mercredi 12 octobre 2016

Lettre de Victor Hugo au ministre de l'intérieur anglais, Lord Palmerston (1872)


VictorHugoLordPalmerston





(Victor Hugo vient d'assister à une pendaison)


11 février 1854

Dès le point du jour une multitude immense fourmillait aux abords de la geôle. Un jardin était attenant à la prison. On y avait dressé l’échafaud. Une brèche avait été faite au mur pour que le condamné passât. A huit heures du matin, la foule encombrant les rues voisines, deux cents spectateurs « privilégiés » étant dans le jardin, l’homme a paru à la brèche. Il avait le front haut et le pas ferme ; il était pâle ; le cercle rouge de l’insomnie entourait ses yeux. Le mois qui venait de s’écouler venait de le vieillir de vingt années. Cet homme de trente ans en paraissait cinquante. « Un bonnet de coton blanc profondément enfoncé sur la tête et relevé sur le front, – dit un témoin oculaire, – vêtu de la redingote brune qu ‘il portait aux débats, et chaussé de vieilles pantoufles », il a fait le tour d’une partie du jardin dans une allée exprès. Les bordiers, le shérif, le lieutenant-shérif, le procureur de la reine, le greffier et le sergent de la reine l’entouraient. Il avait les mains liées ; mal, comme vous allez voir. Pourtant, selon l’usage anglais, pendant que les mains étaient croisées par les liens sur la poitrine, une corde rattachait les coudes derrière le dos. Il marchait l’œil fixé sur le gibet. Tout en marchant il disait à voix haute : Ah mes pauvres enfants ! A côté de lui, le chapelain Bouwerie, qui avait refusé de signer la demande en grâce, pleurait.

L’allée sablée menait à l’échelle. Le nœud pendait. Tapner a monté. Le bourreau d’en bas tremblait ; les bourreaux d’en bas sont quelquefois émus. Tapner s’est mis lui-même sous le nœud coulant et y a passé son cou, et, comme il avait les mains peu attachées, voyant que le bourreau, tout égaré, s’y prenait mal, il l’a aidé. Puis, « comme s’il pressentait ce qui allait suivre, » – dit le même témoin, – il a dit : «  Liez-moi donc mieux les mains.- C’est inutile, a répondu le bourreau. » Tapner étant ainsi debout dans le nœud coulant, les pieds sur la trappe, le bourreau a rabattu le bonnet sur son visage, et l’on a plus vu de cette face pâle qu’une bouche qui priait. La trappe, prête à s’ouvrir sous lui, avait environ deux pieds carrés. Après quelques secondes, le temps de se retourner, l’homme des « hautes œuvres » a pressé le ressort de la trappe. Un trou s’est fait sous le condamné, il y est tombé brusquement, la corde s’est tendue, le corps a tourné, on a cru l’homme mort. « On pensa, dit le témoin, que Tapner avait été tué raide par la rupture de la moelle épinière. » Il était tombé de quatre pieds de haut, et de tout son poids, et c’était un homme de haute taille ; et le témoin ajoute : « Ce soulagement des cœurs oppressés ne dura pas deux minutes. »

