samedi 10 septembre 2016

Angélique Ionatos, état d'urgence










Vendredi 09 septembre 2016
Roderic Mounir
«Il m’est impossible de parler de l’amour et des petites fleurs quand je vois l’état du monde actuel.»YANN ORHAN


Tragédienne au chevet d’un pays exsangue, la chanteuse grecque a publié Reste la lumière, un disque irrigué par les mots des poètes hellènes. Elle se confie avant sa venue à Genève pour Poésie en Ville.

Quarante ans de carrière, près de vingt albums et de nombreux spectacles nourris de poésie et de littérature. L’an dernier, Reste la lumière a rompu un silence discographique de près de dix ans. Un enregistrement à la tonalité sombre, un cri de colère suscité par la crise grecque, pour ne pas sombrer dans le désespoir.

Nous rencontrons Angélique Ionatos alors qu’elle effectue sa rentrée scénique, fin août à Vevey. Elle revient passablement déprimée de Lesbos, où elle possède une maison et passe ses étés. «C’est un désastre, les réfugiés s’entassent dans des camps. Heureusement, l’aide s’est organisée depuis l’an dernier, quand ils étaient entre 800 et 1000 à affluer quotidiennement, errant sur l’île. La Méditerranée est devenue un grand cimetière humide. Alors me baigner, non, pas cette année.» D’Athènes, Angélique Ionatos brosse un tableau tout aussi sinistre – fermetures d’enseignes en série, clochardisation galopante...

Son nouveau disque a été réalisé dans l’urgence, comme un coup de gueule. «Il y a eu cet espoir très fort avec Tsipras, et tout s’est effondré. Il s’est couché, sans doute n’a-t-il pas eu le choix...» L’espoir et le réconfort, la chanteuse est allée les puiser chez les poètes, ces phares de la Grèce par tous les temps. A commencer par Odysseus Elytis, prix Nobel de littérature 1979 (disparu en 1996), qu’elle a traduit et interprété à maintes reprises. Elle dit ne pas pouvoir le lire sans avoir les larmes aux yeux. «C’était un homme austère, sévère. J’allais souvent le voir pour lui demander l’autorisation de reprendre ses poèmes. Une relation de confiance s’est nouée entre nous.»

Témoigner de son temps

«Courage», qui ouvre l’album, est une adresse aux femmes et à leur contribution mésestimée dans un monde d’hommes. «Elytis la termine en disant ‘Donne-moi la fierté et débarrasse-moi de la colère’. Moi, la colère, il ne me l’a pas enlevée...» Angélique Ionatos s’avoue pessimiste, constatant que la «stratégie du choc» dirigée contre le peuple a pour but de l’accabler et de le réduire à la passivité.

Pourquoi chanter la révolte, obstinément? «Parce que je ne sais rien faire d’autre!», répond sans surprise l’intéressée. «Un artiste, à mon sens, doit témoigner de son temps. Il m’est impossible de parler de l’amour et des petites fleurs quand je vois l’état du monde actuel.» Angélique Ionatos déplore d’ailleurs le manque d’engagement des artistes. «Je ne comprends pas ce silence, c’est pourtant le ­moment!» Elle déteste le terme «divertissement», s’inscrit dans la tradition des poètes engagés, des lanceurs d’alerte.

Parmi les auteurs choisis figure aussi Dimitri Mortayas, à l’origine du titre de l’album: «Et si l’arbre brûle, reste la cendre et la lumière», dit son poème, tandis que «le vent mauvais s’épuise» et que «notre détermination à nous battre reste intacte». Pas de femmes parmi les auteurs de ces textes? «Si, une: moi», rétorque celle qui a jadis célébré Sappho de Mytilène, Rosa Luxembourg, Frida Kahlo ou Alfonsina Storni, rebelles et atypiques. Son texte pour Reste la lumière s’intitule «Mes Sœurs sorcières», parce que les fées l’«ennuient» et qu’en grec, le même mot (mágissa) désigne la sorcière et la magicienne.

Les socialistes français

Angélique Ionatos n’a heureusement pas eu à subir l’opprobre ni l’oppression dans sa chair. Elle a 15 ans lorsqu’elle fuit le régime des colonels, en 1969. «Mon père, un marin de gauche, ne voulait pas que nous grandissions sous une dictature, il a bien fait.» Elle passe une décennie en Belgique, enregistre avec son frère Photis un premier disque en 1972 (Résurrection), distingué par l’Académie Charles-Cros. Puis elle met le cap sur Paris, en plein grand soir mitterrandien. Espoirs depuis balayés. «J’ai du dégoût. Ce qui se passe aujourd’hui n’est pas le socialisme. J’en veux aussi beaucoup aux socialistes français d’avoir laissé la Grèce se débrouiller seule. Ce pays est la porte d’en­trée de l’Europe, celui qui reçoit le plus de réfugiés!»

Au ban de l’Europe, tout en bas de l’échelle sociale, les rares lieux dans lesquels les naufragés de la guerre et de la pauvreté trouvent un réel appui sont des squats «solidaires» à Thessalonique ou Athènes – certains fermés par les autorités, d’autres attaqués par des militants d’extrême droite. «Les Grecs ont toujours été un peuple de la diaspora, il y a autant de Grecs à l’étranger que dans le pays, rappelle Angélique Ionatos. Ce sont donc des gens qui ressentent dans leur chair ce que c’est que d’abandonner sa terre et partir en exil.»

Les yeux mitraillettes

Si elle peine à citer des artistes actuels qui lui titillent l’oreille, leur préférant les poètes grecs, Theodorakis, Neruda, Barbara et Ferré, la guitariste demeure une compositrice en recherche, résolument contemporaine. Elle a eu le bonheur de jouer à Athènes et Patras, et d’y être accueillie chaleureusement, ses paroles en résonance immédiate.

Son trio à géométrie variable repose sur un binôme invariable, composé de sa guitare et celle de sa cadette Katerina Fotinaki, également chanteuse (elles ont publié un album en duo, Comme un jardin la nuit, en 2008). «Je l’adore. C’est elle qui m’a écrit, elle voulait quitter la Grèce et tenter sa chance en France. On s’entend magnifiquement bien, je pense que notre collaboration est loin d’être finie.»

En somme, elle aurait de quoi être heureuse, et pourtant. «La colère m’en empêche. Quand je monte sur scène et que je me mets à chanter, elle se déclenche toute seule, j’ai les yeux comme des ­mitraillettes. Katerina me l’a fait remarquer l’autre jour, mais je n’arrive pas à me calmer.» Angélique Ionatos explique cela d’une voix douce, enrobée d’un suave accent grec. Son insurrection est une seconde nature. «Je n’arrive pas à me résoudre à l’état du monde.» Alors que l’entretien s’achève, elle s’inquiète: «Ça va, ça ne vous a pas trop déprimé?»


Reste la lumière (2015, Ici d’ailleurs). http://angelique-ionatos.com/
Trio Angélique Ionatos en concert jeudi 29 ­septembre à 21h aux aux Bains des Pâquis, Genève (Festival Poésie en Ville). www.ville-ge.ch/culture/poesie


Culture et Musique, le Courrier

Site Angélique Ionatos


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