mardi 5 août 2014

Marina Tsvetaeva, poèmes extraits de Insomnie, Le Ciel brûle



Dans ma vaste ville – c’est la nuit.
De ma maison en sommeil, je vais – loin
et l’on pense : c’est une femme, une fille -
mais je me rappelais seulement – la nuit.
Le vent de juillet me balaie – la route,
quelque part, à une fenêtre de la musique – à peine.
Ah, qu’il souffle maintenant jusqu’à l’aube – le vent
par les frêles parois de ma poitrine – dans ma poitrine.
Il y a un peuplier noir, à une fenêtre – une lueur,
un tintement dans une tour, et dans la main – une
fleur,
et il y a ce pas – personne – il ne suit,
et il y a cette ombre, mais moi – je ne suis.
Les feux sont des fils de colliers d’or,
j’ai le goût de la feuille de nuit – dans la bouche,
libérez-vous des liens du jour,
amis, sachez-le, je vous parais en rêve.

Moscou, 17 juin 1916

Insomnie et autres poèmes 
 Insomnie © Editions Gallimard 2011

                                                   *********

J’ai aimé tes mains, ces mains
Autoritaires, je le répéterai
Vers la fin de notre amour,
À la veille de la séparation,
Et tes yeux – qui n’offrent pas
Leur regard à n’importe qui -
Et qui demandent raison
Pour un regard fortuit.
Toi, tout entière, et ta passion
Trois fois damnée – Dieu la voit ! -
Toi, qui exiges réparation
Pour un soupir fortuit.
Fatiguée encore, je dirai :
- Ne te presse pas d’écouter ! –
Ton âme s’est posée
En travers de mon âme.
Et je dirai encore :
- Qu’importe – c’est la veille ! -
Cette bouche était jeune
Avant tes baisers.
Et ce regard hardi et clair,
Avant ton regard, et ce cœur
- Avait cinq ans…Heureux
Qui n’a pas croisé ton chemin.
28 avril 1915

Insomnie et autres poèmes 
 Insomnie © Editions Gallimard 2011


.... J'aimerais vivre avec vous
Dans une petite ville,
Aux éternels crépuscules,
Aux éternels carillons.
Et dans une petite auberge de campagne __
Le tintement grêle
D'une pendule ancienne __ goutte à goutte de temps.
Et parfois, le soir, montant de quelque mansarde __
Une flûte,
Et le flûtiste lui-même à la fenêtre.
Et de grandes tulipes sur les fenêtres.
Et peut-être, ne m'aimeriez-vous même pas...
Au milieu de la chambre __ un énorme poêle de faïence,
Sur chaque carreau __ une image :
Rose, coeur et navire.
Tandis qu'à l'unique fenêtre __
Il neige, neige, neige.
Vous seriez allongé tel que je vous aime : paresseux,
Indifférent, léger.
Par instants le geste sec
D'une allumette.
La cigarette brûle et se consume,
Et longuement à son extrémité,
__ Courte colonne grise __ tremble
La cendre.
Vous n'avez même pas le courage de la faire tomber __
Et toute la cigarette vole dans le feu.

10 décembre 1916


Marina Tsvétaïéva
Le ciel brûle, suivi de Tentative de jalousie

Poésie/Gallimard p 99-100



Il en tomba combien dans cet abîme
Béant dans le lointain !
Et je disparaîtrai un jour sans rimes
Du globe, c’est certain.
Se figera tout ce qui fut, - qui chante
et lutte et brille et veut :
Et le vert de mes yeux et ma voix tendre
Et l’or de mes cheveux.
Et la vie sera là, son pain, son sel
Et l’oubli des journées.
Et tout sera comme si sous le ciel
Je n’avais pas été !
Moi qui changeais, comme un enfant, sa mine
- Méchante qu’un moment, –
Qui aimais l’heure où les bûches s’animent
Quand la cendre les prend,
Et le violoncelle et les cavalcades
Et le clocher sonnant…
– Moi, tellement vivante et véritable
Sur le sol caressant.
A tous – qu’importe. En rien je ne mesure,
Vous : miens et étrangers ?! –
Je vous demande une confiance sûre,
Je vous prie de m’aimer.
Et jour et nuit, voie orale ou écrite :
Pour mes « oui », « non » cinglants,
Du fait que si souvent – je suis trop triste,
Que je n’ai que vingt ans,
Du fait de mon pardon inévitable
Des offenses passées,
Pour toute ma tendresse incontenable
Et mon trop fier aspect,
Et la vitesse folle des temps forts,
Pour mon jeu, pour mon vrai…
– Ecoutez-moi ! – Il faut m’aimer encore
Du fait que je mourrai.


8 décembre 1913
Marina Tsvetaïeva

in, Tentatives de jalousie et autres poèmes, traduits du russe et présenté par Eve Malleret, La Découverte, 1986, p. 79.






Ses correspondances







Marina Tsvétaïeva à Rilke


« Je t'aime et je veux coucher avec toi, cette concision n'est pas permise à l'amitié. Mais je le dis d'une autre voix, presque dans le sommeil, profondément dans le sommeil. Je sonne tout autre chose que la passion. Si tu me prenais contre toi, tu prendrais contre toi - les plus déserts lieux. »


Marina Tsvétaïeva, de France où elle vit exilée, entre en contact épistolaire avec Rilke, en mai 1926. À sa lettre, brûlante de dévotion envers celui qui est pour elle l'incarnation même de la poésie, Rilke répond profondément touché. S'ensuit une correspondance passionnée de part et d'autre, une histoire d'amour et de mots. Entre ces deux poètes que séparent l'âge, la langue maternelle et le style, l'échange est admirable d'entente, de profondeur et de franchise.






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