lundi 9 janvier 2017

A un ami, de Maria Polydouri






À un ami


Je viendrai un soir, en déviant de la route qui me mène,
je viendrai pour te trouver seul avec ton vieux rêve.
La soirée étirera avec paresse les ombres fines,
en passant devant ton unique fenêtre.
Tu m’accueilleras dans ta chambre silencieuse et des livres
seront abandonnés partout dans un silence profond.
On s’assiéra côte à côte. On parlera de tout ce qui part,
de tout ce qui est mort avant qu’on le perde,
de l’amertume de la vie ingrate, de l’ennui,
de ce dont on n’attend même pas qu’il se réalise,
de l’usure, et doucement dans le calme obscur,
s’effaceront notre parole et notre dernière pensée.
Et la nuit viendra s’arrêter devant la fenêtre,
pour mêler des parfums, des reflets d’astres et des brises
avec le grand appel que la Nature exhalera,
avec ton cœur que le silence ne protégera pas.

Maria Polydouri


Maria Polydouri (1902-1930)
et Kostas Karyotakis (1896-1928)

Quand Maria, rencontre Kostas en 1922, elle a vingt ans, et lui vingt-six. Une attirance irrésistible les pousse l’un vers l’autre mais la vie les sépare. Quelques années plus tard, en 1928, le poète met fin à ses jours, tandis qu’elle est emportée par la tuberculose, dans le sanatorium où séjournait Yannis Ritsos.





Maria Polydouri / Kostas Karotakis : Telles des guitares désaccordées
PAR MARIE-FLORENCE EHRET


Ah tout devait arriver comme ça !
Voir les espoirs et les roses s’effeuiller,
voir les barques des années s’échapper,
s’échapper et s’éteindre.

Michèle Justrabo a choisi, traduit et préfacé ces poèmes dont elle a fait un duo, un dialogue, une chanson presque, triste et belle.
Duo d’amour et de peine a-t-elle sous-titrée cet ensemble, à moins que ce ne soit Bruno Doucey, l’éditeur, qui ait choisi ce sous-titre. Il nous donne à lire les deux poètes, en français d’abord ou en grec, jusqu’à ce qu’à mi-chemin le livre se retourne et change de langue. Ils ont vingt ans ou à peu près en 1920, mais l’élan qui les rapproche est vite brisé. En 28, Kostas atteint de syphilis se donne la mort. Maria s’éteint deux ans plus tard, emportée par la tuberculose.
En vis-à-vis, pages droite et gauche, les poèmes de Maria Polydouri et ceux de Kostas Kariotakis se font écho, même mode clair, lumineux et mineur où beauté et tristesse se mêlent.
La fatigue de l’une accueille la lassitude de l’autre.

Je mourrai par une petite aube mélancolique d’avril, répète Maria Polydouri

Et Kostas répond :

Ou mon âme c’est le tien, ce chagrin,
toutes ces larmes que le soir laisse,
à l’aube, sur les roses éparses

Ces deux trop jeunes morts ont durablement imprégné compositeurs et interprètes grecs, de la chanson populaire au rock, et leur voix reste vivante.



couverture


Traduit du grec par Michèle Justrabo
Édition bilingue
Bruno Doucey
128 p., 15,00 €



Quelques extraits


Nostalgie

Au plus profond du bonheur,
nos amours nous saluent amèrement



Tu n’aimes pas, tu ne t’en souviens pas, voilà !
Même si ta poitrine se soulève, que tu larmoies
car tu ne peux pleurer comme autrefois,
tu n’aimes pas, tu ne t’en souviens pas; allez, pleure !

Tu verras soudain deux yeux bleu azur
_ que tu as caressés un soir, il y a longtemps ! _
et comme si tu entendais en toi frémir
un mal ancien et resurgir,

danse macabre des souvenirs
autour du passé, tu verras fleurir
comme alors et tomber, amère,
une larme de ta paupière.

Tes yeux_ soleils blafards_ qui jettent
leur feu sur un coeur de neige qui fond;
tressaillent les amours mortes,
les premiers chagrins à nouveau s’embrasent...

                                            p.41

                                              ******


Mon Âme



Tu es, mon âme, la fille que mine
sans cesse un amour amer,
qui fut oubliée, les yeux tournés vers
le passé, et telle, elle reste.

Toute seule, comme elle, dans un coin,
le monde et le temps t’ignorent.
Et tu ferais bien un cadavre encore,
si les morts n’étaient sereins.

Comme une petite soeur, elle te ressemble, cette fille
qui se penche, songeuse, et sans fin
se languit du bonheur enfui.

Oui, mon âme, c’est le tien, ce chagrin,
toutes ces larmes que le soir laisse,
à l’aube, sur les roses, éparses.

                                    p.39


Maria Polydouri


7 commentaires:

  1. Une femme bien sympathique.

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    1. Je crois surtout que Maria Polydouri et Kostas Karyotakis sont de grands poètes dont le destin reste tragique. Ce livre édité par Bruno Doucey est à lire.

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  2. Seul e la grandeur de la poésie permet d’extérioriser la souffrance et d’appeler l’amour avec autant de beauté malgré la cruauté de leur destin terrestre. Un duo d’amour triste, certes, mais qui une fois le voile levé, s’approche de l’universel , sur la Voie. Et ils marchent sur « les roses éparses « attentifs aux chants d’amour éternel. Et tout alors s’articule harmonieusement. J’en suis certaine et je les aime par delà leur histoire. Merci Françoise.MFZ

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    1. Merci Marie-Flore pour ce très beau commentaire !
      Ainsi que je l'avais déjà dit à Cristian, je te recommande ce livre édité par Bruno Doucey. Je l'ai depuis sa parution, un vrai bijou.

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  3. Un très beau recueil que je vous recommande

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  4. Ce commentaire a été supprimé par un administrateur du blog.

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