dimanche 29 janvier 2017

Octavio Paz, Liberté sur parole



Il faut dormir les yeux ouverts, il faut rêver avec les mains, rêver les rêves vivants d'une rivière qui cherche ses rives, les rêves d'un soleil rêvant ses mondes,
Il faut rêver à haute voix, il faut chanter jusqu'à ce que le chant s'enracine, tronc, branches, oiseaux, astres
Il faut rêver jusqu'à la source, remonter les siècles en ramant, jeter à bas les murs entre l'homme et l'homme, réunir à nouveau ce qui a été séparé
La vie et la mort ne sont pas des mondes contraires, nous sommes une seule tige avec deux fleurs jumelles
La lumière chante avec une rumeur d'eau, l'eau chante avec une rumeur de feuillage,
Les saisons et les hommes coulent comme un seul fleuve interminable sous des arches de siècles
Vers le centre vivant de l'origine, au-delà de la fin et du commencement.


Octavio Paz
Liberté sur parole


Trad. de l'espagnol (Mexique) par Jean-Clarence Lambert et Benjamin Péret. Préface de Claude Roy
Collection Poésie/Gallimard (n° 75), Gallimard

Parution : 10-11-1971



crédit photo fruban


Autre extrait


Là où cessent les frontières, les chemins s'effacent. Là commence le silence. J'avance lentement et je peuple la nuit d'étoiles, de paroles, de la respiration d'une eau lointaine qui m'attend où paraît l'aube.

J'invente la veille, la nuit, le jour qui se lève de son lit de pierre et parcourt, yeux limpides, un monde péniblement rêvé. Je soutiens l'arbre, le nuage, le rocher, la mer, pressentiment de joie – inventions qui s'évanouissent et vacillent face à la lumière qui se désagrège.

Et puis, les arides montagnes, le hameau d'argile séchée, la réalité minutieuse d'un pirú stupide, de quelques enfants idiots qui me lapident, d'un village rancunier qui me dénonce. J'invente la terreur, l'espoir, le midi – père des délires solaires, des femmes qui châtrent leurs amants d'une heure, des sophismes de la lumière.

[...]

Là où s'effacent les chemins, où s'achève le silence, j'invente le désespoir, l'esprit qui me conçoit, la main qui me dessine, l'œil qui me découvre. J'invente l'ami qui m'invente, mon semblable ; et la femme, mon contraire, tour que je couronne d'oriflammes, muraille que mon écume assaille, ville dévastée qui renaît lentement sous la domination de mes yeux.

Contre le silence et le vacarme, j'invente la Parole, liberté qui s'invente elle-même et m'invente, chaque jour.










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