mardi 8 août 2017

Plaidoyer pour la paix, Albert Camus, éditorial de "Combat" (8 août 1945)




photo du Net





" Le monde est ce qu'il est, c'est-à-dire peu de chose. C'est ce que chacun sait depuis hier grâce au formidable concert que la radio, les journaux et les agences d'information viennent de déclencher au sujet de la bombe atomique.
On nous apprend, en effet, au milieu d'une foule de commentaires enthousiastes que n'importe quelle ville d'importance moyenne peut être totalement rasée par une bombe de la grosseur d'un ballon de football. Des journaux américains, anglais et français se répandent en dissertations élégantes sur l'avenir, le passé, les inventeurs, le coût, la vocation pacifique et les effets guerriers, les conséquences politiques et même le caractère indépendant de la bombe atomique. Nous nous résumerons en une phrase : la civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie. Il va falloir choisir, dans un avenir plus ou moins proche, entre le suicide collectif ou l'utilisation intelligente des conquêtes scientifiques.

En attendant, il est permis de penser qu'il y a quelque indécence à célébrer ainsi une découverte, qui se met d'abord au service de la plus formidable rage de destruction dont l'homme ait fait preuve depuis des siècles. Que dans un monde livré à tous les déchirements de la violence, incapable d'aucun contrôle, indifférent à la justice et au simple bonheur des hommes, la science se consacre au meurtre organisé, personne sans doute, à moins d'idéalisme impénitent, ne songera à s'en étonner.

Les découvertes doivent être enregistrées, commentées selon ce qu'elles sont, annoncées au monde pour que l'homme ait une juste idée de son destin. Mais entourer ces terribles révélations d'une littérature pittoresque ou humoristique, c'est ce qui n'est pas supportable.

Déjà, on ne respirait pas facilement dans un monde torturé. Voici qu'une angoisse nouvelle nous est proposée, qui a toutes les chances d'être définitive. On offre sans doute à l'humanité sa dernière chance. Et ce peut-être après tout le prétexte d'une édition spéciale. Mais ce devrait être plus sûrement le sujet de quelques réflexions et de beaucoup de silence.

Au reste, il est d'autres raisons d'accueillir avec réserve le roman d'anticipation que les journaux nous proposent. Quand on voit le rédacteur diplomatique de l'Agence Reuter annoncer que cette invention rend caducs les traités ou périmées les décisions mêmes de Potsdam, remarquer qu'il est indifférent que les Russes soient à Koenigsberg ou la Turquie aux Dardanelles, on ne peut se défendre de supposer à ce beau concert des intentions assez étrangères au désintéressement scientifique.

Qu'on nous entende bien. Si les Japonais capitulent après la destruction d'Hiroshima et par l'effet de l'intimidation, nous nous en réjouirons.

Mais nous nous refusons à tirer d'une aussi grave nouvelle autre chose que la décision de plaider plus énergiquement encore en faveur d'une véritable société internationale, où les grandes puissances n'auront pas de droits supérieurs aux petites et aux moyennes nations, où la guerre, fléau devenu définitif par le seul effet de l'intelligence humaine, ne dépendra plus des appétits ou des doctrines de tel ou tel État.

Devant les perspectives terrifiantes qui s'ouvrent à l'humanité, nous apercevons encore mieux que la paix est le seul combat qui vaille d'être mené. Ce n'est plus une prière, mais un ordre qui doit monter des peuples vers les gouvernements, l'ordre de choisir définitivement entre l'enfer et la raison. "

Albert Camus

éditorial de "Combat", journal clandestin de la Résistance, du 8 août 1945


Publié par Mediapart, le 6 août 2017



6 août 1945, Hiroshima, photo du Net


2 commentaires:

  1. Ce texte reste d'actualité.Intitulé "manifeste pour la paix" il pourrait aussi être intitulé "manifeste d'un pacifiste" pour lui éviter d'être confondu avec un "manifeste pour le non-violence". La différence entre les deux résidant en une volonté de résister à la violence naturelle, hélas, inscrit dans le code génétique de l'homme et la résistance soumise à cette même violence. (Ainsi il y a une grande différence entre un Camus pacifiste de Combat, et un Gandhi pacifiste radical vertueux. Les deux approches sont infiniment respectables. Mais jusqu'à force du contraire elles n'ont ni l'une ni l'autre enrayé, éradiqué, la volonté de violence, moteur au cœur de l'homme qui lui offre la possibilité de satisfaire l'ensemble de ses besoins, autrement dit ses valeurs primaires. Paradoxalement, il n'est pas si mal qu'il en soit ainsi mais cela demande un développement un peu complexe.
    Qu'on s'entende bien, je ne suis en rien un belliciste (ignorant dans ma jeunesse et ayant été conforté dans ce sens par la conscience du paradoxe évoqué ci-dessus. Or donc, la volonté de violence ne sera jamais réduite à l'échelle de l'humanité et le discours humaniste, là encore paradoxalement la renforce.
    Mais il faut, du moins je le pense, continuer ce combat de l'impossible en dépit de la certitude de l'échec programmé pour l'éternité. Pourquoi?
    Pour deux raisons qui nous sont apportées par Sénèque et Cyrano de Bergerac.

    Sénèque: "Ce n'est point parce qu'il est difficile que nous n'osons pas c'est parce que nous n'osons pas, qu'il est difficile."

    Cyrano (dernière scène du dernier acte): "Mais on ne se bat pas dans l'espoir du succès !Non ! non, c'est bien plus beau lorsque c'est inutile !"

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  2. Merci beaucoup pour cette réflexion profonde sur le pacifisme. Certes la violence est inhérente à l'être humain, il se peut donc que toute volonté de paix soit vouée à l'échec, hélas. Toutefois, je continuerai à saluer le courage de tous ceux qui se battent pour cette quête, même impossible. Et je trouve très intéressantes les deux citations que tu nous donnes, celle de Sénéque et celle de Cyrano de Bergerac. Sinon, ce serait rester passif et / ou indifférent aux forces de destruction. Cela, jamais je ne m'y résoudrai. Voilà pourquoi cet éditorial de Camus dans "Combat" m'a toujours paru digne. Au lendemain même d'Hiroshima.

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