Tout à coup, l’homme, pas encore cadavre et déjà spectre, a remué ; les jambes se sont élevées et abaissées l’une après l’autre comme si elles essayaient de monter des marches dans le vide, ce qu’on entrevoyait de la face est devenu horrible, les mains, presque déliées, s’éloignaient et se rapprochaient « comme pour demander assistance, » dit le témoin. Le lien des coudes s’était rompu à la secousse de la chute. Dans ces convulsions, la corde s’est mise à osciller, les coudes du misérable ont heurté le bord de la trappe, les mains s’y sont cramponnées, le genou droit s’y est appuyé, le corps s’est soulevé, et le pendu s’est penché sur la foule. Il est retombé, puis a recommencé. Deux fois, dit le témoin. La seconde fois il s’est dressé à un pied de hauteur ; la corde a été à un moment lâche. Puis il a relevé son bonnet et la foule a vu ce visage. Cela durait trop, à ce qu’il paraît. Il a fallu finir. Le bourreau, qui était descendu, est remonté, et a fait, je cite toujours le témoin oculaire, « lâcher prise au patient. » La corde avait dévié ; elle était sous le menton ; le bourreau l’a remise sous l’oreille : après quoi il a « pressé les épaules. » Le bourreau et le spectre ont lutté un moment ; le bourreau a vaincu. Puis cet infortuné, condamné lui-même, s’est précipité dans le trou où pendait Tapner, lui a étreint les deux genoux et s’est suspendu à ses pieds. La corde s’est balancée à un moment, portant le patient et le bourreau, le crime et la loi. Enfin, le bourreau a lui-même « lâché prise. » C’était fait. L’homme était mort.

Vous le voyez, monsieur, les choses se sont bien passées. Cela a été complet. Si c’est un cri d’horreur qu ‘on a voulu, on l’a.

La ville étant bâtie en amphithéâtre, on voyait cela de toutes les fenêtres. Les regards plongeaient dans le jardin.

La foule criait : shame ! shame ! shame ! Des femmes sont tombées évanouies. Pendant ce temps-là, Fouquet, le gracié de 1851, se repent. Le bourreau a fait de Tapner un cadavre ; la clémence a refait de Fouquet un homme. Dernier détail. Entre le moment où Tapner est tombé dans le trou de la trappe et l’instant où le bourreau, ne sentant plus de frémissement, lui a lâché les pieds, il s’est écoulé douze minutes. Douze minutes ! Qu’on calcule combien cela fait de temps, si quelqu’un sait à quelle horloge se comptent les minutes de l’agonie !

Voilà donc, monsieur, de quelle façon Tapner est mort. Cette exécution a coûté cinquante mille francs. C’est un beau luxe. Quelques amis de la peine de mort disent qu’on aurait pu avoir cette strangulation pour « vingt-cinq livres sterling ». Pourquoi lésiner ? Cinquante mille francs ! quand on y pense, ce n’est pas trop cher ; il y a beaucoup de détails dans cette chose-là.

On voit l’hiver, à Londres, dans de certains quartiers, des groupes d’êtres pelotonnés dans les angles des rues, au coin de portes, passant ainsi les jours et les nuits, mouillés, affamés, glacés, sans abri, sans vêtements et sans chaussures, sous le givre et sous la pluie. Ces êtres sont des vieillards, des enfants et des femmes ; presque tous irlandais ; comme vous, monsieur. Contre l’hiver ils ont la rue, contre la neige ils ont la nudité, contre la faim ils ont le tas d’ordures voisin. C’est sur ces indigences-là que le budget prélève les cinquante mille francs donnés au bourreau Rooks. Avec ces cinquante mille francs, on ferait vivre pendant un an cent de ces familles. Il vaut mieux tuer un homme.

Ceux qui croient que le bourreau Rooks a commis quelque maladresse paraissent être dans l’erreur. L’exécution de Tapner n’a rien que de simple. C’est ainsi que cela doit se passer. Un nommé Tawel a été pendu récemment par le bourreau de Londres, qu’une relation que j’ai sous les yeux qualifie ainsi : «  Le maître des exécuteurs, celui qui s’est acquis une célébrité sans rivale dans sa peu enviable profession. » Eh bien, ce qui est arrivé à Tapner était arrivé à Tawel.

On aurait tort de dire qu’aucune précaution n’avait été prise pour Tapner. Le jeudi 9, quelques zélés de la peine capitale avaient visité la potence déjà toute prête dans le jardin. S’y connaissant, ils avaient remarqué que « la corde était grosse comme le pouce et le nœud coulant gros comme le poing ». Avis avait été donné au procureur royal, lequel avait fait remplacer la grosse corde par une corde fine. De quoi se plaindrait-on ?

