dimanche 22 juin 2014

Tombeau de Romain Gary, Nancy Huston ( 1995 )

Tombeau de Romain Gary, de Nancy Huston


(...) En même temps, de façon assez déroutante, au lieu de te révéler un peu plus avec chaque livre que je lisais, chaque fait que j'apprenais, il m'a semblé que tu t'esquivais, te soustrayais et t'effaçais progressivement, non seulement parce que ton existence était striée de contradictions de toutes sortes, mais parce que, d'un bout à l'autre de cette existence, tu as menti de façon invétérée, éhontée, superbe. Oui : jusqu'à ta dernière pirouette magistrale – claquement de doigts – l'homme se supprime et nous adresse la parole en ricanant depuis l'au-delà : « Je me suis bien amusé. Au revoir et merci. »
C'est faux.
Tu ne t'es pas amusé du tout. S'il y avait une chose pour laquelle tu n'étais pas doué, c'était l'amusement. De même tes mots de prédilection - « léger », « insouciant » - étaient aux antipodes de ta personnalité. Tu étais lourd et bourré de complexes, un gros souci en chair et en os. Aucun écrivain, Romain, ne m'a semblé aussi rétif que toi à la compréhension, au sens étymologique de « faire le tour, tenir entre ses mains »...
Je m'aperçois que je te tutoie, c'est très impoli de ma part. Mais par quelle personne te prendre ? « Il » ne me convient pas; « vous » non plus. Je sais avec certitude que si je t'avais rencontré, au cours des sept années que nous avons passées dans la même ville, tu m'aurais déplu : à cause de tes manières extravagantes de macho, ta voix au timbre graveleux et aux accents prétentieux, ton éloquence française frisant la logorrhée, ta façon d'être toujours ailleurs, distrait, nerveux jusqu'au frénétisme... Mais toi non plus, tu ne te supportais pas : tu détestais le son de ta propre voix, disant que ta vraie voix, celle qui était profondément toi, avait été usurpée par la basse russe Chaliapine, et que, de même, ta tête de Tartare dur, cruel et indifférent ne correspondait pas à ce que tu étais à l'intérieur; nous sommes donc rapprochés par ce dégoût de ce que tu donnais à voir et à entendre au monde, et c'est ce qui m'autorise à te dire tu.

Tombeau de Romain Gary
Nancy Huston
Actes Sud, 1995
Babel p 12-13


Photo site Web
http://www.babelio.com/auteur/Romain-Gary/2075/photos


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