils,
Routes menant vers une idole antique.

Me suivras-tu ? Mon corps est mon chemin.

Adonis

Traduction de l’arabe par Anne Wade Minkowski




Photo wikipedia


Selon vous, l'exil est la véritable patrie du créateur. Pourquoi cela ?

(...)A l'origine, nul ne demande à une quelconque force métaphysique de le propulser à tel ou tel endroit de la planète. L'exil est donc l'état de l'être humain par excellence. D'ailleurs, pour ceux qui, contrairement à moi, croient aux religions monothéistes, le plus grand exil commence avec Eve – notre mère à tous –, chassée du paradis. Quant aux créateurs, ils sont par nature doublement exilés. Non seulement ils n'ont rien demandé, mais leur expression singulière les exile du reste du monde, ce qu'ils cherchent à dépasser à travers leurs œuvres. Pour ma part, je ne tiens pas à en sortir mais à mieux comprendre cet état de l'existence.

Une ville ou un lieu vous donnent-ils pourtant le sentiment d'être chez vous ?

Beyrouth, où je me suis installé en 1956 et où j'habite encore aujourd'hui, en alternance avec Paris. C'est là où je peux le mieux comprendre l'exil. Car Beyrouth n'est pas une ville complète, achevée, mais une ville projet en perpétuelle reconstruction. Une cité ouverte, sans murs, à créer et à recréer. Y vivre, c'est avoir le sentiment d'être au cœur de l'infini (...)


Vous avez écrit vos premiers poèmes en Syrie. Comment sont-ils venus ?

(...) Je suis né en poésie. Nous n'avions rien d'autre à lire, c'était notre pain quotidien. Dès l'enfance j'ai voulu changer le monde. C'est nécessaire si on ne veut pas répéter à l'infini ce qui a déjà été créé. Et en le répétant, on le déforme, on le tue. Or écrire de la poésie, c'est changer le monde, parce que chaque poète a une vision. Mais j'ai vite compris que pour transformer le monde arabe, sa culture, ses régimes, il fallait commencer par séparer le religieux de tout ce qui est politique, culturel et social, tout en respectant le droit de chacun à pratiquer sa religion. Mais je refuse que celle-ci soit institutionnalisée, imposée à tous. C'est une agression contre la société (...)


Qu'attendez-vous de la poésie ?

La même chose qu'on attend d'un amour : l'épanouissement à l'infini, l'ouverture, la diversité dans l'égalité et la liberté. Il ne faut pas mesurer la poésie pratiquement. Elle offre une nouvelle image et de nouveaux rapports entre les mots et les choses, les choses et l'être humain. Elle œuvre toujours à créer et recréer le monde (...)

extraits entretien dans Télérama

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Publié le 20/02/2016. Mis à jour le 24/02/2016 à 11h43.

2 commentaires:

  1. Cette ode de l'amour à mort renvoie vers le sens ultime de l'amour à travers l'image du corps de l'autre, c'est la rencontre avec l'image se soi. Seul à double titre, celui qui prend la route de l'exil: "Va vers toi, Abram" que reprendra Nietzsche dans le "deviens toi-même" , celui-là prendra le chemin de l'amour et de sa vraie patrie. Celle-ci est en lui et il la transporte chaque jour sur les routes de son exil. C'est ce que fait, je crois, Adonis. Ou ce que mo, modestement, j'en ai compris. CR

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    1. Merci pour ce commentaire intéressant ! Il me semble que l'exil habite totalement Adonis. J'ai connu ce poète il n'y a que quelques années, et ce qui est drôle c'était dans un magazine grec ! Ce que j'apprécie c'est sa façon d'écrire et ce pourquoi il choisit la poésie. Evidemment, il faudrait pouvoir le lire en arabe pour mieux se rendre compte.

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