Tombeau de Romain Gary, de Nancy Huston
(...) En même temps, de façon
assez déroutante, au lieu de te révéler un peu
plus avec chaque livre que je lisais, chaque fait que j'apprenais, il
m'a semblé que tu t'esquivais, te soustrayais et t'effaçais
progressivement, non seulement parce que ton existence était
striée de contradictions de toutes sortes, mais parce que,
d'un bout à l'autre de cette existence, tu as menti de façon
invétérée, éhontée, superbe. Oui :
jusqu'à ta dernière pirouette magistrale – claquement
de doigts – l'homme se supprime et nous adresse la parole en
ricanant depuis l'au-delà : « Je me suis bien
amusé. Au revoir et merci. »
C'est faux.
Tu ne t'es pas amusé du
tout. S'il y avait une chose pour laquelle tu n'étais pas
doué, c'était l'amusement. De même tes mots de
prédilection - « léger »,
« insouciant » - étaient aux antipodes
de ta personnalité. Tu étais lourd et bourré de
complexes, un gros souci en chair et en os. Aucun écrivain,
Romain, ne m'a semblé aussi rétif que toi à la
compréhension, au sens
étymologique de « faire le tour, tenir entre ses
mains »...
Je m'aperçois
que je te tutoie, c'est très impoli de ma part. Mais par
quelle personne te prendre ? « Il » ne me
convient pas; « vous » non plus. Je sais avec
certitude que si je t'avais rencontré, au cours des sept
années que nous avons passées dans la même ville,
tu m'aurais déplu : à cause de tes manières
extravagantes de macho, ta voix au timbre graveleux et aux accents
prétentieux, ton éloquence française frisant la
logorrhée, ta façon d'être toujours ailleurs,
distrait, nerveux jusqu'au frénétisme... Mais toi non
plus, tu ne te supportais pas : tu détestais le son de ta
propre voix, disant que ta vraie voix, celle qui était
profondément toi, avait été usurpée par
la basse russe Chaliapine, et que, de même, ta tête de
Tartare dur, cruel et indifférent ne correspondait pas à
ce que tu étais à l'intérieur; nous sommes donc
rapprochés par ce dégoût de ce que tu donnais à
voir et à entendre au monde, et c'est ce qui m'autorise à
te dire tu.
Tombeau de Romain
Gary
Nancy Huston
Actes Sud, 1995
Babel p 12-13
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