Tapner est resté une heure au gibet. L’heure écoulée, on l’a détaché ; et le soir, à huit heures, on l’a enterré dans le cimetière dit des étrangers, à côté du supplicié de 1830, Béasse.

Il y a encore un autre être condamné. C’est la femme de Tapner. Elle s’est évanouie, deux fois en lui disant adieu ; le second évanouissement a duré une demi-heure ; on l’a crue morte.

Voilà, monsieur, j’y insiste, de quelle façon est mort Tapner.

Un fait que je ne puis vous taire, c’est l’unanimité de la presse locale sur ce point : — Il n’y aura plus d’exécution à mort dans ce pays, l’échafaud n’y sera plus toléré.

La Chronique de Jersey du 11 février ajoute : « Le supplice a été plus atroce que le crime. »

J’ai peur que, sans le vouloir, vous n’ayez aboli la peine de mort à Guernesey. Je livre en outre à vos réflexions ce passage d’une lettre que m’écrit un des principaux habitants de l’île : « L’indignation était au comble, et si tous avaient pu voir ce qui se passait sous le gibet, quelque chose de sérieux serait arrivé, on aurait tâché de sauver celui qu’on torturait. » […]

Prenez garde. L’avenir approche. Vous croyez vivant ce qui est mort et vous croyez mort ce qui est vivant. La vieille société est debout, mais morte, vous dis-je. Vous vous êtes trompés. Vous avez mis la main dans les ténèbres sur le spectre et vous en avez fait votre fiancée. Vous tournez le dos à la vie ; elle va tout à l’heure se lever derrière vous. Quand nous prononçons ces mots, progrès, révolution, liberté, humanité, vous souriez, homme malheureux, et vous nous montrez la nuit où nous sommes et où vous êtes. Vraiment, savez-vous ce qu’est que cette nuit ? Apprenez-le, avant peu les idées en sortiront énormes et rayonnantes. La démocratie, c’était hier la France ; ce sera demain l’Europe. L’éclipse actuelle masque le mystérieux agrandissement de l’astre.

Je suis, monsieur, votre serviteur,

Victor Hugo.

sur le site Deslettres

2 commentaires:

  1. Texte saisissant, émouvant, un de plus devrais-je dire vu le nombre important d'écrits de Hugo où il a toujours révélé son aversion, sa répulsion de la peine de mort. Il précédait en cela les Koestler et autres Camus au range des rares êtres qui savaient s'élever au rang de la dignité humaine.
    Anecdotiquement, je reprends l'avant-dernière phrase de cette lettre que Hugo adresse à Lord Palmerston (Secrétaire d'état aux affaires étrangères, il représentait le Foreign Office): "La démocratie c'était hier la France; ce sera demain l'Europe".
    HUgo ne croyait pas si bien dire et s'adresser à "the right man in the right place".
    En effet Lord Palmerston dans ses fonctions officielles de représentant de la Couronne négocia avec Monsieur de Talleyrand, au titre d'Ambassadeur extraordinaire de Sa Majesté Louis-Philippe, l'indépendance de la Belgique.
    A eux deux ils mirent au pas l'ensemble des puissances en présence, décidèrent du statut de la Belgique et finalement on peut considérer que très indirectement certes, si Bruxelles est capitale de l'Europe on le doit à Talleyrand et .....Palmerston.

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    1. Merci pour ce commentaire très intéressant ! Oui, cette lettre m'a émue même si je connaissais bien sûr les positions et le combat de Hugo contre la peine de mort.
      En revanche, j'ai appris par tes mots que "A eux deux ils mirent au pas l'ensemble des puissances en présence, décidèrent du statut de la Belgique et finalement on peut considérer que très indirectement certes, si Bruxelles est capitale de l'Europe on le doit à Talleyrand et...Palmerston"! On ne peut pas tout savoir, donc double merci à toi !

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